1 Le langage de la prostituée dans le roman du dix-neuvième siècle Shoshana-Ros

1 Le langage de la prostituée dans le roman du dix-neuvième siècle Shoshana-Rose MARZEL Bezalel, Académie d’art et de design, Israël Selon le Larousse le (la) prostitué(e) est une « personne qui se livre à la prostitution1 », et la prostitution est un « [a]cte par lequel une personne consent habituellement à pratiquer des rapports sexuels avec un nombre indéterminé d’autres personnes moyennant rémunération2 ». Ainsi, qu’il s’agisse d’une simple prostituée, d’une demi-mondaine, d’une femme entretenue ou d’une courtisane, la prostituée du dix-neuvième siècle correspond à ces définitions. Ce personnage protéiforme envahit le roman de l’époque. Bien que l’écrivain du dix-neuvième siècle, en particulier l’auteur naturaliste soucieux de décrire le « réel », cherche à donner une image réaliste du personnage, il crée néanmoins, presque malgré lui, un protagoniste fantasmatique. Effectivement, comme l’ont montré de nombreux chercheurs tels Bernheimer 3, Matlock 4, Queffelec 5, Davey 6, parmi d’autres, le discours littéraire sur la prostitution est plus une production textuelle qu’une reproduction fidèle d’un phénomène social. Nous étudierons ici le langage de la prostituée dans le roman du dix-neuvième siècle. À travers l’analyse de ses dialogues avec son entourage, avec ses clients, à travers ses monologues intérieurs et d’autres instances discursives la concernant, il sera démontré que son langage varie en fonction de son statut : simple prostituée, elle usera essentiellement d’un langage vulgaire, alors que devenue courtisane recherchée, elle manifestera sa nouvelle condition par un langage particulièrement fleuri. Seuls quelques écrivains lui accordent un discours normatif, dénué de caractères particuliers. Si, a priori, la motivation littéraire de l’auteur visait à révéler les différents visages de ce personnage polymorphe, en réalité, la prostituée réfléchit principalement divers fantasmes masculins. Dans ce cadre, contrairement aux fantasmes projetés sur la prostituée, son langage, dans le roman, met à jour les fantasmes de son client sur lui-même. En outre, les conditions de publication des 1. http://www.larousse.com/en/dictionnaires/francais/prostituee 2. http://www.larousse.com/en/dictionnaires/francais/prostitution 3. Charles Bernheimer, Figures of Ill Repute: Representing Prostitution in Nineteenth-Century France, Duke University Press, 1997. 4. Jann Matlock, Scenes of Seduction: Prostitution, Hysteria, and Reading Difference in Nineteenth-Century France, New York, Columbia University Press, 1994. 5. Lise Queffelec, « Inscription romanesque de la femme au XIXe siècle : le cas du roman-feuilleton sous la Monarchie de Juillet », Revue d’Histoire littéraire de la France, 86e Année, n° 2, mars-avril 1986, p. 189-206. 6. Lynda Davey, « La croqueuse d’hommes : images de la prostituée chez Flaubert, Zola et Maupassant », Romantisme, n° 58, 1987, p. 59-66. 2 romans au dix-neuvième siècle se répercutent sur leur rédaction, car ceux-ci étant destinés à un large public, les auteurs s’autocensurent, y compris à propos du langage prostitutionnel. Le langage romanesque de la prostituée est donc le fruit de cet amalgame. Le langage vulgaire de la simple prostituée Dans le roman du XIXe siècle, la prostituée use le plus souvent d’un langage vulgaire que l’écrivain s’efforce de reproduire. Il en va ainsi de Balzac, qui, dans La Cousine Bette, parsème son texte de petites touches, les perles langagières de quelques femmes légères ; voici un premier exemple : Elle [Josépha] vint serrer la main à Jenny Cadine, qui lui dit : — Prête-moi donc tes mitaines ? Josépha détacha ses bracelets et les offrit, sur une assiette, à son amie. — Quel genre ! dit Carabine ; faut être duchesse ! Plus que cela de perles !7 Deuxième exemple : — Ah bah ! dit Carabine […] tu ne connais pas les Brésiliens. C’est des crânes qui tiennent à s’empaler par le cœur !… Tant plus ils sont jaloux, tant plus ils veulent l’être. Môsieur parle de tout massacrer, et il ne massacrera rien, parce qu’il aime….8 Et voici enfin les propos d’Atala Judici, jeune prostituée vendue par ses parents au baron Hulot d’Ervy, et dont le narrateur souligne le mimétisme langagier, jusqu’à la prononciation déformée : Lorsque la baronne fut assise au fond de la voiture, Atala s’y fourra par un mouvement de couleuvre. — Ah ! Madame, dit-elle, laissez-moi vous accompagner et aller avec vous. Tenez, je serai bien gentille, bien obéissante, je ferai tout ce que vous voudrez ; mais ne me séparez pas du père Vyder, de mon bienfaiteur qui me donne de si bonnes choses. Je vais être battue !