© Albin Michel, 2022 www.albin-michel.fr ISBN : 978-2-226-47464-3 AVANT-PROPOS
© Albin Michel, 2022 www.albin-michel.fr ISBN : 978-2-226-47464-3 AVANT-PROPOS LE SANGLIER & LE RENARD Dans Les Raisons de l’art j’ai proposé un immense panorama sur les raisons qui ont pu guider les artistes des grottes de Lascaux aux œuvres de Jeff Koons. Cette fresque lyrique embrassait large, donc mal étreignait. On ne peut parcourir de si grandes distances sur de si grandes durées sans simplifications, sans réductions. C’était un travail de renard qui furète sur de vastes étendues mais ne fouille pas en profondeur. Avec Les anartistes, j’effectue un travail inverse mais complémentaire, non pas un ample panorama de trente-six mille ans, mais une courte séquence chronologique d’une décennie, celle des artistes incohérents qui, entre 1882 et la fin du siècle, ont révolutionné l’art occidental, mais aussi l’art mondial, sans que l’histoire en ait conservé la trace plus que ça. C’est un travail de sanglier qui fouille, les naturalistes, ou les chasseurs, disent : qui vermille, qui cherche les vers, de son groin une même terre sur place. Les deux livres sont avers et revers d’une même médaille. Côté pile, le renard qui furète, côté face le sanglier qui vermille1. 1. J’emprunte cette fable philosophique à Michel Serres dans « [Michel Serres et René Girard.] Deux philosophes français aux États-Unis », émission Apostrophes, 21 juillet 1989. PRÉFACE L’AURA DES INDUCTEURS Je suis non loin de la gare Saint-Lazare dans l’attente d’un train pour rentrer en Normandie. Un homme m’aborde dans la rue – nous sommes rue d’Amsterdam, non loin du numéro 22 où Baudelaire a habité –, étonné de me voir ici et maintenant. Quelques mots d’excuse car il ne voudrait pas me déranger, et il me parle tout de go des artistes Incohérents dont j’ai entretenu à plusieurs reprises dans mon travail2. Le temps n’est pas très agréable, nous nous mettons un peu à l’abri sous une entrée pour laisser passer les gens qui montent et descendent la rue d’Amsterdam de façon mécanique comme les personnages de Descartes dont on ne sait s’ils sont des automates ou des êtres humains. Il parle vite, les yeux brillants comme ceux des enfants un soir de Noël. Il veut tout me dire, vite, sans trop me prendre de temps dit-il. Il est expert en art du XIXe siècle mais, plus et mieux, il est un authentique découvreur de trésors. Il effectue des attributions d’œuvres et, bien que jeune, il a déjà permis d’associer nombre d’entre elles à leur signature : un grand Courbet qui représente une baigneuse dans un paysage, un dessin du même, un carnet de croquis de jeunesse inédits de Delacroix, une étude de main de Géricault, une autre d’un cheval, un Portrait de Théodore Lebrun du même (voir premier cahier hors texte), une huile de Constable, entre autres. Il me raconte qu’un jour un particulier l’a sollicité pour expertiser des œuvres du XIXe siècle et qu’on lui a signalé en même temps une malle dans laquelle se trouvaient quelques bizarreries… En fait cette malle renfermait un trésor, le mot n’est pas exagéré, puisqu’il s’agissait d’une inestimable collection de dix-sept œuvres des acteurs des Arts incohérents que tout le monde croyait définitivement perdues (il en a retrouvé deux de plus depuis, soit dix-neuf œuvres retrouvées en tout)… Parmi ces chefs-d’œuvre, des pièces majeures et ce, je ne me paie pas de mots, de façon planétaire, car sans elles l’art contemporain ne serait pas ce qu’il est depuis plus d’un siècle. Il me dit avoir pris l’initiative de m’arrêter parce que je suis l’un des rares à avoir écrit sur eux pour les défendre… Leur radicalité ravageuse qui fait de l’humour et de l’ironie un nouveau discours de la méthode embarrasse la coterie des « spécialistes » interdits devant ce qui leur échappe et, pour tout dire, les dépasse. C’est en effet de la nitroglycérine et le caractère étique et répétitif de la littérature critique sur ce sujet ne permet pas de faire le savant à peu de frais. Il faudrait travailler sans filet, une double prouesse pour nombre de pantouflards dont Johann Naldi n’est pas. Que sont ces œuvres qui datent toutes de la fin du XIXe siècle ? Rien moins que le premier monochrome, le premier ready-made, des œuvres présentées dans des expositions dont on peut dire qu’elles sont les premières performances et les premiers happenings dans des configurations qui permettent de parler de premières œuvres conceptuelles. Qui dit mieux ? Vues de l’esprit ? Pas du tout car les acteurs de l’art contemporain du XXe siècle, Tristan Tzara et André Breton, Marcel Duchamp