Bulletin de l'Association Guillaume Budé : Lettres d'humanité Les miracles d'Em

Bulletin de l'Association Guillaume Budé : Lettres d'humanité Les miracles d'Empédocle ou la naissance d'un thaumaturge Christine Mauduit Citer ce document / Cite this document : Mauduit Christine. Les miracles d'Empédocle ou la naissance d'un thaumaturge. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé : Lettres d'humanité, n°57, février 1998. pp. 289-309. doi : 10.3406/bude.1998.2431 http://www.persee.fr/doc/bude_1247-6862_1998_num_57_4_2431 Document généré le 15/10/2015 I. LITTÉRATURES ANTIQUES Les miracles d'Empédocle ou la naissance d'un thaumaturge Dans un célèbre fragment de son poème Sur la Nature 1 , Empé- docle fait à son disciple Pausanias la promesse suivante : Tous les remèdes qui, des maux et de la vieillesse nous protègent, tu apprendras à les connaître, car pour toi seul, je produirai tout cela. Tu apaiseras l'ardeur des vents infatigables, qui, fondant sur la terre, ravagent de leurs souffles les cultures, et, à l'inverse, tu feras se lever des brises favorables. Tu installeras, après la sombre pluie, une sécheresse opportune pour les hommes, tu installeras aussi, après la sécheresse de l'été, les pluies nourricières des arbres, qui logent au ciel; et tu ramèneras de l'Hadès l'ardeur d'un mort2. Ce surprenant témoignage, qui nous a été conservé par le biographe Diogène Laërce dans sa Vie d'Empédocle3, est sans doute l'un de ceux qui ont suscité le plus d'interrogations et de commentaires chez les exégètes soucieux de cerner la figure du philosophe d'Agrigente. On admet aisément que le médecin Empédo- cle se fasse fort, au début de ce fragment, d'enseigner à son disciple l'art des remèdes. On s'étonne davantage de l'entendre lui prédire la possession d'un pouvoir sur les phénomènes atmosphé- 1. Diels-Kranz 31 B 111 {Fragmente der Vorsokratiker , 6e éd., Berlin, 1952) = 12 BOLLACK {Empédocle, t. II, Paris, 1969) =101 Wright {Empedocles : The extant Fragments, New Haven, 1981) = 15 Inwood {The Poem of Empedocles, Toronto, 1991). 2. D. K., B 111 : çàpfxaxoe 8' oaaoc fe^âai xaxûv xaî yripaoç aXxap 7î£Û<ît]i, £7cei [xouvcùi aol iyù xpavéco -càSe rcàvca 7taûaeiç S' àxafzdcTOùv àvé[x«v (xévoç oï t' èict yalav ôpvu(ji£vot rcvotaïai xaxa<p9tvû6ouaiv àpoûpaç- xal ;iàXiv, T]v i9£XT]ia0a, naXivzvza. 7ivEÛ(juxt(a) èTtàÇetç* 6if)aetç 8' èÇ ôfxjîpoio xeXaivoû xatptov aùxt^ôv ç, 0T|a£iç 8è xaî i\ aùxfioïo Oepetou 8ev8pe60pe7tTa, xà t' aîGépi vaiTjaov-cai (?), ôéÇeiç 8' eÇ 'ACSao xaxaçOtfiévou (iévoç àvSpôç. 3. Diogène Laërce, Vitae philosophorum, VIII, 59, qui le tire de Satyros. Bulletin Budé 19 290 CHRISTINE MAUDUIT riques — la capacité de maîtriser les vents, de susciter, selon les saisons et les besoins des hommes, la sécheresse ou la pluie — , pour ne rien dire de la perspective, plus extravagante encore, de faire remonter un mort de l'Hadès ! Le plus déconcertant réside dans le fait que ces différents pouvoirs, situés sur la frontière incertaine entre médecine et magie, soient présentés comme faisant l'objet d'une révélation du maître à son disciple. La formule £7iet (j,ouv<oi dot èyco xpavéco tàSe raxvm, qui apparaît au v. 2 de ce fragment, indique en effet que la connaissance des cpdcpjxaxa, sur laquelle ils se fondent, est transmise de manière empirique, dans le cadre d'un enseignement de type ésotérique. Surgit alors la question, aussi gênante qu'inévitable : Empédocle se réfère-t-il ici à des opérations de magie ? Et si tel est le cas, faut-il en conclure qu'il ait pu se livrer lui-même à de telles pratiques, comme le laisse supposer une partie de la tradition biographique ? Une telle interrogation touche au cœur de ce que l'on pourrait appeler la « question empédocléenne » 4, au sens où l'on parle de « question homérique », à propos de la composition de Y Iliade et de Y Odyssée. Car l'émergence de cette figure de mage, qui se profile également à l'arrière-plan de certains fragments des KaOocpfxoi, le poème religieux d' Empédocle, interfère de manière gênante avec l'image de philosophe et d'homme de science que l'on se fait généralement de l'Agrigentin, à la lecture du ITepl cpiSaEtoç. D'où l'embarras des commentateurs, qui se demandent comment l'auteur de théories médicales ou physiques aussi élaborées que celles que contient cet ouvrage pourrait être en même temps cet adepte de la magie, ce faiseur de miracles dont les biographes antiques nous ont, par ailleurs — avec plus ou moins de distance, il est vrai — conservé le souvenir. D'où, aussi, la diversité de leurs réponses, qui vont du constat d'une irréductible dualité5, voire d'une incompréhensible contradiction 6 entre ces deux aspects de la personnalité d'Empédocle, jusqu'à l'affirmation d'une problématique, mais incontestable unité de sa pensée 7, dont les uns croient trouver le principe dans les théories du physicien, les 4. L'un des aspects de cette question est la discussion portant sur l'ordre de composition des deux poèmes. La grande majorité des spécialistes considèrent le Péri Phuseos comme le plus ancien (mais l'ordre inverse est soutenu par W. KRANZ, « Miszellen », Hermès, 70, 1949. p. 111-1 19). L'existence de deux poèmes distincts est toutefois remise en question par certains commentateurs (voir notamment C. OSBORNE, « Empedocles recycled », C. Q , 37, 1987, p. 24-50 (en particulier p. 24-32); B. Inwood, op. cit. (n. 1), p. 8-19). 