Les ennuis de Mohammed Khaïr-Eddine commencent chez le dentiste. « Le chirurgie
Les ennuis de Mohammed Khaïr-Eddine commencent chez le dentiste. « Le chirurgien-dentiste, un incompétent notoire, au lieu d’extraire la molaire malade, s’est attaqué à l’os de la mâchoire qu’il a fêlé », écrit l’écrivain à la première page de son journal. En observateur intrépide, il note les dégâts occasionnés par ce praticien : « malgré toutes les précautions que j’ai prises (en ne négligeant pas, par exemple, de multiplier les bains de bouche), les germes ont trouvé le moyen de s’installer dans la fêlure de la mâchoire. Je prenais alors des antibiotiques et des anti-inflammatoires, mais les microbes n’en avaient cure ; au contraire, ils prospéraient dans ce milieu sordide qu’est la bouche ». Cette écriture simple, fluide, sans révolution formelle, caractérise le journal de Khaïr-Eddine. Elle rompt avec les livres précédents de l’écrivain qui pouvaient rebuter certains lecteurs. Au demeurant, tout porte à croire que Khaïr-Eddine a écrit ce journal alors qu’il savait que sa mort était proche. Le temps sur lequel s’étend l’écriture de ce journal ne dépasse guère à cet égard un mois. Il ne peut s’agir donc d’un journal intime au sens classique du mot. On n’y retrouve pas d’ailleurs de progression chronologique. Khaïr-Eddine ne fixe pas les événements au jour le jour, mais agit par variations autour d’un thème, ce qui multiplie les va-et-vient entre les différents âges de l’auteur. La maladie, la souffrance et le sentiment de la mort rendent urgents la formulation d’un point de vue définitif sur certains sujets. Les regrets : « Je n’ai que trop souffert de certaines femmes. On ne gagne rien avec elles. Elles m’ont beaucoup nui. Et nui à l’écriture. » Les colères : « Les profs d’université vous font manger du sable à la place du couscous. Ils sont nombreux, répétitifs et incapables d’invention. Je les évite de plus en plus (…) L’université n’est pas un lieu propice à la réflexion, c’est une fabrique de poncifs. Comme c’est minable ! » Mais surtout l’amitié qui paraît comme la valeur la plus stable, la plus durable dans le journal. L’enseignement de ce livre, ce qui éblouit et touche à la fois, c’est que Khaïr- Eddine, avec sa violence, son esprit libre et rebelle à tout attachement, croit ferme en l’amitié. Au point de vue sentimental, l’amitié lui suffit, idéale société secrète, alliance intime à quelques-uns, en parfaite communion de vues, de vie et de travail. Que ce soit dans un chic restaurant à Paris ou dans un bar sordide où il les rencontrait, Khaïr-Eddine a nommé la petite communauté d’hommes dont il se réclame. On y trouve des noms connus comme ceux Michel Leiris, Jacques Berque, Pierre Bernard et d’autres connus seulement par l’écrivain et à qui il a tenu à rendre grâce. D’autre part, le titre d’un ouvrage revient incessamment dans ce journal. Khaïr-Eddine l’a écrit en contrepoint de son roman posthume : « Un vieux couple au village ». L’on comprend alors qu’il est impossible de comprendre le ton apaisé de cette romance pastorale indépendamment de l’état dans lequel il a été écrit. Le journal nous instruit de l’état de l’auteur. Il ne pouvait pas manger, ce qui explique la présence massive de la gastronomie dans le roman. Il ne pouvait pas se promener, ce qui justifie les descriptions de la nature dans le roman. Il souffrait et avait besoin de paix. Et c’est ce qui explique le ton apaisé et la sérénité qui sous-tendent le roman. Ce roman lui a tenu compagnie dans la souffrance, il lui a aussi permis de vivre par procuration. Il faut se rendre compte de ce que cela représente. Khaïr-Eddine brise les frontières entre l’écrit et le vécu, ou essaie plutôt de transformer le second en s’instruisant du premier. Ce qui en dit long sur l’empire de la littérature dans sa vie. Il rend aussi grâce à Dieu d’être encore en vie. Les amis, la littérature et Dieu sont le triangle au sein duquel s’abrite l’écrivain. L’écrivain ? Le mot est peut-être injuste. Dans la dernière phrase de son journal, Khaïr-Eddine écrit : « je voulais avant tout être poète ». Qui peut lui dénier cette qualité ! Mohammed KHAÏR-EDDINE « On ne met pas en cage un oiseau pareil ! » (Dernier journal, août 1995) Bordeaux, William Blake & Co., nov. 2001 Au mois d’août 1995, très malade, peu de temps avant sa mort, Mohammed Khaïr-Eddine tenait un journal. Peu soucieux de chronologie ou de pacte autobiographique, il notait les avancées du mal (seulement à quelques demi- heures d’écart parfois), ainsi que ses souvenirs, ses pensées désabusées sur l’état du