DE MIRBEAU À SLIMANI Étude comparative du Journal d’une femme de chambre (1900)
DE MIRBEAU À SLIMANI Étude comparative du Journal d’une femme de chambre (1900), Anna la douce, de Dezsö Kosztolányi (1926), Les Bonnes, de Jean Genet (1947), L’Analphabète, de Ruth Rendell, et Chanson douce, de Leïla Slimani (2016). Nous ne pouvons pas tous être heureux, tous être riches, tous avoir de la chance – et ce serait beaucoup moins drôle s’il en était ainsi. N’est-ce pas, Mr Blank ? Il faut un arrière-plan sombre pour faire ressortir les couleurs vives. Il faut que certains pleurent pour que les autres puissent rire de meilleur cœur. Les sacrifices sont nécessaires… Bon. Admettons que vous possédiez ce droit mystique de me couper les jambes. Mais le droit de vous moquer de moi ensuite parce que je suis infirme – non, celui-là, je crois que vous ne l’avez pas. Et c’est celui auquel vous tenez le plus, n’est-ce pas ? Vous avez besoin de mépriser les gens que vous exploitez. 1 Jean Rhys, Bonjour Minuit Chanson douce, roman de Leïla Slimani sorti en 2016 et qui a obtenu le prix Goncourt, est l’occasion pour nous de revisiter l’univers mirbellien. L’auteur ne cache pas son admiration pour Mirbeau, et celle-ci est visible dans certains passages. L’histoire est celle de Louise, une jeune fille blonde et frêle aux allures de poupée, qui tue de plusieurs coups de couteau les deux enfants des Massé, le couple de Parisiens pour lequel elle travaille depuis plus d’un an. La thématique de ce roman n’est pas particulièrement novatrice : elle fait penser à Anna la douce de Dezső Kosztolányi, roman hongrois paru en 1926, dans lequel une jeune domestique en apparence parfaite tue le couple pour lequel elle travaille de plusieurs coups de couteau, sans être capable d’expliquer son geste ; mais aussi Les Bonnes, de Jean Genet, pièce parue en 1947 et inspirée du crime des sœurs Papin, où Claire et Solange mettent en place un plan machiavélique pour tuer leur patronne ; ou encore L’Analphabète, de Ruth Rendell (A Judgment in stone, paru en 1977 et adapté par Chabrol dans le film La Cérémonie), où l’étrange Eunice Parchment tue toute la famille pour laquelle elle travaille à coups de fusil en compagnie de sa meilleure amie, la lunatique Joan Smith. La structure du récit de Slimani n’est pas novatrice non plus et fait tout de suite penser à L’Analphabète. Dans les deux cas le meurtre est connu dès le départ et le but de la narration est d’exposer la succession d’événements qui, peu à peu, installent un malaise croissant entre les maîtres et la domestique et mènent au crime. Dans les deux cas, la narration s’achève par une enquête policière. Si Leïla Slimani innove et dérange, c’est parce qu’elle situe son histoire dans le Paris que nous connaissons, chez des bobos plutôt ouverts d’esprit. Le couple formé par Paul et Myriam Massé est cool et branché et a peu de points communs avec la rigidité des Lanlaire, et pourtant… Slimani parvient à montrer le malaise croissant de la domestique, y compris dans cet environnement politiquement correct et cosmopolite. Le point commun entre ces romans est qu’ils s’interrogent tour à tour sur la définition même du domestique. Mirbeau le décrit comme « quelqu'un de disparate, fabriqué de pièces et de morceaux qui ne peuvent s'ajuster l'un dans l'autre, se juxtaposer l'un à l'autre... [...] un monstrueux hybride humain... Il n'est pas du peuple, d'où il sort ; il n'est pas, non plus, de la bourgeoisie où il vit et où il tend2 ». Pour Kosztolányi, la domestique est « l’être le plus proche et le plus lointain, l’amie et l’ennemie en une seule personne : la mystérieuse invitée, l’invitée énigmatique de tout foyer3 ». Genet, dans Les Bonnes, se montre plus virulent ; selon lui, « les domestiques n’appartiennent pas à l’humanité. Ils coulent. Ils sont une exhalaison 1 Jean Rhys, Bonjour minuit, Denoël, Coll. « Empreintes », 2014, p. 54-55. 2 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, in Œuvre romanesque, Buchet/Chastel, 2001, tome II, p. 496. 