… — Allons, Atala, dit le baron, cette dame est ma femme, et il faut nous quitter… — Elle ! Si vieille que ça ! répondit l’innocente, et qui tremble comme une feuille ! Oh ! c’te tête ! Et elle imita railleusement le tressaillement de la baronne9. Dans son analyse du discours balzacien, Éric Bordas soutient que « [c]onscient de l’importance de la prononciation dans une perspective de caractérisation populaire, Balzac a soin d’émailler les discours de ses personnages d’indices pseudo-mimétiques. La caducité de l’e dit « muet », la réduction des groupes de consonnes, les liaisons, un certain nombre d’accidents phonétiques sont ainsi restitués10 ». Dans son roman populaire Les Mystères de Paris, Eugène Sue fait de l’argot de ses personnages l’un des éléments-clefs du roman. La célèbre prostituée des Mystères, Fleur-de-Marie/la goualeuse, use largement de cet idiome, comme les autres personnages11 : 7. Honoré de Balzac, La Cousine Bette, dans La Comédie humaine, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1976- 1981, p. 407. 8. Ibid., p. 413. 9. Ibid., p. 446. 10. Éric Bordas, Balzac, discours et détours: pour une stylistique de l’énonciation romanesque, Toulouse, Presses Univ. du Mirail, 2003, p. 39. 11. Sur les relations déviances et argot dans la littérature, voir Marie-Christine Leps, Apprehending the Criminal: The Production of Deviance in Nineteenth-Century Discourse, Durham, Duke University Press, 1992, p. 57. 3 N’approche pas, ou je te crève les ardents avec mes fauchants, dit-elle d’un ton décidé. Je ne t’avais rien fait, pourquoi m’as-tu battue ? – Je vais te dire ça, s’écria le bandit en s’avançant toujours dans l’obscurité. Ah ! je te tiens ! et tu vas la danser ! ajouta-t-il en saisissant dans ses larges et fortes mains un poignet mince et frêle12. Comme Sue, Huysmans s’ingénie, dans Marthe, histoire d’une fille, à reproduire le milieu populaire, y compris sa parlure ; voici une réplique de Marthe à son imprésario puis amant, Ginginet : — Eh bien ! Et quand j’irais ? Ah çà, tu crois donc que j’écoute toutes les guitares que tu me grattes depuis une heure ? Tu m’as fait sortir de ma geôle, c’est vrai. Pourquoi ? Pour me planter dans un comptoir et échauffer les gens en goguette. Je sers d’enseigne à ta bibine ; je joue le rôle d’allumettes, mais je n’ai pas le droit de brûler pour de bon ! Quant à mon rafalé d’amant, comme tu le nommes, je l’aimerais peut-être s’il avait plus de colère au cœur, s’il était moins gnangnan, s’il était homme, enfin13. Notons toutefois que si Marthe s’exprime vulgairement, la palme de la vulgarité, avec usage excessif de l’idiome parisien argotique, revient à Ginginet. Nana retrace le parcours de l’héroïne qui, de simple prostituée accède au statut enviable de grande cocotte. Si cette ascension transforme la vie du personnage, elle ne fait pas évoluer son langage. Et comme les auteurs précédents, Zola reproduit la vulgarité langagière de Nana et de son entourage. Voici un premier exemple : Cependant, la femme de chambre insinuait que madame aurait dû confier ses besoins au vieux grigou. — Eh ! Je lui ai tout dit, cria Nana ; il m’a répondu qu’il avait de trop fortes échéances. Il ne sort pas de ses mille francs par mois… Le moricaud est panné, en ce moment ; je crois qu’il a perdu au jeu… Quant à ce pauvre Mimi, il aurait grand besoin qu’on lui en prêtât ; un coup de baisse l’a nettoyé, il ne peut seulement plus m’apporter des fleurs14. Dans ce second exemple, voici Nana face au comte de Muffat : Mais, à la fin, il l’assommait avec son entêtement à ne pas comprendre les femmes ; et elle fut brutale. — Eh bien ! Oui, j’ai couché avec Foucarmont. Après ?… Hein ? Ça te défrise, mon petit mufe ! C’était la première fois qu’elle lui jetait « mon petit mufe » à la figure. Il restait suffoqué par la carrure de son aveu ; et, comme il serrait les poings, elle marcha vers lui, le regarda en face. — En voilà assez, hein ?… Si ça ne te convient pas, tu vas me faire le plaisir de sortir… Je ne veux pas que tu cries chez moi… Mets bien dans ta caboche que j’entends être libre. Quand un homme me plaît, je couche avec. Parfaitement, c’est comme ça… Et il faut te décider tout de suite : oui ou non, tu peux sortir. Elle était allée ouvrir la porte. Il ne sortit pas15. Chez Nana, la vulgarité réunit forme et fond : dans le premier extrait, elle calcule les bénéfices de ses trois protecteurs du moment : la contribution du « vieux grigou », un commerçant du faubourg Saint-Denis de tempérament économe, ne dépasse pas les uploads/Litterature/ langues-marzel.pdf

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