Maurice Blanchot L’arrêt de mort Gallimard © Éditions Gallimard, 1948. Ces évén
Maurice Blanchot L’arrêt de mort Gallimard © Éditions Gallimard, 1948. Ces événements me sont arrivés en 1938. J’éprouve à en parler la plus grande gêne. Plusieurs fois déjà, j’ai tenté de leur donner une forme écrite. Si j’ai écrit des livres, c’est que j’ai espéré par des livres mettre fin à tout cela. Si j’ai écrit des romans, les romans sont nés au moment où les mots ont commencé de reculer devant la vérité. Je n’ai pas peur de la vérité. Je ne crains pas de livrer un secret. Mais les mots, jusqu’à maintenant, ont été plus faibles et plus rusés que je n’aurais voulu. Cette ruse, je le sais, est un avertissement. Il serait plus noble de laisser la vérité en paix. Il serait extrêmement utile à la vérité de ne pas se découvrir. Mais, à présent, j’espère en finir bientôt. En finir, cela aussi est noble et important. Cependant je dois le rappeler, une fois je réussis à donner une forme à ces événements. C’était en 1940, pendant les dernières semaines de juillet ou les premières d’août. Dans le désœuvrement que m’imposait la stupeur, j’écrivis cette histoire. Mais, quand elle fut écrite, je la relus. Aussitôt je détruisis le manuscrit. Il ne m’est même plus possible, aujourd’hui, de m’en rappeler l’étendue. J’écrirai librement, sûr que ce récit ne concerne que moi. À la vérité, il pourrait tenir en dix mots. C’est ce qui le rend si effrayant. Il y a dix mots que je puis dire. À ces mots j’ai tenu tête pendant neuf années. Mais, ce matin qui est le 8 octobre (je viens de le constater à ma surprise) et qui, par conséquent, marque à peu près l’anniversaire de la première de ces journées, je suis presque sûr que les paroles, qui ne devraient pas être écrites, seront écrites. Depuis plusieurs mois, il me semble que j’y suis résolu. De ces événements il y a plusieurs témoins, bien qu’un seul, mais le plus autorisé, ait entrevu la vérité. Il m’est arrivé – au début souvent, ensuite moins souvent – de téléphoner à l’appartement où ces choses se passèrent. J’ai moi-même habité cet appartement, qui est au 15, rue de… La sœur de la jeune femme demeura, je crois, encore quelque temps dans cet endroit. Qu’est-elle devenue ? Elle vivait, comme elle aimait à le dire, de galanterie. Je la suppose morte. Toute la volonté, toute la puissance de vivre avaient été données à sa sœur. La famille, d’origine bourgeoise, avait sombré assez misérablement. Le père avait été tué en 1916 ; la mère, restée à la tête d’une usine de tannerie, s’était ruinée sans s’en apercevoir. Remariée à un éleveur, ils abandonnèrent un jour leurs deux entreprises et achetèrent un comptoir de vin dans une rue du XVe. Là, ils ont dû achever de se ruiner. En principe, une partie de l’usine appartenait aux deux filles. Les discussions d’argent furent souvent très vives. Il est juste de dire que, pendant des années, Mme B. avait dépensé de petites fortunes pour la santé de sa fille aînée, sommes qu’elle lui reprochait aussi avec une parfaite inconscience. De ces événements, je garde une preuve « vivante ». Mais cette preuve, sans moi, ne peut rien prouver, et j’espère que de ma vie personne ne s’en approchera. Moi mort, elle ne représente que l’écorce d’une énigme. J’espère que ceux qui m’aiment, à ma mort auront le courage de la détruire sans la reconnaître. Je donnerai à ce sujet quelques détails plus tard. Si ces détails manquent, je les supplie de ne pas se jeter à l’improviste dans mes rares secrets, de ne pas lire mes lettres s’ils en trouvent, de ne pas regarder mes photographies si elles se montrent, et surtout de ne pas ouvrir ce qui est fermé : qu’ils détruisent tout, sans savoir ce qu’ils détruisent, dans l’ignorance et la spontanéité d’une affection vraie. À la fin de 1940, quelqu’un, par ma faute, a eu un très vague pressentiment de cette « preuve ». Comme elle ne connaissait presque rien de l’histoire, elle n’a même pu en frôler la vérité. Elle a seulement deviné que quelque chose était enfermé dans l’armoire (j’habitais alors l’hôtel) ; cette armoire, elle l’a vue, elle a fait un geste pour l’ouvrir. Mais à cet instant, elle fut prise d’une crise étrange. Tombée sur le lit, elle ne cessait de trembler ; toute la nuit, elle trembla sans rien dire ; à l’aube, elle se mit à râler. Les râles durèrent environ une heure, puis vint le sommeil qui la laissa rétablie. (Cette personne, encore toute