Les Étudiants et la lecture sous la dir. d'Emmanuel Fraisse Paris : PUF, 1993.

Les Étudiants et la lecture sous la dir. d'Emmanuel Fraisse Paris : PUF, 1993. - 264 p. ; 22 cm. - (Politique d'aujourd'hui) ISBN 2-13-046060-7 : 147 F Par Jean Hébrard Emmanuel Fraisse, qui nous donne ce bel ouvrage collectif, effectue depuis 1991 une mission auprès de la sous-direction des bibliothèques du ministère chargé des Enseignements supérieurs sur le thème plutôt inattendu de la lecture étudiante. L'inquiétude, née dans les années 1980, d'une possible désaffection des Français à l'égard de la lecture aurait-elle atteint aussi ces cercles privilégiés de la culture que sont les grandes écoles et les universités ? Deux raisons sont souvent invoquées par ceux qui réfléchissent sur ces dossiers pour étendre à des populations, jusque là préservées, les enquêtes et les initiatives sociales qui concernent depuis 1980 les illettrés et les « faibles lecteurs ». La première est l'apparition, dans les universités, de populations étudiantes venant de milieux moins favorisés. La massification de la formation secondaire conduit aux portes des amphithéâtres de nombreux adolescents qui ont grandi dans des familles où la lecture n'apparaît pas comme une valeur culturelle essentielle. La deuxième raison est plus précise encore. Les enquêtes récurrentes menées par le ministère de la Culture depuis 1973 1 montrent que si la lecture progresse globalement en France, elle cesse d'avancer dans les groupes sociaux qui, jusque-là, en étaient les plus porteurs. Les étudiants sont certainement toujours plus nombreux à lire, mais ils sont devenus des lecteurs plus parcimonieux. On comprend dès lors l'inquiétude de ceux qui ont eu, ces dernières années, la responsabilité de l'équipement de nos universités en bibliothèques, inquiétude d'autant plus légitime que le rapport Miquel 2 avait montré, s'il fallait encore le faire, le retard accumulé depuis l'explosion démographique des années 1960. Suffisait-il de construire et d'équiper des bibliothèques universitaires pour renverser une tendance de fond de l'évolution des pratiques culturelles ? La solution choisie par les gouvernements successifs depuis 1989 a été de ne plus attendre. Et cela a été une solution sage qui reste encore d'actualité malgré les efforts importants récemment faits 3. Encore fallait-il ne pas se contenter de la solution, après tout facile, de conquérir année après année de bonnes enveloppes budgétaires. Il était nécessaire de savoir comment rentabiliser les deniers de l'État et d'ajouter aux bilans quantitatifs successifs (nombre de mètres carrés, nombre de livres par étudiant, heures d'ouvertures, etc.) les enquêtes qualitatives qui permettent de savoir, d'une part, si une « reconquête » du milieu étudiant est vraiment nécessaire, d'autre part, comment elle est possible. Cela a été, depuis deux ans, la tâche confiée à la mission Lecture étudiante. Un bilan conséquent Deux enquêtes, quatre colloques de recherche, des rencontres et un ouvrage de synthèse sur la problématique retenue. Le bilan n'est pas mince. Des deux enquêtes, la presse s'est largement fait l'écho, d'autant qu'elles ont été réalisées avec la collaboration du Monde. La première portait sur la lecture des étudiants 4, la seconde sur celle de leurs professeurs 5, prescripteurs importants des lectures de leurs élèves. Les quatre colloques scientifiques (histoire, sociologie, psychologie, littérature) organisés à l'occasion du Forum sur la lecture et l'écriture de La Villette en janvier 1993 6 ont fait l'objet d'actes en train de paraître 7. Les rencontres de Royaumont ont été particulièrement riches dans la mesure où, à mi-parcours, elles ont permis d'élaborer une problématique. Les Étudiants et la lecture en sont l'aboutissement. L'ouvrage nous offre en fait deux approches complémentaires du problème. L'une, confiée aux sociologues, précise le constat et tente de faire progresser l'analyse. L'autre, grâce aux réflexions des multiples acteurs de l'offre de lecture étudiante (enseignants des universités, bibliothécaires, spécialistes de l'édition universitaire, innovateurs), analyse les premières initiatives mises en œuvre ou tente d'ouvrir des pistes nouvelles tant du côté de l'enseignement que de celui du développement des pratiques culturelles étudiantes. Des quatre articles qui composent la partie sociologique de l'ouvrage, deux sont consacrés à cerner l'évolution récente du milieu étudiant, deux abordent de plain-pied le problème de la lecture et de sa diffusion dans les établissements universitaires. Les uns et les autres ouvrent quelques perspectives neuves qui méritent examen. Le milieu étudiant en évolution Du milieu étudiant, chacun sait aujourd'hui qu'il est composite, qu'il ne reflète plus cette image qui convenait encore aux héritiers chers à Bourdieu et Passeron. En trente ans, l'université a changé de visage et joue de manière très différente son rôle identitaire. C'est à cette mutation