103 La rhétorique et ses fictions Pouvoirs et duplicité du discours à travers la
103 La rhétorique et ses fictions Pouvoirs et duplicité du discours à travers la littérature égyptienne du Moyen et du Nouvel Empire Laurent COULON L ’ENSEIGNEMENT POUR MÉRIKARÊ fournit certainement l’une des évocations les plus explicites du rôle de la rhétorique dans la vie politique en Égypte ancienne 1. Dans un passage célèbre, le futur monarque héracléopolitain est exhorté à devenir un parfait rhéteur: «Sois expert en discours et tu seras victorieux: c’est l’épée d’un roi que sa langue. Les discours donnent plus de victoires que n’importe quel combat. On ne peut prendre à revers un esprit expert 2.» Et l’auteur de poursuivre en soulignant que l’art de la persuasion qui s’exerce dans les joutes oratoires au sein du conseil ou dans les rassemblements publics doit s’appuyer sur la culture ancestrale: «[…] C’est le [rempart (?)] des Grands que l’homme sage. Ceux qui savent qu’il possède le savoir ne l’attaquent pas. Il ne surviendra pas de malheur imprévu de son temps. La Maât vient à lui filtrée, sous la forme des paroles édictées par les prédécesseurs. Imite tes ancêtres et tes prédécesseurs! (…) Regarde: leurs paroles perdurent dans les écrits. Déroule(-les) pour lire et imiter les savants. C’est de l’apprenti que naît l’expert 3.» Cette théorie de l’éloquence politique témoigne d’un usage presque cynique de la tradition littéraire des textes sapientiaux 4. La maîtrise des formulations savantes de la morale y est conçue comme une arme rhétorique, qui permet de mettre à quia d’autres tribuns certes talentueux mais moins savants. Le statut de l’art rhétorique en acquiert une certaine ambiguïté: en tant que technique à l’usage du politicien, il use des préceptes des Anciens, les Úsw, comme Il m’est agréable de remercier S. Bickel, S. Longeaud et E. Rickal pour leur relecture du ma- nuscrit et les améliorations qu’elles ont pu y apporter. 1 1 1 1 1 Voir Ph. DERCHAIN, «Éloquence et politique. L’opinion d’Akhtoy», RdE 40, 1989, p. 37-47; édition du texte: J.Fr. QUACK, Studien zur Lehre für Merikare, GOF IV/23, Wiesbaden, 1992. 2 2 2 2 2 Mérikarê E 32-33. 3 3 3 3 3 Mérikarê E 33-36. 4 4 4 4 4 Comme le note pertinemment Ph. Derchain, «il ne s’agit pour Akhtoy que d’exploiter la tradition à des fins pratiques» («Les débuts de l’histoire», RdE 43, 1992, p. 35). LAURENT COULON 104 d’un moyen de domination autant – voire davantage – que comme un modèle de justice ou de vérité. À cette image d’une rhétorique servante du pouvoir, une œuvre littéraire du Moyen Empire, le Conte de l’Oasien, oppose une conception antagoniste en mettant en scène un paysan spolié venant réclamer justice à un haut fonctionnaire et dont l’éloquence sincère trouve audience jusqu’auprès du roi. Le choix du cadre fictionnel, celui de la Première Période intermédiaire et plus particulièrement du royaume héracléopolitain 5, incite à voir dans l’œuvre une réaction face à certains usages du discours qui précisément se sont développés à cette période, faisant naître une prise de conscience des pouvoirs et des déviances possibles de la rhétorique 6. Partant de ce constat, le but de la présente étude est de mettre en évidence la manière dont les œuvres littéraires, et particulièrement les récits de fiction, ont mis en scène le rôle social de la rhétorique, en dessinant les contours d’une des problématiques fondamentales qui animera mutatis mutandis le débat sur la rhétorique dans le monde classique: comment concilier le rôle prégnant du discours en matière de politique et de justice et les impératifs de l’éthique 7? Les exigences de la Maât s’accordent-elles à celles de la persuasion? Aux penseurs égyptiens, la fiction a offert le cadre privilégié de ce questionnement. Car, alors que la littérature acquérait le statut de discours ayant son propre univers de référence, sa propre échelle de valeur 8, elle a placé la parole humaine au cœur de ses préoccupations et s’est faite miroir des autres pratiques de discours, en faisant volontiers de l’orateur éloquent un personnage central et en élisant l’art et les pouvoirs de la parole au rang de thème majeur. Prenant pour point d’appui des œuvres particulièrement significatives à cet égard, comme le Conte de l’Oasien que nous venons d’évoquer, ou, au Nouvel Empire, la fable de Vérité et Mensonge, pour n’en citer qu’une, il s’agira de mettre en lumière la manière dont s’est fait jour une réflexion sur le lien problématique entre le discours et la réalité et, simultanément, la manière dont les Égyptiens ont caractérisé et jugé un certain usage persuasif du discours qui exploite précisément le décalage existant entre les choses et les mots qui en rendent compte. La rhétorique au secours de la Maât: une lecture de l’Oasien Au sein de la production littéraire qui nous est connue au Moyen Empire 9, le Conte de l’Oasien (ou du Paysan éloquent) 10 représente manifestement l’un des chefs-d’œuvre par la richesse de son contenu et l’extrême élaboration de sa composition et de sa rhétorique. 