jeune, avait plus de tête que de nerfs. Elle se plaignait elle-même de son sang-froid. Mais, à cette minute, le sang-froid lui manqua. Sur cette crise, je dois cependant ajouter que, quoiqu’elle n’en eût jamais eu d’autre, on pouvait y voir les restes d’une tentative d’empoisonnement, manquée deux ou trois ans plus tôt ; le poison se réveille, se ranime quelquefois, comme un rêve, dans un corps fortement ébranlé.) Les principales dates doivent se trouver indiquées dans un petit carnet, enfermé dans mon secrétaire. La seule date dont je sois sûr est celle du 13 octobre, mercredi 13 octobre. Cela est d’ailleurs de peu d’importance. Depuis le mois de septembre, je faisais un séjour à Arcachon. J’y étais seul. C’étaient les jours troubles de Munich. Je savais qu’elle était aussi malade qu’on peut l’être. Au début de septembre, revenant d’un voyage, je m’étais arrêté à Paris et j’avais vu son médecin. Celui-ci lui donnait encore trois semaines de vie. Cependant elle se levait toujours ; elle vivait sur un pied d’égalité avec une fièvre exténuante ; elle frissonnait des heures durant, mais à la fin elle maîtrisait la fièvre. Je crois que le 5 ou le 6 octobre elle se promena encore en voiture avec sa sœur le long des Champs-Élysées. Bien que de quelques mois mon aînée, elle avait un visage très jeune que la maladie avait à peine touché. Il est vrai qu’elle se maquillait. Mais, non maquillée, elle paraissait encore plus jeune, elle l’était alors exagérément, de sorte que le principal effet de la maladie était de lui donner les traits d’une adolescente. Seuls, les yeux, plus noirs, plus brillants et plus larges qu’ils n’auraient dû l’être – et quelquefois un peu tirés de leur orbite par la fièvre – avaient une fixité anormale. Sur une photographie, prise au mois de septembre, ces yeux sont devenus si grands et si sérieux qu’il faut lutter contre leur expression pour apercevoir encore le sourire, pourtant très apparent. Après avoir vu son médecin, je lui avais dit : « Il vous donne encore un mois. – Eh bien, je vais dire cela à la reine mère, elle qui ne me croit jamais malade. » Je ne sais si elle aurait voulu vivre ou mourir. Depuis quelques mois, la maladie contre laquelle elle luttait depuis dix ans, lui faisait une vie chaque jour plus étroite, et toute la violence dont elle était capable lui servait maintenant à maudire et la maladie et la vie. Quelque temps plus tôt, elle songea sérieusement à se donner la mort. Moi-même, un soir, je lui avais conseillé ce parti. Ce même soir, après m’avoir écouté, ne pouvant parler à cause de son peu de souffle, mais se tenant à sa table comme une personne bien portante, elle écrivit quelques lignes qu’elle voulut garder secrètes. Ces lignes, je finis par les obtenir d’elle et je les ai encore. Ce sont quelques mots de recommandation, par lesquels elle prie sa famille de simplifier le plus possible la cérémonie des obsèques et surtout interdit à qui que ce soit de venir jamais sur sa tombe ; elle fait aussi un petit legs à l’une de ses amies, A., belle-sœur d’une danseuse assez renommée. De moi nulle mention. Je compris avec quelle amertume elle m’avait vu consentir à son suicide. Ce consentement, en effet peu justifiable, était même perfide, car, à y bien réfléchir, comme je l’ai fait depuis, il venait obscurément de cette pensée que jamais la maladie n’aurait raison d’elle. Elle luttait trop. Normalement, elle aurait dû être morte depuis longtemps. Mais, non seulement elle n’était pas morte, elle avait continué à vivre, à aimer, à rire, à courir par la ville comme quelqu’un que la maladie ne pouvait atteindre. Son médecin m’avait dit d’elle qu’il la tenait pour morte depuis 1936. Il est vrai que ce même médecin, qui m’a soigné quelque temps, m’a dit aussi un jour : « Comme vous devriez être mort depuis deux ans, tout ce qui vous reste à vivre est en surnombre. » Il venait de m’octroyer six mois de survie et il y a de cela sept ans. Mais il avait alors une raison importante de me souhaiter à six pieds sous terre. Ces paroles ne signifiaient que son désir. Pour J., je crois qu’il disait vrai. Je me rappelle mal comment finit la scène. Il me semble qu’elle eut l’intention de déchirer le papier. uploads/Litterature/ larret-de-mort-by-blanchot-maurice-maurice-blanchot.pdf
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- Publié le Nov 04, 2022
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