5. Cf. W. NESTLE, « Der Dualismus des Empedokles », Philologus, 65, p. 545- 557. 6. Cf. G. Vi.astos, « Theology and Philosophy in early Greek thought », P. Q, 2, 1952, p. 119-121. LES MIRACLES D'EMPÉDOCLE OU NAISSANCE D'UN THAUMATURGE 29 1 autres, au contraire, dans la tonalité religieuse qui baigne l'ensemble de son œuvre. Il faut bien l'avouer : pour nos esprits modernes, habitués à penser en catégories hermétiquement closes les domaines de la science et de la religion, du rationnel et du spirituel, le philosophe d'Agrigente est une bien curieuse figure. Sans reprendre, en son entier, ce difficile problème de la pensée empédocléenne, nous nous proposons de revenir ici sur la tradition des « miracles » d'Empédocle, pour tenter de comprendre comment cette figure de thaumaturge a pu commencer à s'élaborer du vivant même d'Empédocle, dans l'ambiance intellectuelle et spirituelle de la Sicile du Ve siècle8. Le fragment 111, cité en tête de cette étude, nous permettra tout d'abord d'illustrer, sur un exemple précis, la tendance qui domine chez la plupart des commentateurs modernes d'Empédocle, et qui consiste à évacuer, par des moyens divers, tout ce qui, dans son œuvre, semble échapper à l'ordre du rationnel. La position la plus radicale est celle qu'exprime le philologue B. A. van Groningen9, qui, tout en reconnaissant que ce fragment se réfère à des pratiques magiques, refuse pour cette raison- même, de l'attribuer à Empédocle, et propose d'y voir une caricature comique 10 visant à discréditer le philosophe. Ces vers, qui impliquent une incroyable transgression des limites humaines, dans l'exercice de pouvoirs normalement réservés aux dieux, sont à ses yeux « l'exagération de ce qu'on savait d'Empédocle dans les milieux plus ou moins cultivés, la cristallisation de ce que racontait le grand public, mal informé et avide de merveilleux » n. 7. Voir notamment E. BlGNONE, Empédocle, Turin, 1916, p. 11-12; H. S. Long, «The unity of Empedocles' Thought », A. J. Ph. , 70, 1949, p. 142-158; Ch.-H. KAHN, « Religion and natural Philosophy in Empedocles' doctrine of the Soûl », Archiv fur Geschichte der Philosophie, 42, 1960, p. 3-35; C. Gallavotti, Empédocle poema fisico e lustrale, Milan, 1975; D. BABUT, « Sur l'unité de la pensée d'Empédocle», Philologus, 120, 1976, p. 139-164; M. R. Wright, op. cit., p. 57-76. 8. Les dates d'Empédocle ne sont pas connues avec certitude. Voir récemment M. R. WRIGHT, Empedocles (cité n. 1), p. 3-6, qui, après un réexamen des différentes données chronologiques disponibles, le situe dans les deux premiers tiers du Ve siècle (« approximately 494-434 B. C. »). 9. B. A. van Groningen, « Le fr. 111 d'Empédocle », Classica et Mediaevalia, 17, 1956, p. 47-61. 10. Il suggère (p. 60-61) que le fragment pourrait provenir de l'œuvre d'un poète comique et cite à l'appui de cette hypothèse un passage du De Vitiis de Phi- lodème (X, col. 10, v. 21-25.) qui atteste qu' Empédocle, tout comme d'autres philosophes, avait été tourné en ridicule par la comédie. 1 1 . Art. cit. , p. 58. L'examen stylistique du fragment confirme, selon l'auteur, cette présomption d' inauthenticité. 292 CHRISTINE MAUDUIT S'il est vrai que ce scepticisme extrême n'est pas partagé par l'ensemble des commentateurs, qui admettent, en général, l'authenticité du fragment, l'embarras se lit néanmoins dans la manière dont on cherche, le plus souvent n, à rationaliser les thaumata 13 qui y sont évoqués. Ainsi, la promesse de maîtriser les phénomènes célestes serait une manière — étrange, il faut bien l'avouer — de traduire le pouvoir que confère la science 14, en l'occurrence, la connaissance des éléments et de leurs combinaisons mutuelles. Quant à la promesse de ressusciter un mort, par laquelle s'achève la citation, elle suscite, on s'en doute, davantage de perplexité encore. Comment imaginer qu'un simple mortel puisse se prévaloir d'un pouvoir qui fut refusé à un dieu ? On se rappelle, en effet, dans quelles circonstances Asclépios fut châtié par Zeus pour avoir, en outrepassant ses fonctions de médecin, uploads/Litterature/ les-miracles-d-x27-empedocle-christine-mauduit.pdf

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