5 5 5 5 5 Sur cette analogie entre l’Oasien et Mérikarê, voir Ph. DERCHAIN, «Éloquence et politique» (voir n. 1), p. 42. 6 6 6 6 6 Cf. L. COULON, «Véracité et rhétorique dans les autobiographies égyptiennes de la Première Période intermédiaire», BIFAO 97, 1997, p. 109-138. 7 7 7 7 7 Sur ce questionnement et sa place dans l’histoire de la philosophie et de la rhétorique, voir la synthèse de B. CASSIN, L’effet sophistique, Paris, 1995. 8 8 8 8 8 Au terme de ce processus, on assiste au Nouvel Empire à l’avènement d’un panthéon d’auteurs «classiques» semi-divins et à la sacralisation de la littérature comme instrument privilégié du culte des défunts surpassant les modes traditionnels de la mémoire monumentale et cultuelle. Voir le texte fameux de «l’éloge des écrivains anciens» du papyrus Chester Beatty IV, vº 2,5 - 3,11 (trad. récente dans P. GRANDET, Contes de l’Égypte ancienne, Paris, 1998, p. 161-162 et p.187), et les analyses de J. ASSMANN, «Gibt es eine «Klassik» in der ägyp- tischen Literaturgeschichte? Ein Beitrag zur Geistesgeschichte der Ramessidenzeit», ZDMG Suppl. 6, 1985, p. 35-52. 9 9 9 9 9 Pour un inventaire des textes du Moyen Empire, voir R.B. PARKINSON, «Teachings, Discourses and Tales from the Middle Kingdom», in S. QUIRKE (éd.), Middle Kingdom Studies, New Malden, 1991, p. 105-122. 10 10 10 10 10 Édition de référence: R.B. PARKINSON, The Tale LA RHÉTORIQUE ET SES FICTIONS: POUVOIRS ET DUPLICITÉ DU DISCOURS 105 Une étude récente de R.B. Parkinson a magistralement éclairé la forme littéraire de l’œuvre et ses principaux enjeux 11, signalant notamment la manière dont y est souligné le caractère problématique du rapport du discours et de la Maât 12. À notre sens, il est possible d’aller plus loin dans cette direction et de construire une interprétation générale de l’œuvre autour de ce questionnement, interprétation qui n’est évidemment pas exclusive d’autres lectures du texte. Car le discours constitue à plus d’un titre la dimension commune aux différents niveaux de signification du récit: si l’éloquence est à la fois une thématique et un principe générateur de l’œuvre, la question des rapports du discours et de la justice ainsi que la définition d’une appréciation juste du réel par le verbe sont au cœur même des préoccupations du paysan. L’exploitation que fait l’auteur de la polysémie du terme mdt, qui désigne à la fois l’«affaire» et le «discours» 13, l’objet de la justice comme celui de l’éloquence, reflète tout au long de l’œuvre le postulat qu’il n’y a pas de justice sans rhétorique, sans prise en compte des lois du discours et de leurs possibles déviances. A. Phraséologie et faux-semblants Le conte dénonce en effet de manière éclatante l’usage perverti d’un discours d’ordre et de justice par les tenants du pouvoir qui usent de faux-semblants pour couvrir leurs exactions. Dès le début du récit, cette pratique est mise en évidence à travers le personnage de Nemtynakht. Alors qu’il vient de déposséder le paysan de son bien, il fait taire ses plaintes en disant: m q“ ≈rw≠k s≈ty N’élève pas la voix, paysan! mk tw r dmj n nb sgr Vois, tu approches du domaine du Seigneur du Silence! [Oasien B1 57-58] Cette injonction se fonde sur un interdit religieux bien attesté en Égypte ancienne, selon lequel il convenait de ne pas élever la voix dans les lieux consacrés aux dieux, et particulièrement à Osiris 14. Cet interdit fait l’objet ici d’un détournement délibéré, car of the Eloquent Peasant, Oxford, 1991. Bibliographie p. XXX-XXXVIII. Traductions récentes: id., The Tale of Sinuhe and other ancient Egyptian Poems, Oxford, 1997, p. 54-88; P. GRANDET, op. cit., p. 43-63. Les principales études récentes consacrées à l’œuvre sont: G. FECHT, «Der beredte Bauer: die zweite Klage», in P. DER MANUELIAN (éd.), Studies in Honor of W.K. Simpson, Boston, 1996, I, p. 227-266; J.L. FOSTER, «Wordplay in The Eloquent Peasant: The Eighth Complaint», BES 10, 1989/1990, p. 61-76; H. GOEDICKE, «Comments Concerning the «Story of the Eloquent Peasant»», ZÄS 125, 1998, p. 109-125; K.P. KUHLMANN, «Bauernweisheiten», in I. GAMER-WALLERT, W. HELCK (éd.), Gegengabe. Fs. E. Brunner-Traut, Tübingen, 1992, uploads/Litterature/ le-rhetorique-e-ses-fictions.pdf
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- Publié le Jan 07, 2021
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