1 Le dogme de l’inimitabilité scientifique du Coran Mohamed Ali ABDEL JALIL Uni

1 Le dogme de l’inimitabilité scientifique du Coran Mohamed Ali ABDEL JALIL Université d’Aix-Marseille mohamed-ali.abdeljalil@univ-amu.fr L’inimitabilité scientifique [« Al-ʾiʿjāz al-ʿilmī »] du Coran est une façon de réinterpréter certains versets coraniques de manière à ce qu’ils ne soient pas en contradiction avec la science moderne. Ainsi, ce procédé est une sorte de concordisme qui tend à faire concorder le Coran (et la Sunna aussi) avec les sciences modernes afin de consolider la foi des musulmans ou d’essayer de persuader les non-musulmans. De ce point de vue, cette idée peut être considérée comme une propagande. Étymologiquement parlant, le vocable « ʾiʿjāz » (إعجاز) est dérivé du verbe augmenté (forme IV factitive) « ʾaʿjaza » « yuʿjizu » ( ُِــز َ يُعج أعجز) [rendre incapable, réduire à l’impuissance], qui est à son tour dérivé de la racine trilitère « ʿ j z » (عجز) [ʿajaza, être incapable, faible, et ʿa jz, incapacité, impuissance, faiblesse]. Le lien morphologique et sémantique entre le mot « ʾiʿjāz » [inimitabilité] et le mot « ʿajz » [incapacité] a poussé l’essayiste bahreïnien Fawwāz ASH-SHURŪQĪ à se demander : « S’agit-il d’une inimitabilité scientifique ou bien d’une incapacité scientifique ? » dans un article du même titre (« Hal huwa ʾiʿjāz ʿilmī am ʿajz ʿilmī ? »)1 publié dans le quotidien bahreïnien Al-Ayyām (n° 7729 du 08 juin 2010). Il souligne : " َ وبعدَ َ أخَ ذَ َ الغربَ َ قصَ بَ َ الس ـــَ بـــَ قَ َ فيَهذاَالمَ ضمار،َوبلوغ همَ َ ّةَاألصعدةَالعلمية،َظه كاف أعلىَالمراتبَفيََ رَ َ ماَيَ سم ـ ىَبـ" َاإلعجازَالعلميَفي القرآن" َ َ لمَ داراةَعجزَ ك ناَعنَاللحاقَبرَ بَالمكتشفينَوالمخترعين". « Après que l’Occident ait pris les devants dans ce domaine et ait atteint le plus haut rang à tous les niveaux scientifiques, on a vu apparaître ce qu’on appelle « l’inimitabilité scientifique » [« Al-ʾiʿjāz al-ʿilmī »] pour ménager notre incapacité [« ʿajz-i-nā »] à rejoindre le convoi ou la caravane des découvreurs et des inventeurs [rattraper la civilisation]. » 1 Le quotidien bahreïnien Al-Ayyām, n° 7729, le 08 juin 2010, http://www.alayam.com/alayam/Variety/405438/%D9%87%D9%84-%D9%87%D9%88- %D8%A5%D8%B9%D8%AC%D8%A7%D8%B2-%D8%B9%D9%84%D9%85%D9%8A- %D9%82%D8%B1%D8%A2%D9%86%D9%8A-%D8%A3%D9%85-%D8%B9%D8%AC%D8%B2- %D8%B9%D9%84%D9%85%D9%8A%D8%9F.html. L’article est également publié dans le site Multaqā Ahl at-Tafsīr, http://vb.tafsir.net/tafsir20844/#.VUh9bPmUc1I, et le site Ilāf http://elaph.com/Web/NewsPapers/2010/6/568422.html. 2 Ce qui veut dire que le « ʾiʿjāz » [inimitabilité] de ce Livre sacré est le reflet du « ʿajz » [incapacité] de ses croyants. En effet, il existe plusieurs types ou aspects de « ʾiʿjāz » : 1. Inimitabilité linguistique et rhétorique (« ʾiʿjāz lughawī wa bayānī [balāghī] ») ; 2. Inimitabilité numérique (« ʾiʿjāz ʿadadī ») ; 3. Inimitabilité scientifique (« ʾiʿjāz ʿilmī ») ; 4. Inimitabilité prédictive ou prophétique (« ʾiʿjāz ghaybī ») ; 5. Inimitabilité impressionnante ou séduisante (« ʾiʿjāz taʾthīrī ») ; 6. Inimitabilité législative (« ʾiʿjāz tashrīʿī ») ; 7. Inimitabilité prosodique ou de l’ordonnancement (« ʾiʿjāz naẓmī [bi-an- naẓm] ») ; 8. Inimitabilité dissuasive ou la théorie de l’empêchement [ṣarfa] (« ʾiʿjāz