et John Cage, Malevitch et Yves Klein, connaissent ces artistes Incohérents. Ils les connaissent et, comme souvent chez ceux qui pillent, ils ne révèlent pas l’adresse des endroits où ils effectuent leurs larcins. Un livre récent intitulé Foucault en Californie atteste de ces méthodes. L’universitaire américain Simeon Wade fait remarquer au philosophe qu’il ne fait pas référence à ceux qui l’ont marqué dans son œuvre et dont il vient de lui parler, Malcolm Lowry et William Faulkner par exemple. Il répond : « Je ne fais jamais référence aux personnes qui m’ont le plus marqué. » Il n’est pas le seul. Lors du rendez-vous qui a suivi, Johann Naldi m’a montré ces dix-neuf œuvres. Je me suis retrouvé devant ces pièces uniques dans le même état de sidération que quand j’eus la double chance de visiter la grotte de Lascaux et celle de Chauvet – les vraies cela va sans dire… Impression de me trouver devant des chefs-d’œuvre parce que ce sont plus que des œuvres du fait qu’elles en rendent possibles une infinité d’autres sur la planète entière. Sans ces artistes incohérents, pas de dadaïsme, pas de Duchamp, pas de Breton, pas de surréalisme, pas d’art contemporain ! Ce sont des inducteurs : avant eux c’est une chose, après eux ça ne sera plus jamais pareil. Dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin parle d’aura pour caractériser ce qui nimbe une œuvre originale dont on connaît l’existence par sa trace reproductible et reproduite – une image dans un livre, une mention dans une monographie, un écho des œuvres diffusées, dupliquées. Or, dans le cas des Incohérents, on connaissait ces œuvres par le biais des catalogues des expositions imprimés à l’époque, mais peu d’entre elles étaient illustrées et les rares gravures en question ne laissaient imaginer que de très loin la nature exacte des œuvres. Enfin, à l’exception des quelques œuvres (moins d’une petite dizaine) relativement anecdotiques exposées au musée d’Orsay en 1992, il semblait n’en subsister aucune autre sur les mille recensées. Se retrouver en présence de ces artefacts dont on aurait même pu imaginer, tant l’entreprise des Incohérents semble loufoque, qu’ils n’aient même jamais pu exister sinon dans les pures et simples limites d’un projet conceptuel, c’était se retrouver flageolant sur les bords de l’abîme bien connu par ceux qui expérimentent le syndrome de Stendhal : un genre de syncope en présence réelle de ce qui vit en amont puissamment dans l’esprit avant de se retrouver ici et maintenant, exposé dans le silence de cette petite galerie qui devenait l’un de ces fameux espaces infinis où le vortex emporte le cœur, le corps et l’âme… Ce livre est bien évidemment dédié à Johann Naldi3. 2. Dès Politique du rebelle en 1997 et plusieurs pages dans Le Magnétisme des solstices en 2013. 3. Qui a mis à ma disposition tous les matériaux et documents afférents aux Incohérents nécessaires à l’écriture de ce texte. INTRODUCTION LA FORME, UNE FORCE QUI VA De la même manière qu’à cette heure on ne peut être astrophysicien en estimant qu’Aristote a dit le fin mot de la discipline dans Du ciel au IIIe siècle avant Jésus-Christ, on ne saurait imaginer que les catégories de la Critique de la faculté de juger de Kant, publiée en 1793, épuisent le sujet de l’esthétique jusqu’à la fin des temps ! Aristote à la main, on ne saurait disserter sur les trous noirs, le Big Bang, les naines blanches, les multivers ou les supernovas ! De même avec l’outillage philosophique de Kant qui ne permet pas de comprendre l’art abstrait, Marcel Duchamp, le surréalisme et l’art contemporain dans sa totalité ! Ça n’est pas l’art qui est mort mais bel et bien l’esthétique idéaliste qui ne peut plus rien exprimer dudit art du simple fait que ses catégories se sont trouvées invalidées par le temps. Le Beau, qui n’existe plus après que la mort de Dieu annoncée au XIXe siècle par Nietzsche l’a entraîné dans sa chute, et avec elle celles du Vrai et du Bien, ne saurait être ce qui plaît universellement et sans concept pour parler le langage kantien. Car c’est bien plutôt ce qui plaît localement avec explication, Pierre Bourdieu a dit l’essentiel sur ce sujet dans La Distinction. Critique sociale du jugement il y a plus de quarante ans en 1979… Cette mort de l’esthétique idéaliste n’est pas la mort de toute esthétique. Baumgarten crée le mot en 1750 dans Aesthetica. Il en avait fait uploads/Litterature/ les-anartistes-michel-onfray-z.pdf
Documents similaires
-
22
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mai 20, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 49.4854MB