ELVIRE JOUVET 40 Brigitte Jaques-Wajeman d'après les sept leçons de Louis Jouve
ELVIRE JOUVET 40 Brigitte Jaques-Wajeman d'après les sept leçons de Louis Jouvet à Claudia surla seconde scène d'Elvire du Dom Juan de Molièrs tirées de Molière et la comédie classique de Louis Jouvet 1 LE RAVISSEMENT D'ELVIRE Conservatoire d'art dramatique de Paris, à raison de sept séances qui ont lieu entre le 14 février et le 21 septembre 1940, Louis Jouvet fait travailler à une jeune actrice, Claudia, la dernière scène d'Elvire (acte IV, scène 6) du Dom Juan de Molière. Claudia répète chaque fois la scène devant la classe assemblée, qui intervient de temps à autre sous l'impulsion du Maître. Comme un maître, en effet, c'est ainsi qu'apparaît Jouvet dans les cours publiés de cette année 1940 - la dernière d'un enseignement que la guerre interrompit définitivement et qui avait débuté en 1934. Un maître en un sens ancien et presque oublié, en un sens artisanal aussi ; dernier détenteur peut-être des secrets d'un art, d'une tradition, d'une convention, comme il aimait dire - l'opposant fermement aux conventions de toutes sortes - d'un art du théâtre enfin, qui nous paraît aussi complexe, aussi raffiné que celui du kabuki ou du kathakali. Jouvet, un maître de l'art du théâtre classique où le texte fait figure de loi. Mais c'est aussi face aux jeunes acteurs, qu'il écoute et regarde avec une acuité, une impatience terrible, cherchant à tout instant la vérité de chacun, que Jouvet s'impose à nous comme un maître ; dans la forme même d'un enseignement qui dépasse celui des professeurs, des pédagogues et finalement s'y oppose. Car eux n'enseignent, selon la boutade du Tao, que “les choses qu'on peut apprendre, les choses qu'on peut enseigner, c'est-à-dire les choses qui ne valent pas la peine d'être apprises”. Jouvet enfin apparaît dans ses cours comme un metteur en scène au sens le plus moderne du terme - novateur et audacieux interprète des textes anciens. De fait, chez lui, le pouvoir du maître est sans cesse questionné, dévié par la ligne de fuite créa-ce, inventive du metteur en scène, et c'est cet écartèlement entre l'ancien et le nouveau qui fait pour nous l'émotion “actuelle” de ces leçons. Parmi tous les cours publiés, la singularité des sept leçons à Claudia vient de ce qu'on assiste à l'initiation finale d'une élève parvenue au terme de son apprentissage, laquelle a lieu dans cette scène de Dom Juan à l'épreuve d'un des sommets de l'art théâtral. “Je trouve que C'est la tirade la plus extraordinaire du théâtre classique, dira Jouvet. Le soin exceptionnel apporté à la sténographie, qui reproduit les humeurs, les silences, les mouvements, la respiration même des participants, des “personnages”, fait de ces documents un moment de théâtre exceptionnellement vivant: nous sommes tout près de connaître le secret du théâtre au travail, nous assistons à l'énigmatique accouchement d'une artiste, nous nous faisons voyeurs de la double passion du maître et de l'élève mais, en filigrane, c'est déjà celle du metteur en scène et de la comédienne qui se joue devant nous. A travers le délicat “serpentin des opérations dramatiques”, soit le contrôle parfait de l'entrée en scène, des mouvements, du rythme de l'exécution, des regards, mais surtout à travers ce qu'il appelle avec insistance “le rapport de la phrase, du sentiment et de la respiration”, Jouvet conduit Claudia et lui permet d'accéder à la maitrise de son art. Mais en même temps, dans cette épreuve finale, Jouvet enseigne à son élève à dépasser le confort de cette maîtrise, à cesser de savoir afin d'oser avancer sans défense dans l'acte théâtral. Il faut pratiquer cet art sans artifice, c'est à cette condition que Claudia deviendra une artiste et que le texte sera porté à son incandescence. 2 En effet, dans l'une des dernières leçons, le maître dira avec étonnement : “C'est la première fois que j'entends ce morceau.” Afin de la préparer à cet art sans artifice, Jouvet traque chez Claudia les coquetteries, les habiletés, les joliesses, il réduit à néant tous les plaisirs qu'elle retire de son savoir-faire. Et Claudia se défend pied à pied, elle veut échapper à la voix, au regard du maître, respirer librement ; elle s'appuie sur la sourde hostilité de la classe, veut croire qu'elle peut se mouvoir sans lui, se refuse à lui, l'impatiente, le fait souffrir. Il y a là un combat terrible pour tous les deux comme s'il s'agissait de la conquête d'une âme. Cependant Claudia se laisse investir par la parole de Jouvet, parole inlassable qui pousse sans cesse le corps de l'actrice à dessiner