Les écritures Libyco-Berbères de Carthage à nos jours – par Jeannine Drouin Con

Les écritures Libyco-Berbères de Carthage à nos jours – par Jeannine Drouin Conférence donnée à l’Académie le 24 Novembre 2013 Préliminaires historiques Il semble nécessaire de définir le terme « libyco-berbère » qui doit être pris comme un terme générique. Il désigne une écriture à caractéristiques formelles géométriques utilisée, aussi loin que l’on se reporte, et depuis au moins 2 500 ans, au nord de l’Afrique — de l’Atlantique à l’Egypte occidentale, incluant l’archipel canarien au large des côtes marocaines —, et de la Méditerranée au Sahel subsaharien. Cette écriture était utilisée par des populations qu’on s’accorde à appeler « Berbères » dans un espace géographique que les Grecs appelaient « Libye », à distinguer de la Libye actuelle. Actuellement, on entend par libyco-berbères toutes les variantes issues de l’écriture libyque antique, les inscriptions rupestres de périodes intermédiaires indéterminées et les tifinagh, caractères de l’écriture des Touaregs contemporains. Ceux-ci ont aussi gravé des inscriptions rupestres au Sahara et au Sahel depuis un nombre de siècles difficiles à déterminer et dont une grande partie est issue des alphabets dont la valeur et le contenu linguistique sont connus, pour un certain nombre. Autrement dit, les régions sahariennes et subsahariennes recèlent une multitude d’inscriptions gravées ou peintes, déchiffrables ou non et on verra pourquoi. Les Touaregs des régions sahariennes et subsahariennes, ont été sujets de recherches quant à leur origine, des historiens de l’Antiquité aux chercheurs contemporains, origine évoquée aussi dans des récits historico-légendaires et mythiques transmis par la tradition orale. On les dit originaires de Syrte ou de Cyrénaïque (Libye actuelle) ou du nord de l’Afrique berbère, espace libyque pour l’Antiquité. Une autre hypothèse est celle qui les ferait venir de l’Orient méditerranéen. Par ailleurs, des préhistoriens ont relevé des signes de néolithisation dans les massifs sahariens concernant les Paléo-berbères, 2000 ans avant les régions septentrionales. Par migrations successives, les « méditerranéens blancs » auraient progressivement repoussé vers le sud saharien des populations négroïdes du Sahara central : ils pourraient être les descendants des Garamantes du Fezzan. La seule certitude que l’on ait est qu’ils appartiennent à l’aire linguistique berbère et que leur écriture est étroitement apparentée à l’écriture libyque d’Afrique septentrionale, employée par des populations contemporaines des Carthaginois, plusieurs siècles avant note ère. L’aire d’extension de la langue berbère (terme générique actuel) correspond à celle de l’écriture. Extrait du catalogue de l’exposition de la Bibliothèque Nationale de France, L’aventure des Ecritures – Naissances, 1997, 111. Les stèles bilingues sont des témoins de la géopolitique concernant toute l’Afrique septentrionale : les stèles libyco-puniques et libyco-latines attestent de l’histoire et des contacts culturels. La colonisation phénicienne fut mise en place par les Phéniciens venus de Tyr (de l’actuel Liban) pour fonder des comptoirs sur les côtes africaines, jusqu’au sud de l’Espagne dès le XIIème s. BC. Ils fondèrent Carthage vers 814 BC dont l’expansion économique, grâce à un négoce maritime florissant, s’étendit jusqu’aux îles Baléares, la Sicile et la Sardaigne où ils se heurtèrent à la résistance grecque puis romaine. Les guerres puniques opposèrent alors Rome et Carthage et, après la 3ème guerre punique, aboutirent à la destruction de la cité punique. Après 146 BC, la nouvelle Carthage romaine redevint prestigieuse, capitale de l’Afrique romaine. La colonisation romaine prospéra au cours des premiers siècles de notre ère. L’acculturation marqua alors la culture libyque et l’écriture libyco-berbère disparut progressivement dans l’Afrique septentrionale. La civilisation punique fut très dynamique et l’écriture phénicienne puis néo-punique témoigne de l’évolution de l’écriture et de la langue : le punique est le phénicien occidental. Le contact avec la culture punique influença la culture libyque et fut sans doute à l’origine de son alphabet (v. les hypothèses sur l’origine ci-dessous). C’est à cette époque que les royaumes numides se développèrent. Problème des origines Aborder le sujet de l’origine de cette écriture est aussi essayer d’établir des périodes historiques, c’est-à-dire prendre en compte la multiplicité des recherches telles qu’elles se posent actuellement. La fiabilité des conclusions doit tenir compte du manque de documents historiquement datables et de l’objectif de la recherche qui est en partie scientifique et en partie militante depuis quelques décennies. Le premier témoignage graphique qui nous est parvenu est celui d’une stèle bilingue découverte par l’explorateur Thomas d’Arcos en 1631 au mausolée de Dougga, l’antique Thougga, dans le nord-ouest de la Tunisie. Ce n’est qu’en 1843 qu’elle fut identifiée par F. de Saulcy comme punico- libyque et rapprochée de l’alphabet touareg. Elle devint lisible en 1843 grâce à l’avancement des travaux sur la connaissance du