3 Dezső Kosztolányi, Anna la douce, Viviane Hamy, 1992, p. 97. qui traîne dans nos chambres, dans nos corridors, qui nous pénètre, nous entre par la bouche, qui nous corrompt4 ». Les domestiques données à voir dans ces récits sont différentes. Dans Le Journal d’une femme de chambre c’est Célestine, narrateur autodiégétique, qui raconte son histoire et le lecteur a un accès privilégié à ses pensées. Dans Anna la douce, non seulement le narrateur est hétérodiégétique, mais le lecteur a très peu d’informations sur le personnage de la domestique et ne sait pas vraiment ce qu’elle pense ou ressent. C’est le cas aussi pour L’Analphabète et Chanson douce où, spectateurs du drame qui se joue sous nos yeux, nous restons toujours à l’extérieur ; à aucun moment il ne nous est donné de pénétrer dans la conscience de ces étranges créatures que sont Anna, Eunice et Louise. Une autre différence importante entre ces romans réside dans la personnalité même des domestiques. Alors que Célestine se montre sûre d’elle et désinvolte, n’hésitant pas à revendiquer ses opinions (du moins par écrit), Anna, Eunice et Louise sont beaucoup plus effacées et leurs voix presque inaudibles. Leur point commun est qu’elles ne reculent pas devant le crime, ou du moins l’idée du crime. Si les domestiques sont perçues et traitées par leurs employeurs comme des automates, cela ne fait que nourrir leur sentiment de révolte ; le mutisme, les addictions et le repli sur soi sont alors autant de manières de donner libre cours au désarroi sans faire usage de la parole (outil qu’elles maîtrisent plus ou moins bien). Toutefois, quoi que fasse la domestique, elle ne pourra jamais changer de statut et intégrer véritablement le noyau familial, l’amour lui est refusé et seule la violence lui permet de passer du statut d’objet à celui de sujet. I La révolte de l’automate Les romans dont il est question ici ont pour point commun, non seulement d’accorder une place primordiale à la domestique dans la narration, mais aussi de tenter de comprendre comment les maîtres la perçoivent et par quel mécanisme ils justifient les mauvais traitements qui lui sont imposés. Même si elle a toutes les caractéristiques d’un être humain ordinaire, la domestique est perçue comme une entité fonctionnelle, à mi chemin entre l’inanimé et l’humain. Parce qu’elle est perçue de cette manière, on lui impose un isolement plus ou moins total. Cela est tout d’abord visible par les conditions de vie imposées aux domestiques, qui les condamnent à un isolement permanent. Si les conditions de vie de Célestine sont loin d’être idéales (on se souvient de sa petite chambre sous les toits, ouverte à tous les vents), celles d’Anna Édes sont encore pires. Non seulement la jeune fille n’a pas de chambre personnelle et ses gages ne sont pas fixés d’avance, mais ses horaires de travail sont extrêmement contraignants. Leïla Slimani insiste, elle aussi, sur les mauvaises conditions de vie de Louise, qui habite loin de son lieu de travail (à Saint-Maur-des-Fossés, à plus de 15 minutes à pied du RER) vit dans un studio minuscule et travaille énormément. L’isolement de la domestique est palpable. Dans le cas d’Anna il est total, elle n’a pas d’amis. Eunice vit complètement isolée dans sa chambre jusqu’à ce qu’elle fasse la connaissance de Joan, mais préfère souvent la solitude. Louise préfère elle aussi s’isoler du monde et évite de tisser des liens avec les autres nounous (elle ne connaît que Wafa, jeune femme qu’elle croise parfois dans le parc, mais commence bientôt à l’éviter elle aussi). Si les employeurs imposent un tel isolement à leur domestique, c’est justement parce qu’à leurs yeux celle-ci n’est pas tout à fait humaine, ou du moins n’a pas les mêmes besoins qu’eux. Leur regard les transforme en objets. Quand elle pense à ses domestiques, Mme Vizy les perçoit comme des choses interchangeables : « Elle les confondait déjà. Elle trouvait une tête, elle lui cherchait un corps ; ailleurs, un corps n’avait pas de tête. Elle fouillait dans cet 4 Jean Genet, Les Bonnes, Folio, 2016, p. 100. étrange capharnaüm5 ». Cette décollation est révélatrice du regard qu’elle porte sur ses domestiques, qui sont pour elle avant tout une fonction (un corps au travail), avant d’être des êtres humains avec une tête et un visage. Les Vizy sont fiers de leur possession : c’était « une admiration inconditionnelle, une adoration, une déification dépourvues d’esprit critique – leur acquisition s’avérait tellement rentable6 ! ». Anna accepte son rôle, elle a « les mouvements d’un automate silencieux. Une machine, se disaient-ils7 ». Dans Les Bonnes, Solange dit, en parlant de la patronne : « elle nous aime comme ses fauteuils. Et encore ! Comme la faïence rose de ses latrines. Comme son bidet8. » Dans L’Analphabète, là encore, il est indiqué que « [les Coverdale] désiraient qu’[Eunice] fût satisfaite parce que, si elle l’était, elle resterait chez eux. Mais, ils ne la considéraient pas du tout comme un être humain. […] Eunice n’était uploads/Litterature/ lisa-rodrigues-suarez-de-mirbeau-a-slimani-une-etude-comparative.pdf
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- Publié le Apv 09, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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