bi-aṣ-ṣarfa ») selon le théologien mutazilite Ibrāhīm an-Naẓẓām (775- 846) qui défendit l’idée que Dieu était délibérément intervenu pour empêcher les Arabes de produire un texte semblable au Coran.2 Ce dogme a bel et bien fait couler beaucoup d’encre. Nous citons en guise d’exemple l’ouvrage de ʿAbdullāh ibn ʿAbd Al-ʿAzīz Al-Muṣliḥ & ʿAbd Al-Jawād Aṣ-Ṣāwī intitulé : Al-ʾIʿjāz al-ʿilmī fī al-Qurʾān wa as-Sunna [« L’inimitabilité scientifique dans le Coran et la sunna »] paru en 2008 aux Éditions Al-Hayʾa al- ʿĀlamyya li-l-ʾiʿjāz al-ʿilmī fī al-Qurʾān wa as-Sunna [la Commission internationale du miracle scientifique du Coran et de la Sunna]. Sans oublier les œuvres de : Zaghlūl AN-NAJJĀR, ʿAbd al-Majīd AZ-ZINDĀNĪ, Hārūn Yaḥyā [de son vrai nom Adnan OKTAR], Abdul Karim Zakir NAIK, Hamza TZORTZIS et ʿAbd Ad- Dāʾim al-Kaḥīl, etc. Les partisans de cette pseudoscience essaient d’adapter le Coran aux découvertes scientifiques. Aussi exige-t-on de l’exégète de connaître les sciences de son époque. Dans l’émission télévisée « Baynī wa baynakum » [« Entre vous et moi »], sur le thème : « La science moderne face à l’athéisme », à la 3ème émission sur la théorie de l’évolution (sur la chaîne de télévision koweïtienne Ar-Raʾī, ainsi que sur les chaînes : Iqraʾ, Qatar et Bahreïn), ʿAmr SHERĪF, théologien et chef du Département de Chirurgie à l’Université Ain Shams au Caire, souligne que le théologien ʿAbd Al-Muʿṭī AL-BAYYŪMĪ, Professeur à l’Université Al-Azhar et membre du Complexe des recherches musulmanes, affirme que l’exégète doit être 2KHELEF, Fatma, « Le concept de l’Inimitabilité du Coran (1ère Partie) », les cahiers de l’Islam, 2012, http://www.lescahiersdelislam.fr/Le-concept-de-l-Inimitabilite-du-Coran-1ere-Partie_a183.html. 3 informé des connaissances de son époque de sorte que si on réalise que l’exégèse n’est plus valide, le texte coranique reste valide et sacré et que si un jour la science s’aperçoit qu’elle s’est trompée, on dira que l’erreur est dans l’exégèse et non dans le texte coranique. SHERĪF a donné l’exemple d’AR-RĀZĪ (mort en 1210) qui a interprété les sept cieux par les sept planètes. Lorsqu’on a découvert qu’il existait neuf planètes au lieu de sept, on a dit que c’était l’exégète qui avait tort et que le texte coranique restait intact. Il s’agit là de la différance, selon la Déconstruction de DERRIDA, c’est-à-dire le Coran diffère sa saturation sémantique. Il est à souligner que l’exégèse de l’inimitabilité scientifique reposerait en réalité sur un mécanisme mental dénommé « le biais de confirmation d’hypothèse », une tendance d’un individu ou d’une communauté à chercher, ou à interpréter, une information de manière à ce qu’elle confirme les préconceptions et les croyances préexistantes de cet individu ou de cette communauté, à ignorer ou à réinterpréter tout élément qui n’est pas favorable à ses croyances (sans considération pour la véracité de ces informations) et à accorder moins de poids aux hypothèses jouant en défaveur de ses conceptions. Ainsi, le partisan de cette exégèse rassemble des éléments ou se rappelle les informations mémorisées, de manière sélective, et les interprète d’une manière biaisée. Le concept de l’inimitabilité comme une valeur polysémique : S’inspirant des versets VI, 38 (« mā farraṭnā