punique, et permit l’identification de presque tous les caractères libyques. Dans le corpus établit par l’Abbé Chabot, Recueil des Inscriptions libyques (1940), qui en compte 1133, elle porte le n° 1 ( RIL 1). D’autres explorateurs au XIXème s., entre autres W. Oudeney (1822), relevèrent des inscriptions, dites alors « libyennes », qu’ils identifièrent comme l’écriture des Touaregs, en notèrent les signes et leurs nom, avec leurs guides. La stèle bilingue de Bordj Hellal (Algérie), fut découverte en 1874 et transportée au Louvre en 1881. Le texte néopunique, au centre, est endommagé et la partie supérieure est fracturée mutilant une partie des signes libyques. Ce décryptage ne permit pas d’établir la langue qu’ils représentaient car le texte ne donne à lire qu’un certain nombre d’anthroponymes et de termes de parenté. Ces termes autorisent cependant à considérer qu’il s’agit vraisemblablement de parlers berbères. RIL 1 bilingue : en haut écriture libyque, en bas écriture phénico-punique La situation linguistique berbère actuelle montre une grande variété de parlers berbères ayant un substrat commun, lexical et syntaxique. Cette situation permet de penser qu’aux époques lointaines la dispersion géographique des sociétés était aussi à l’origine des variations dialectales. D’ailleurs, après la conquête des îles Canaries par les Espagnols, au début du XVème s., des chroniqueurs de l’époque notaient qu’ils devaient s’entourer d’interprètes car les parlers étaient différents dans chacune des sept îles, sans que l’on sache leur degré d’apparentement. Un grand nombre d’inscriptions de cette écriture fut découvert d’abord en Tunisie sur des stèles funéraires et d’autres en Numidie et Maurétanie césarienne, dans l’Algérie actuelle, puis en Maurétanie tingitane correspondant au nord du Maroc. L’extension de la pratique de l’écriture est marquée de variations formelles du graphisme qui pourraient, comme à l’époque actuelle, correspondre, entre autres, à des variations phonétiques des parlers. D’autres bilingues, libyco-puniques et libyco-latines d’époque romaine, dans le foyer très fécond de Tunisie, incitèrent certains chercheurs à considérer, imprudemment, qu’il s’agissait d’une écriture punique. Quelques variations graphiques ont suggéré à certains qu’il y avait un alphabet oriental et un alphabet occidental, alors qu’en réalité certains caractères de l’ouest peuvent se trouver aussi à l’est et vice et versa. En fait, ce qui caractérise l’alphabet de Dougga et des régions orientales, c’est l’influence de la culture punique proche, puis de la culture romaine. Ce contact étroit se fait jour dans les emprunts de techniques graphiques — disposition des lignes et leur orientation…, l’usage funéraire de l’écriture — remarques qui en font une écriture citadine différente de celles qu’on relève dans l’Atlas à l’Ouest et dans d’autres régions montagneuses, exceptions faites pour la région de Volubilis romanisée, au nord du Maroc. Stèle de Kerfala ( Kabylie Algérie) : écriture libyque La variété des alphabets actuellement utilisés par les Touaregs, dont une partie des signes sont des invariants, donne à penser qu’il en fut de même dans l’Antiquité classique et dans des périodes intermédiaires, les variants correspondant aux variations phonétiques entre les parlers berbères des époques carthaginoise et romaine. Ce sont d’ailleurs les différences phonétiques entre libyque et punique qui laissent dans l’incertitude de la valeur de certains signes libyques qui ne trouvent pas leur correspondant en punique dans la comparaison graphique. Le seul critère à valeur historique que l’on peut retenir quant à la datation est celui concernant une stèle libyco-punique découverte en 1904, répertoriée RIL2 dans le corpus de J.-B. Chabot : elle mentionne l’an 10 du règne de Micipsa fils du roi numide Masinissa auquel elle était dédiée, c’est- à-dire 149 BC. Ce seul document incontestable laisse le champ libre à l’exploration des périodes antérieures qui suscitent des hypothèses quelquefois aventureuses sur l’origine de l’écriture libyque, vieux débat récurrent, comme le souligne L. Galand (2001). RIL 2 bilingue : en haut, écriture punique dont la dernière ligne est sous le texte libyque Deux opinions principales s’affrontent, les tenants d’une origine sémitique et ceux d’une origine locale. Les premiers suivent l’opinion très répandue qui veut que toute écriture, dans le bassin méditerranéen, vienne du Moyen-Orient. Il y a donc deux grandes tendances dans la recherche des origines, l’autochtone et la phénicienne. Ce qui paraît fondamental à M. Ghaki (2011), dans ces deux tendances qui peuvent être concomitantes, est l’examen des périodes d’évolution aboutissant à plusieurs alphabets, le passage des pictogrammes et des idéogrammes à la constitution des alphabets. Loin des présupposés idéologiques des franges militantes et dans l’incertitude des recherches tâtonnantes, il faut retenir des dates vraisemblables qui se situent dans la deuxième moitié du 1er millénaire BC, là où convergent des éléments de recherches complémentaires uploads/Litterature/ les-ecritures-libyco.pdf

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