monde, ses salutations amicales aux amis défunts, ses réflexions sur son travail d’écriture. Les deux cahiers d’écolier remplis de « notes moroses », ainsi que Khaïr-Eddine s’en plaint lui-même, composent donc comme le chant du crépuscule d’un homme et d’un écrivain. Si Khaïr-Eddine fait, avec un réalisme minutieux, la description des symptômes, des soins, de la douleur, de l’imminence de la mort, c’est avec l’ironie du désespoir. Victimes d’erreurs médicales à répétition, Khaïr-Eddine a la dent dure contre les blouses blanches. Vendredi 11 août, 12h45 : « Si tous les malades devaient se venger, il n’y aurait plus de toubibs. » Dimanche 13, 15h15 : « Prendre un de ces médecins, lui trancher la gorge sans frémir, le tailler en lanières et disperser sa barbaque aux corbeaux ! » Au passage, les universitaires vautours en prennent aussi pour leur grade. « Les profs d’université vous font manger du sable à la place du couscous. » (mardi 8). Aussi loin que possible de ces oiseaux de mauvais augure, le poète, recueilli par des amis entre Casablanca et Rabat, entre en sympathie avec un loriot, qui vient chanter le matin à sa fenêtre. Le second cahier s’interrompt sur un poème consacré à cet oiseau (L’Albatros de Khaïr-Eddine ?). Il parle aussi, un autre jour, d’une huppe, cet « oiseau qu’on ne met pas en cage ; il doit rester libre » (lundi 12), et qui donne son titre au Journal. La huppe, cet « oiseau biblique » dans la beauté duquel Khaïr-Eddine trouvait quelque chose de sacré, était aussi le nom d’une revue satirique bilingue qu’il avait fondée à Casablanca, et que la censure avait stoppée en plein vol. Dans sa déréliction, coupé des siens et progressivement détaché de la vie, Khaïr-Eddine exprime sans nuance sa rancœur à l’égard des « dames » et son ennui de la « bagatelle » (lundi 7) ou – plus intéressant – sa grande désillusion quant à la vie politique et à la société du Maroc et de l’Algérie. Il dénonce sans ménagement la corruption à tous les étages, les inégalités sociales, le saccage de l’environnement, etc. « Continuez donc, ô politique de la désespérance ! C’est le temps des assassins (Rimbaud) » (mardi 8). La poésie encore, et toujours. « Je suis rassasié de ces images violentes et de ces informations mauvaises. Je veux que la vie soit claire ! Alors, j’invente autre chose : Un vieux couple au village. » (même jour) La fiction comme antidote. Pourtant, les Etats ne font pas grand-chose pour favoriser ce contre-poison : « La France actuelle ne fait strictement rien pour la défense de sa langue. » (mercredi 9) ; « Les arabes se foutent de leur culture » (vendredi 11). Le Journal est un constant aller-retour de la mémoire entre le Maroc et Paris. Khaïr-Eddine se souvient de la vie intellectuelle des années germanopratines, de l’effervescence des revues littéraires, mais aussi de la solitude du poète. Emergent de ces récits les magnifiques portraits des amis d’une vie que Khaïr-Eddine salue dans un dernier geste d’estime. Parmi tant d’autres, Michel Leiris, Jacques Berque « l’orientaliste arabisé », les poètes Marcel Béalu et Pierre Béarn. (On apprend à cette occasion que c’est à Khaïr-Eddine que l’on doit la diffusion du poème de Béarn contenant l’expression « Métro-Boulot-Dodo » – contribution à mai 68.) Khaïr-Eddine n’oublie pas non plus les noctambules compagnons d’infortune, clochards lettrés rencontrés au gré des zincs. Destins retracés avec grande sympathie à la manière de Vies minuscules en miniature. Il est évidemment beaucoup question de l’écriture et c’est sans doute cela qui fait de ce journal, outre l’éphéméride de la douleur et du désenchantement, une sorte de testament littéraire. Khaïr-Eddine évoque ses conditions de travail – dans un bar de la place de République, où il rédigeait en 1977 Une vie, un rêve, un peuple, toujours errant, un policier de la mondaine lui crie: « Bravo, Khaïr ! Bravo ! Vous arrivez à écrire dans ce merdier. » (vendredi 11, 3h34) –, les caprices de l’énergie créatrice et les obstacles – « Ah ! que j’aurais aimé écrire de belles choses à la place de ces notes moroses ! Et pourtant, j’étais dans le même état quand je rédigeais Un vieux couple au village. L’inspiration balayait la douleur, l’inconfort physique et tout le reste. » (jeudi 17) – et, évoquant ses années de lycée et la découverte de Baudelaire, Rimbaud, Sartre et Camus, le uploads/Litterature/ les-ennuis-de-mohammed-khair.pdf
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- Publié le Jan 26, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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