La traduction comme lieu d'échanges Betty Bednarski Département de français Dal

La traduction comme lieu d'échanges Betty Bednarski Département de français Dalhousie University Il y a des échanges nécessaires. Jacques Ferron Mais donne la main à toutes les rencontres, pays. Gaston Miron Appelée à traiter de traduction littéraire dans le cadre d'une réflexion sur l'échange culturel entre les « deux solitudes », j'évoquerai, dans un premier temps, une expérience personnelle et un problème de traduction précis. J'insisterai tout autant sur les caractéristiques de l'œuvre à traduire - en l'occurrence celle de Jacques Ferron, elle-même véritable lieu d'échanges - que sur le processus de traduction proprement dit. Puis, ayant déjà beaucoup écrit sur l'expérience de traduire et soucieuse de ne pas trop me répéter, je chercherai, dans un deuxième temps, à dépasser les limites du témoignage personnel. Je signalerai la pertinence d'autres approches de la traduction, la richesse de réflexions autres que la mienne, présentant à cette fin une ébauche de bibliographie et proposant une série d'interrogations qui correspondent à autant de pistes à suivre. 1 26 BETTY BEDNARSKI DE L'EXPÉRIENCE DE TRADUIRE ET DE L'ŒUVRE TRADUITE : DOUBLE TÉMOIGNAGE La traduction, qui constitue le lieu littéraire par excellence de l'interaction avec l'altérité, est au départ curiosité de l'Autre, ouverture vers l'Autre. Et cette curiosité et cette ouverture ne sont rien si elles ne s'accompagnent pas d'une aptitude à se faire autre. En cela la traduction serait le prolongement et l'extension de la lecture, car ce sont là des caractéristiques - mieux, des conditions - de toute véritable lecture, mais qui, dans le cas de la traduction, sont soutenues en quelque sorte et mises rudement à l'épreuve par les besoins de l'écriture. Car la traduction n'est pas que lecture ; elle est aussi écriture. La traduction est en même temps désir de partager et désir de faire connaître l'Autre. Tout traducteur a son côté ambassadeur ; son côté constructeur de ponts et son côté contrebandier aussi. (Toutes ces métaphores sont courantes, mais la métaphore dominante de la traduction au Canada, surtout pendant les années 1960 et 1970, est celle du pont. J'y reviendrai.) Bref, le but du traducteur est d'assurer des liens et de faire passer, d'une culture à une autre, un bien, une marchandise. Parmi cette marchandise, un savoir culturel exceptionnel qui fait de ce « passeur » une personne-ressource précieuse (quoique souvent méconnue) et un agent, un instigateur de l'interculturel. Mais traduire n'est pas de tout repos. Les termes de l'inter- culturel varient. Inséparable du contexte historique dans lequel elle se pratique, la traduction est rarement innocente, rarement à l'épreuve des idéologies, toujours plus ou moins « intéressée ». Accompagnant les grands renouveaux culturels, mais aussi les grands colonialismes, servant - ou menaçant - les projets nationaux, elle n'est pas étrangère aux jeux de pouvoir. Dans certaines conditions, le mouvement vers l'Autre peut être perçu comme une agression, le désir de partager comme une tentative d'annexion ou une mainmise. Il arrive alors que le traducteur éveille des soupçons, quel que soit l'idéal qui l'anime. Or, les traducteurs - ces curieux, si ouverts à l'Autre, ces intermédiaires parfois suspects, ces agents, ces ambassadeurs, ces LA TRADUCTION COMME LIEU D'ÉCHANGES 127 passeurs, ces contrebandiers - vivent d'abord en eux-mêmes et en leur langue une manière d'échange. Recevant et donnant à la fois, transformant et se transformant, ils sont des lieux vivants d'échange1. Cela suffit probablement pour les rendre, dans le cadre de la réflexion qui nous occupe, intéressants, significatifs. Cela suffit pour en faire, aux yeux de certains observateurs, des cas exemplaires, en qui se résumerait le caractère essentiel du dialogue interculturel d'une époque et d'une société données. Moi-même, je ne suis pas loin de croire que nous sommes, nous, les traducteurs, des êtres privilégiés. Je crois jusqu'à un certain point seulement, à notre exemplarité. Mais privilège il y a - je n'hésiterais pas à l'affirmer. À condition toutefois de ne pas donner au mot un sens trop euphorique. À condition de ne pas taire l'insatisfaction et la frustration qui ont partie liée avec mon expérience des limites de ma langue et avec la découverte du rapport d'inadéquation qui existe nécessairement entre mon écriture et la lecture qui la suscite. À condition enfin de ne pas taire un malaise - ou plutôt un mal - que j'appellerais « douleur de traduire » et qu'il m'est déjà arrivé d'évoquer dans des circonstances que je vous résumerai. Cette douleur relève de conditions à la fois textuelles et historiques. Elle n'a rien à voir, ou très peu à voir, avec l'expérience de limites linguistiques ou