Romantisme Le sexe des anges : de l'ange amoureux à l'amante angélique Max Miln
Romantisme Le sexe des anges : de l'ange amoureux à l'amante angélique Max Milner Citer ce document / Cite this document : Milner Max. Le sexe des anges : de l'ange amoureux à l'amante angélique. In: Romantisme, 1976, n°11. Au dela du visible. pp. 55-67; doi : https://doi.org/10.3406/roman.1976.5030 https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1976_num_6_11_5030 Fichier pdf généré le 09/07/2018 Шх MILNER Le sexe des anges : de Fange amoureux à l'amante angélique Le thème des amours des anges fait son entrée dans la littérature européenne en 1823, lorsque paraissent à très peu d'intervalle Heaven and Earth de Byron et The Loves of the Angels de Thomas Moore1. La publication presque simultanée de ces deux poèmes s'inspi- rant du même verset obscur de la Genèse2 ne peut pas être, comme le remarque Henri Guillemin,3 l'effet du hasard. Il est infiniment probable que la traduction du livre d'Enoch, procurée en 1821 par l'évêque anglican Richard Laurence d'après un manuscrit éthiopien qui dormait à la Bodleian Library, attira l'attention des deux poètes sur une interprétation de la Genèse qui faisait explicitement des « fils de Dieu » s'étant unis charnellement aux filles des hommes des créatures angéliques4. Mais le problème intéressant, pour l'histoire des idées et des mentalités, est de savoir pourquoi ce thème se révèle tout à coup si riche de développements poétiques et philosophiques, ce qui revient à étudier quelles significations revêtent, par rapport à l'anthropologie et à Pérotologie romantiques, les diverses variations sur les liens amoureux qui peuvent unir des créatures corporelles à des créatures incorporelles. Qu'une conception particulière des relations entre le corps et le désir soit ici en jeu, telle est l'hypothèse de départ qui nous amène à interroger les différentes configurations de ce mythe littéraire, ainsi que les images à travers lesquelles les poètes tentent de donner forme à un désir qui maintient la division des sexes tout en s'efforçant de transcender, de dénier ou de déguiser son enracinement corporel. Des deux poèmes anglais qui popularisent le thème des amours des anges, c'est dans celui de Moore qu'il occupe la place la plus centrale. Mais sa signification et les enseignements qu'on en peut tirer relativement à l'idéologie qui lui est sous-jacente varient selon la grille de lecture que l'on choisit, et il est clair qu'il y en a plusieurs. Celle que Moore suggère au lecteur dans sa préface se rattache à un courant néo-platonicien très vivace dans la pensée anglaise de l'époque et entraînerait, si on l'adoptait de façon trop exclusive, une interprétation purement allégorique qui priverait le poème d'une grande part de son ambiguïté. Si nous acceptons ainsi de voir dans l'histoire des trois anges déchus de leur splendeur Première pour avoir aimé des femmes « un moyen allégorique par lequel peut être suggérée ..] la chute de l'Ame depuis sa pureté originelle3 », nous passons cependant à côté d'une des particularités essentielles du mythe qu'il élabore : c'est que les trois femmes aimées par les anges, Lea, Lilis et Nama, loin de représenter les sollicitations d'un amour grossier et matériel, sont animées, chacune selon son mode, d'un ardent désir de dépasser leur condition terrestre et d'échapper à la prison de la chair et de la temporalité, dans laquelle elles enferment bien involontairement leurs angéliques partenaires, comme si Moore hésitait à faire porter sur la femme la moindre imputation de détournement d'angélité. Il en résulte, 56 Max Milner par rapport à l'orientation assez généralement antiféministe des traditions de ce genre, un curieux renversement, qui est particulièrement net et frise le comique dans l'histoire du premier ange : s'étant épris d'une mortelle dont la pensée est constamment tournée vers le ciel et à laquelle il n'inspire de l'amour que parce qu'il est un être céleste, il ne peut résister à ses supplications lorsqu'elle le presse de lui enseigner la parole sacrée par laquelle il s'apprête, parvenu à la fin de son séjour terrestre, à retourner vers sa patrie. Mais elle n'a pas plus tôt pris connaissance de cette parole qu'elle la répète, impatiente de se confondre avec le monde des purs esprits, tandis que son ange, privé du pouvoir qu'il vient de transmettre, demeure incapable de s'arracher à la terre. Rien n'est donc plus éloigné de Moore, contrairement à la logique de l'allégorie qu'il prétend développer, que l'identification, fréquente dans certains courants religieux ou occultistes, entre le sexe masculin et le monde de l'esprit et le sexe féminin et le monde de la chair. Ce qui l'attire