que s'attache Jean-Paul Molinari 8. Lorsque cohabitent sous la même appellation, sinon sur les mêmes bancs, les quelques descendants du modèle ancien, les bons étudiants des classes moyennes et ces « exclus de l'intérieur » qui ne connaissent pas les règles du jeu et ne savent pas vraiment ce qu'ils peuvent attendre de leurs études, comment pourrait se forger une identité étudiante ? Les héritiers se sont réfugiés dans le giron des grandes écoles prestigieuses ; mais y croient-ils encore lorsque, pour accéder au statut qu'ils savent être le leur, ils additionnent les signes successifs d'une distinction (Polytechnique, Centrale ou Ponts, « Sciences po », ENA, sans oublier le passage par Harvard ou Berkeley) dont on n'est jamais sûr qu'elle soit assez visible, assez efficace. Les autres, nous dit Olivier Galland 9, ceux devant lesquels les portes ne se sont pas ouvertes et qui savent que l'université n'est plus ce qu'elle était, ne croient plus à la vie étudiante, fréquentent « en passant » les campus et cherchent ailleurs (famille, groupes de pairs) leurs références. Restent les nouveaux convertis, ceux que leur origine familiale ne destinait pas aux études. Ce sont tout à la fois ceux qui prennent le plus de coups et ceux qui croient le plus à l'aventure qui s'est ouverte devant eux. Comment ces étudiants, si divers dans leurs aspirations, dans leurs cursus, dans leurs représentations d'eux-mêmes seraient-ils des co-praticiens homogènes des délices de la vie culturelle ? Comment seraient-ils tous, tels leurs devanciers, des lecteurs appliqués et convaincus ? Les lectures des étudiants Sur les lectures étudiantes, les deux contributions sont particulièrement intéressantes. Chacune, à sa façon, renouvelle la problématique et engage à la réflexion. Anne-Marie Chartier et ses collaboratrices 10, en questionnant la définition sociologique du lire par le biais d'une enquête astucieusement menée, s'interrogent moins sur la validité des statistiques que sur l'objet réellement mesuré : moins la lecture des livres que la mémoire de la lecture des livres. Elles offrent ainsi, dans le prolongement d'une approche plus anthropologique que sociologique, un nouveau domaine de travail dont il reste à explorer la dimension sociale. François de Singly l'avait remarqué 11. Il y a lire et lire : lire en sachant ce qu'on a lu et en étant capable de l'évoquer selon les normes traditionnelles de la désignation du livre ; lire sans souci d'une thésaurisation des lectures faites ou du moins d'une thésaurisation « bibliologique » de celles-ci. Le travail de lecture, en effet, ne s'arrête pas lorsque la page est tournée ou le livre fermé. Après coup, il y a encore la lente sédimentation des textes lus dans les multiples catégories de la mémoire, avec leurs indexations spécifiques, leurs modalités de rappel, leurs couleurs particulières. Comme le remarquent Alain Viala et Floriane Gaber dans leur étude très suggestive de ce mode particulier de capitalisation des lectures qu'est la photocopie 12, la memoria, ultime phase d'une rhétorique de la lecture, n'en est pas la moins importante si l'on souhaite comprendre « les modalités de transfert et capitalisation des acquis de lecture » (p. 154). Lorsque l'alphabétisation s'est à peu près définitivement installée - comme c'est le cas en France depuis le début de ce siècle -, n'est-ce pas ce savoir thésauriser qui devient sociologiquement le plus clivant ? N'est-ce pas de cet art subtil de la mémoire des lectures faites que l'on hérite lorsqu'on devient légitimement ou illégitimement lecteur ? Hériter et se démarquer Ce sont les modalités de cet héritage qui passionnent François de Singly 13. Il a forgé dans ses travaux de sociologie de la famille des instruments qui font merveille ici, puisqu'après tout, ce qu'il faut comprendre, c'est moins comment jouent les déterminations sociales (fortes certes, mais non décisives) que ce qui y fait précisément échapper et qui se trouve être l'exemple familial dont on sait que, de plus, il est fortement lié au sexe : les mères lisent plus que les pères. Relation inter-générationnelle complexe puisqu'elle peut jouer dans les deux sens. Hériter, en particulier lorsqu'il s'agit d'habitus culturels, c'est certes prolonger une tradition, mais aussi s'en démarquer, retrouver à l'intérieur de la mémoire des gestes un espace de liberté. Depuis que la formation des élites ne se fait plus par les humanités (les taux de lecture chez les meilleurs élèves des dasses préparatoires scientifiques sont significatifs du peu d'intérêt qu'ils manifestent pour cette pratique désuète), depuis que les filles, ces lectrices impénitentes, entrent de plus en plus dans les formations supérieures, on assiste à un étrange chassé-croisé dans l'usage que chacun fait de son héritage familial. Comment peut-on, lorsqu'on est jeune fille, à la fois uploads/Litterature/ les-etudiants-et-la-lecture-presentacion-hebrard.pdf

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