le mouvement du texte, qui tisse entre elle et le rôle un réseau de pensées et de désirs presque trop dense, presque labyrinthique, et qui tresse aussi comme un second texte autour du Dom Juan de Molière, un texte de commentaires et d'interrogations qui about it ¡l'interprétation de ce Dom Juan comme d'un “miracle”, interprétation incroyablement audacieuse, sans doute indépassée à ce jour en ce qu'elle résout “miraculeusement” et justifie la construction apparemment “manquée” de la pièce. “Dom Juan” est un miracle, un miracle du Moyen Age, une pièce qui n'est ni religieuse, ni antireligieuse, mais qui est baignée tout entière de la préoccupation de Dieu. C'est cela Dom Juan. Ce n'est pas un coureur de filles, le problème n'est pas là. C'est cette interprétation qui s'élabore dans les leçons à Claudia et que sa mise en scène accomplira sept ans plus tard. Et Elvire, dans ce contexte, apparaît à Jouvet comme une sainte, une “extatique”. C'est à la rencontre d'une mystique que Jouvet prépare longuement Claudia. On voit bien qu'il ne la fait renoncer à son savoir, à ses plaisirs même, que pour lui faire éprouver la jouissance infinie de la sainte, le déferlement ininterrompu de l'extase d'Elvire qui a sublimé son amour pour Dom Juan en amour de Dieu, et vient en une dernière apparition tout à la fois lui annoncer sa mort et essayer de le sauver. “Tour cet amour dont elle a été emplie et qui est monté en elle par un phénomène de chimie céleste a été transformé en amour de Dieu”, et Jouvet continue par cette admirable exclamation : “Je me ferais cistercienne pendant trois mois pour savoir ce que c'est que cette sérénité, pour en avoir le sentiment !” Une mise en scène est un aveu, disait Jouvet, et c'est bien à la déclaration d'un aveu que ces leçons nous font assister. Elles semblent en effet, à mesure que l'on s'achemine vers la fin, les stations marquées d'une approche de l'art théâtral, comme d'un “phénomène de chimie céleste” où le théâtre serait à la place d'un Dieu inconnaissable et infiniment distant. (“Car on ne peut rien savoir sur le théâtre, encore moins que partout ailleurs.”) Il y a là présent, palpable, une sorte de devenir mystique de Jouvet. “Pour obtenir un certain état psychique, il faut que l'acteur se conforme à une certaine existence, qu'il soumette son corps à une préparation. 3 Jouvet veut Claudia comme Elvire : extatique, inconsciente, egarée, et même anorexique, dans un “état de viduité” tel que l'actrice devienne pure transparence, pure voix qui jaillit entre le texte et le monde, pure interprète. “C'est quelqu'un qui vient délivrer un message malgré lui.” Jouvet parle d'Elvire à Claudia, mais ce faisant ne lui donne-t-il pas une définition de l'acteur, la plus utopique et peut-être la plus belle ? À la fin de ces leçons, en effet, nous avons affaire à quelqu'un qui n'est plus Claudia, à quelque chose qui n'est plus pour la comédienne “la niaise manie de son moi encombrant qui la possède” C'est après de longs mois d'exercices, d'entraînements physiques et spirituels, que surgit ce moment soudain et merveilleux où de l'oubli de soi naît pour elle le grand Art du théâtre. Ça parle. Comme les maîtres zen se réjouissent quand, dans l'art chevaleresque du tir à l'arc japonais, “quelque chose a tiré”. “La nue éclate, on voit tout à coup l'apparition et puis elle parle, et quand c'est fini, c'est fini.” Ainsi Louis Jouvet enseignait-il en 1940 l'art de l'acteur. BRIGITTE JAQUES-WAJEMAN, janvier 1986. 4 PERSONNAGES Claudia Louis Jouvet Octave Léon 5 PREMIÈRE LEÇON Voix off : 14 février 1940 La lumière se fait. Les trois élèves, Octave, Léon et Claudia, sont sur l'avant-scène, devant le rideau de fer qui ne se lèvera jamais. Lumières dans la salle. Louis Jouvet descend du fond de la salle vers l'avant-scène. On l'entend avant de le voir. LOUIS JOUVET. Qu'est-ce que tu en penses ? CLAUDIA. Je sens que ce doit être ennuyeux pour vous. Moi je suis bien, je suis dans un état agréable quand je donne ça. LOUIS JOUVET (au pied de l'avant-scène, très près des trois élèves). Vous écoutez bien ce qu'elle vient de dire : je suis dans un état agréable quand je donne ça. Ça te fait plaisir. CLAUDIA. Il me semble que je suis dans l'état où Elvire doit être. LOUIS JOUVET. Je puis vous donner une indication qui est capitale : chaque fois que vous éprouvez le sentiment qu'une chose vous est uploads/Litterature/ elvire-jouvet-40.pdf
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- Publié le Mai 22, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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