fī al-kitābi min shayʾ » [« dans le Livre Nous n’avons absolument pas omis la moindre chose »]) et XVI, 89 (« wa nazzalnā ʿalayka al-kitāba tibyānan li-kulli shayʿ » [« Nous avons sur toi fait descendre l’Écrit en explication de toute chose »]3) ainsi que du hadith (« kitāb Allāh fīhi nabaʾ mā qablakum wa khabar mā baʿdakum » [« Le livre de Dieu contient les récits de ceux qui vous ont précédés et vous informe de ce qu’il y aura après vous. »]), les exégètes soulignent que le Coran comprend les connaissances de ceux qui ont précédé et celles des générations futures (« wa fi al-qurʾān [ou : jamaʿa al-qurʾān] ʿilma al-ʾawwalīn wa al-ʾākhirīn, wa mā min shayʾin ʾillā wa yumkinu istikhrājuhu minhu » [« Le Coran contient (ou le Coran rassemble) la connaissance des premiers et des derniers, et rien ne peut qu’être tiré du Coran »], Al-Itqān d’al-Suyūṭī et Al-Burhān d’az-Zarkashī). Dans son Sunan (n° 2906), At- Tirmidhī rapporte d’après le Prophète que le Coran est un livre « dont les miracles ne prendront jamais fin » [« lā tanqaḍī ʿajāʾibuhu »]. D’où le dogme de l’inimitabilité, idée qui met l’accent sur le fait que le texte contient TOUS les sens, 3 Par convention, nous avons choisi la traduction de Jacques BERQUE pour les citations des versets coraniques. 4 i. e. il est Polysémique par Excellence, et par conséquent l’inimitabilité est l’équivalent de l’intraduisibilité. De l’idée de l’inimitabilité découle le fait que toutes les traductions sont considérées comme des explications insuffisantes voire déficientes et par conséquent inférieures au texte-source arabe au point que certaines traductions ont été accompagnées de la version arabe (celle de Muhammad HAMIDULLAH, 1959 [texte arabe à gauche], celle de Denise MASSON, 1967 [texte arabe à droite], celle de Noureddine BEN MAHMOUD, 1976 [texte arabe à gauche], Mohammed CHIADMI, 2004 [texte arabe à droite] et celle de Hachemi HAFIANE, 2010 [texte arabe à droite]). L’idée que l’on peut tout trouver dans le Coran est parfois exploitée par les régimes politiques. Ainsi, le verset XIV, 5 (« wa dhakkirhum bi-ayyami Allāh » [Rappelle-lui [à ton peuple] les journées de Dieu »]) désigne désormais entre autres la fête nationale de l’Arabie saoudite, selon le quotidien saoudien Al Jazirah4. Le verset XXII, 39 (« Permission est donnée à ceux qui combattent pour avoir subi l’iniquité… - Dieu de les secourir est Capable ») est toujours utilisé pour des raisons politiques et militaires chaque fois que l’on a besoin de légitimer une attaque ou une mobilisation militaire à travers l’histoire de l’islam. En effet, ce fut, selon l’exégète AZ-ZAMAKHSHARĪ (1074-1143), le premier verset autorisant la lutte défensive après soixante-dix autres proscrivant la violence en général. Il s’agirait d’un parti de Muhājirūn qu’ont molestés les Mecquois. Récemment, dans un communiqué du Haut Conseil de la Fatwa, le grand mufti de la Syrie Aḥmad Badr ad-Dīn ḤASSŪN et le régime syrien ont interprété ce même verset pour annoncer le djihad aussi bien en Syrie que dans les autres pays arabes et musulmans contre ce qu’ils appellent le complot universel (Le quotidien Ath-Thawra, le 11/3/2013)5. À ce propos, uploads/Litterature/ le-dogme-de-l-inimitabilite-scientifique.pdf

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