Georg Lukâcs La théorie du roman TRADUIT DE L'ALLEMAND PAR JEAN CLAIREVOYE ET S

Georg Lukâcs La théorie du roman TRADUIT DE L'ALLEMAND PAR JEAN CLAIREVOYE ET SUIVI DE Introduction aux premiers écrits de Georg Lukâcs PAR LUCIEN GOLDMANN Denoël © Ferenc Janossy, 1920. © Éditions Denoël, 1968, pour la traduction française. A Jeliena Andreiewna Grabenko AVERTISSEMENT LA THÉORIE DU ROMAN a été écrite et publiée pour la pre- mière fois en 1920. Ce texte a joué un rôle particulièrement important dans la pensée européenne des vingt-cinq premières années de notre siècle. Par la suite, cependant, Georges Lukacs l'a renié et en a refusé toute réimpression jusqu'en 1962. L'avant-propos de l'auteur, rédigé à l'occasion de la réédi- tion allemande de son livre s'attache, entre autres choses, à préciser ce qui le sépare des positions actuelles du philosophe. Ces positions, évidemment, n'engagent que Lukacs lui-même, LA THÉORIE DU ROMAN demeure un ouvrage essentiel dans l'histoire des sciences humaines. LES ÉDITEURS AVANT-PROPOS Cette étude fut ébauchée pendant l'été 1914, rédigée durant l'hiver 1914-1915. Elle parut d'abord en 1916 dans la Zeitschriftfùr Àsthetik und Allgemeine Kunstwissenschaft de Max Dessoir et, sous forme de livre, à Berlin, en 1920, chez l'éditeur P. Cassirer. Le point de départ en fut le déclenchement de la guerre de 1914, la réaction de l'intelligentsia de gauche devant l'attitude de la social-démocratie qui avait approuvé cette guerre. Ma plus intime position était un refus véhément, global et, surtout au début, peu articulé de la guerre mais plus encore de l'enthousiasme belliqueux. Il me souvient d'une conversation avec Mme Marianne Weber à la fin de l'automne 1914. Elle prétendait vaincre ma résistance en me narrant quelques actes concrets d'héroïsme. Je répon- dis simplement: « Plus ces faits d'arme sont grands, pire est la guerre.» Lorsque, dans ces temps-là, j'essayais de prendre plus clairement conscience de ma position qui était purement affective, voici à peu près à quelles conclu- sions j'aboutissais: les puissances centrales battront vrai- semblablement la Russie; le résultat en sera peut-être la chute du tzarisme — d'accord. Il existe une certaine proba- bilité pour que les puissances occidentales l'emportent sur l'Allemagne; si leur victoire aboutit au renversement des Hohenzollern et des Habsbourg, là aussi je suis d'accord. Mais la question est de savoir qui sauvera la civilisation 6 LA THÉORIE DU ROMANI occidentale. (La perspective d'une victoire définitive de l'Allemagne d'alors me faisait l'effet d'un cauchemar.) C'est dans cet état d'esprit que je conçus la première ébauche de la Théorie du Roman. A l'origine, je pensais en tirer une suite de dialogues: un groupe de jeunes gens auraient essayé d'échapper à la psychose ambiante de guerre, comme les narrateurs de nouvelles dans le Déca- méron tentent d'échapper à la peste; leurs conversations consacrées à la prise de conscience d'eux-mêmes les auraient peu à peu conduits jusqu'aux problèmes qui sont traités dans le livre, jusqu'à la perspective d'un monde dostoîevskien. En y réfléchissant davantage, je renonçai à ce projet et j'en vins à rédiger la Théorie du Roman sous sa forme actuelle. L'atmosphère dans laquelle ce livre fut écrit était donc celle d'un permanent désespoir devant la situation mondiale. C'est 1917 seulement qui devait m'ap- porter la solution de problèmes qui m'avaient jusqu'alors paru insolubles. Bien entendu, j'aurais pu considérer cet écrit lui-même, d'après son seul contenu objectif, indépendant des condi- tions internes qui ont présidé à sa naissance. Mais je crois que, lorsqu'on procède à un retour en arrière de près de cinquante ans, l'état d'esprit dans lequel a été conçu un livre mérite d'être rapporté, car il est plus facile alors de bien le comprendre. Il est clair que ce rejet de la guerre et — avec elle — de la société bourgeoise de l'époque, restait purement uto- pique; même sur le terrain de la pensée la plus abstraite, il n'y avait alors chez moi aucune médiation entre la prise de position subjective et la réalité objective. Mais il sui- vait de là cette très grave conséquence méthodologique que je n'éprouvais aucun besoin de soumettre d'abord à l'épreuve d'un examen critique ma conception du monde, le mode de mon travail scientifique, etc. J'étais alors en train de passer de Kant à Hegel, mais sans rien changer AVANT-PROPOS 7 à ma relation par rapport aux méthodes des sciences dites de l'esprit; à cet égard, je restais essentiellement tributaire des impressions que j'avais reçues dans ma jeunesse des travaux de Dilthey, de Simmel et de Max Weber. La Théo- rie du Roman est effectivement un produit typique des tendances des « sciences de l'esprit ». Lorsque je fis à Vienne, en 