langagières (ou scripturaires) quelconques. Elle est liée à mon identité anglaise (en traduction cette identité est toujours affichée) et à ma lecture - anglaise, elle aussi - de l'anglicité inscrite au cœur même de l'œuvre québécoise que je traduis. Le témoignage que j'offre est un témoignage double. Parler de mes traductions m'amènera tout naturellement à parler de l'œuvre traduite, qui, en plus d'être une grande œuvre, une œuvre admirable, digne à plus d'un titre d'une attention critique, s'avère d'une extraordinaire pertinence dans le contexte d'une réflexion sur l'échange. L'œuvre de Ferron présente en effet un cas fascinant d'interaction textuelle avec l'altérité linguistique. Elle présente aussi un discours soutenu, à la fois implicite et explicite, sur la notion d'échange et sur le rapport entre québécité et anglicité. Ce discours 1. À ce propos il faut lire le très beau témoignage de Philip Stratford (1993) publié dans Liberté. 1 28 BETTY BEDNARSKI renferme même une réflexion sur Hugh MacLennan et sur la notion des « deux solitudes » qui, justement, figure dans le titre de ce recueil. Témoin d'un processus de traduction, témoin de l'œuvre que j'ai fréquentée, j'évoquerai d'abord un problème de traduction, ensuite la réflexion sur l'œuvre de Ferron que ce problème m'a inspirée. * * * Le seul problème de traduction dont j'ai jamais voulu parler est celui que me posait, il y a quelques années, une poignée de mots anglais faisant irruption dans les textes français que je traduisais. Ces mots avaient été malicieusement transformés, francisés. Je les appelais alors « mots déguisés ». Drôles, déconcertants, les voici : Bici, les Stétes, le Farouest, Edmontonnne, Le Tchiffe, Biouti Rose, neveurmagne, Lorde Djisusse, huré, bines, bisenesse, bosse, brecquefeste, clergimane, cuiquelounche, gagnestère, mizeule, ouiquène, ranche, raquète, station waguine, touristeroume, il bite, ils soutenaient, ouonnedeurfoules, ouèredéaire ? hou ? Ils paraissaient surtout dans des contes (Ferron, 1968a), mais aussi dans Les roses sauvages (1971), et, il va sans dire, dans beaucoup d'autres textes de Ferron que je n'ai pas traduits. J'ai déjà longuement parlé de ces mots, leur consacrant, en 1989, une section de mon livre Autour de Ferron et, plus récemment, un article en anglais paru en 1995 dans l'ouvrage collectif Culture in Transit, dont je dirai un mot plus loin. Pour l'instant je me contenterai de résumer mon problème de traduction ainsi : Que fait-on, que peut-on faire, dans une traduction anglaise, de mots anglais qui paraissent dans un texte original français ? Comment signaler leur présence dans le nouveau texte, comment empêcher qu'ils perdent leur différence, leur singularité ? Et, s'il y a eu francisation, que fait-on de la transformation (Ferron aurait dit « l'enquébecquoisement ») que ces mots ont subie ? La présence des mots de l'Autre a toujours un sens. Leur « déguisement » aussi. En tant que traducteur, c'est ce sens qu'on se doit de chercher. Chez Ferron les mots anglais avaient été soumis à une convention graphique française, ce qui avait pour effet de leur donner l'apparence de mots français et de les assimiler, visuellement, à la surface du texte. Si cette transformation me LA TRADUCTION COMME LIEU D'ÉCHANGES 129 paraissait ambiguë, pouvant faire penser aussi bien à une infiltration anglaise qu'à une prise de possession de l'anglais par le français, je restais surtout sensible à ce que j'appelais la « victoire française » du texte. Il y avait là, me semblait-il, appropriation des mots anglais - appropriation joyeuse, ludique, oui, mais sérieuse quand-même et hautement significative, vu le contexte linguistique québécois, ce contexte de bilinguisme, qu'on commentait volontiers à l'époque en termes de lutte, de choc et de conflit2. Ferron lui-même affirmait souvent que « deux langues de même âge, de même formation, ayant l'une et l'autre une bibliothèque complète, ne peuvent coexister sur un même territoire sans que l'une l'emporte sur l'autre ou qu'elles se salissent toutes deux » (1985 : 467). Il évoquait ainsi un double danger, se préoccupant, médecin et écrivain, de l'« hygiène » de la langue française au Québec (voir Marcel, 1970 : 20), et problématisant la notion de la parité des langues - fussent- elles langues de même poids - en situation bilingue. On lui doit des commentaires autrement plus virulents, d'autres plus désinvoltes, comme celui-ci : « à l'ouest de l'Atlantique l'anglais est en train de faire une job au français» (1975, vol. 2 : 16). Cette dernière métaphore de l'anglicisation est particulièrement à propos ici, vu l'humour et les multiples connotations de « job » - connotations à la fois d'agression sexuelle et de tour uploads/Litterature/ la-traduction-comme-lieu-d-echanges.pdf

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