visiblement beaucoup plus que le drame du pur esprit succombant aux attraits du monde matériel, c'est la puissance ascensionnelle en vertu de laquelle l'être humain, incarné ici par des figures féminines, s'efforce de dépasser par l'amour les limites de la condition terrestre. Limites imposées à son appétit de connaissance, auxquelles s'attaque l'héroïne de la seconde histoire, lorsqu'elle supplie son ange de lui révéler l'énigme de l'univers, fût-ce au prix de la damnation et de la mort.6 Limites qui freinent l'aspiration de l'être humain vers l'existence lumineuse du pur esprit : ce sont elles que l'héroïne de la première histoire s'efforce de franchir, Wishing for wings that she might go Out of this shadowy world below, To that free, glorious element V Si les trois femmes représentent, chacune à sa manière, l'exigence de dépassement qui se manifeste dans l'amour au niveau humain, leurs partenaires angéliques incarnent, à ce même niveau, beaucoup plus que l'appétit de jouissances physiques, la fascination masculine devant un être d'une essence différente. Fascination plus sensuelle dans le cas du premier ange, désigné comme « le moins céleste des trois », baignée de religiosité et d'émotions musicales dans le cas du troisième, et prenant chez le second (le plus intéressant et le plus vivant) la forme d'un désir intense de posséder, à travers une seule femme, la connaissance de l'univers féminin dans son entier, « de connaître ce que des formes si belles doivent sentir, / De regarder, fût-ce une seule fois, ce que cache le sceau/ D'une telle beauté, et de voir /Quelles âmes appartiennent à des yeux si lumineux»8 Les femmes se révèlent ainsi, en fin de compte, plus angéliques que des anges. Et tout l'équilibre de ce poème de la chute se trouve déporté du côté de la spiritualité, dont l'amour terrestre parfait, celui des héros de la troisième histoire, apparaît comme le chemin le plus sûr : They both shall wander here — ,the same Throughout all time, in heart and frame - Still looking to the goal sublime, Whose light remote, but sure, they see ; Pilgrims of love, whose way is Time, Whose home is in Eternity !' Bien différente nous apparaît la signification que ce même thème des amours des anges revêt dans le « mystère » de Byrori publié peu de temps avant le poème de Moore. L'aspiration platonicienne à s'élever au niveau de l'esprit pur à travers l'amour terrestre n'est certes pas étrangère aux sentiments qu'expriment les deux descendantes de Caïn, Anah et Aholi- bamah, aimées respectivement par les anges Azaziel et Samiasa. Mais le ton sur lequel ces sentiments s'expriment chez Aholibamah montre d'emblée qu'il s'agit moins pour elle de reconnaître dans l'amour humain un reflet ou, comme elle le dit, un rayon de l'amour divin que de revendiquer, contre la volonté de Dieu, le droit de la créature humaine à partager une immortalité dont elle ressent en elle-même les prémices. C'est ce qu'elle dit à son ange en le suppliant, ou plutôt en le mettant en demeure, de lui apparaître : Thine immortality can not repay With love more warm than mine My love. There is a ray Le sexe des anges 57 In me which, though forbidden yet to shine, I feel was lighted at thy God's and thine. I feel my immortality o'ersweep All pains, all time, all fears, and peal, Like the eternal thunders of the deep, Into my ears this truth — « thou liv'st for ever ! » l0 Que représente, pour une femme animée de tels sentiments, le fait d'aimer un ange et d'être aimée par lui ? Avant tout, sans aucun doute, le refus du mariage bourgeois avec le fils de Noé, qui correspond à l'acceptation de la condition féminine dans ce qu'elle a de plus humiliant et de plus prosaïque. Anah ayant manifesté quelques scrupules à accepter l'hommage d'un habitant des cieux, Aholibamah lui réplique brutalement : Then wed thee Unto some son of clay, and toil, and spin ! There's Japhet loves thee well, hath loved thee long : Marry, and bring forth dust !" Ce refus de la condition terrestre a certes sa grandeur. Grandeur contagieuse, pourrait- on dire, car il ne fait pas de doute que l'attitude des deux anges, résistant fièrement aux injonctions de Raphaël, qui les somme d'abandonner la terre à la veille du déluge, est dictée par le désir de ne pas être en reste avec le courage et le désintéressement des deux femmes. S'ils choisissent de confondre leur sort avec celui des mauvais anges pour sauver celles qu'ils aiment, c'est en réponse à Aholibamah, qui a déjà uploads/Litterature/ le-sexe-des-anges-de-l-x27-ange-amoureux-a-l-x27-amante-angelique.pdf
Documents similaires










-
27
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Fev 02, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 1.1905MB