1920, la connaissance de Max Dvorak, il me déclara qu'il considérait mon livre comme la plus impor- tante production qui soit née de ce courant. Aujourd'hui il n'est plus malaisé de voir clairement les limites d'une telle méthode. Mais on peut du moins appré- cier aussi ce qui a pu dans une certaine mesure la justifier historiquement face à la platitude et à la petitesse du néo- kantisme et de tous les autres positivismes, tant dans la manière de comprendre les figures et les corrélations his- toriques que dans le traitement des réalités intellectuelles (logique, esthétique, etc.). Je pense, par exemple, à la fasci- nation qu'a pu exercer le livre de Dilthey, Expérience vécue et Création littéraire (Leipzig 1905) qui, à beaucoup d'égards, paraissait ouvrir la voie vers des terres nou- velles. Ces terres nous apparaissaient alors comme un monde mental fait de synthèses grandioses, tant sur le plan théorique que dans le domaine de l'histoire. Nous ne nous rendions pas compte à quel point ces nouvelles méthodes étaient peu fondées sur les faits. (Que des hommes de grand talent aient abouti à des résultats solides bien moins grâce à cette méthode que malgré elle, c'est ce qui échappait alors à notre jeunesse.) La mode se répandit de partir de quelques traits caractéristiques d'une orientation, d'une période, etc., ces traits n'étant saisis le plus souvent que de façon purement intuitive, de créer synthétiquement des concepts généraux à partir desquels on redescendait déductivement jusqu'aux phénomènes sin- guliers, avec la prétention d'atteindre ainsi à une grandiose vue d'ensemble. 8 LA THÉORIE DU ROMANI Telle fut aussi ma méthode dans la Théorie du Roman. Je ne citerai qu'un petit nombre d'exemples. Dans la typo- logie des formes romanesques, l'alternative qui joue un rôle décisif est de savoir si, par rapport au réel, l'âme du personnage principal est trop étroite ou trop large. Dans le meilleur des cas, cette dualité permet de mettre en lumière quelques aspects du type choisi pour représenter ici le premier terme de l'alternative: Don Quichotte de Cervantes. Mais, même pour ce roman, elle reste beau- coup trop abstraite pour permettre à la pensée d'en saisir toute la richesse historique et esthétique. Quant aux autres écrivains considérés ici comme appartenant au même type, Balzac et même Pontoppidan, cette camisole de force ne peut que les déformer. Il en va de même pour le second type. Dans le cas de Tolstoï, cette synthèse abstraite — opérée selon les méthodes des sciences de l'esprit — aboutit à des conséquences encore plus caractéristiques. L'épilogue de Guerre et Paix fournit, en réalité, à la période des guerres napoléoniennes, une conclusion authentique sur le plan des idées; elle montre, à travers l'évolution de quelques personnages, l'ombre que projette d'avance le soulèvement décembriste de 1825. Mais l'au- teur de la Théorie du Roman s'attache avec tant d'opiniâ- treté au schéma de l'Education sentimentale qu'il ne veut voir, dans cet épilogue, qu'une « paisible atmosphère de nursery ». On pourrait à volonté multiplier les exemples de ce genre. Qu'il suffise de rappeler que des romanciers comme Defoe, Fielding ou Stendhal ne trouvaient aucune place dans le schématisme de cette construction, que l'auteur de la Théorie du Roman, avec un arbitraire « syn- thétique », renverse l'importance respective de Balzac et de Flaubert, de Tolstoï et de Dostoïevski, etc. Il fallait au moins souligner ces distorsions pour mon- trer sous leur vrai jour les limites de la synthèse abstraite telles que la conçoivent les théoriciens de la science de AVANT-PROPOS 9 l'esprit. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que l'auteur de la Théorie du Roman se soit fermé par principe toute voie d'accès à la découverte de corrélations dignes d'inté- rêt. Ici aussi je me contenterai de renvoyer à l'exemple le plus caractéristique: l'analyse du rôle que joue le temps dans Y Education sentimentale. Cependant, l'analyse con- crète de l'œuvre aboutit, là encore, à une inadmissible abstraction. C'est tout au plus dans la dernière partie du roman (après l'écrasement final de la révolution de 1848) qu'on peut découvrir objectivement une «recherche du temps perdu». Toujours est-il que nous avons formulé sans équivoque — sur la base de la durée bergsonienne — la nouvelle fonction du temps dans le roman. Le fait est d'autant plus frappant que Proust ne fut conqu en Allemagne qu'après 1920, qu'Ulysse de Joyce n'a paru qu'en 1922 et la Montagne magique de Thomas Mann qu'en 1924. Ainsi la Théorie du Roman est un exemple typique de cette science de l'esprit dont elle ne dépasse point uploads/Litterature/ la-the-orie-du-roman-by-lukacs-gyoergy.pdf

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