Figures royales à l’ombre du mythe Questes, n° 13 38 Les Neuf Preux : entre édi

Figures royales à l’ombre du mythe Questes, n° 13 38 Les Neuf Preux : entre édification et glorification Anne SALAMON Le motif littéraire et esthétique des Neuf Preux connaît une immense fortune en Europe entre le XIVe et le XVIe siècle. La liste des Neuf Preux, composée de « rois » historiques ou pseudo-historiques, s’organise en trois triades, la première, biblique (Josué, David, Judas Macchabée), la deuxième, païenne (Hector, Alexandre, Jules César), et la dernière, chrétienne (Arthur, Charlemagne, Godefroy de Bouillon). Fixée sous sa forme canonique dans les Vœux du Paon de Jacques de Longuyon vers 1310-1312, cette liste s’est répandue sous des formes et sur des supports extrêmement variés. Même si, pour nous, la présence de certains noms dans cette liste semble moins évidente, le succès au Moyen Âge de chacune de ces figures prises individuellement est incontestable. Héros populaires, modèles de chevalerie, les Neuf Preux apparaissent dès les Vœux du Paon comme des incarnations de l’idéal chevaleresque et la cristallisation d’une certaine idéologie nobiliaire. Le statut ambigu de ces personnages aux frontières de l’histoire, de la légende et de la fiction ainsi que la richesse de leur représentation au Moyen Âge confèrent à leur mise en série une signification particulière, la liste des Neuf Preux se trouvant dotée d’une forte dimension mythique. Nous nous attacherons ici à étudier ce que représente dans l’imaginaire de l’époque la réunion de ces neuf héros, figures tirées de textes et de genres si différents, pour ensuite examiner les différentes utilisations faites de ce motif et tout particulièrement son rapport aux problématiques de la gloire et de l’exemplarité. Figures royales à l’ombre du mythe Questes, n° 13 39 Constitution d’un motif de cour La liste des Neuf Preux permet l’évocation de tout un pan de la littérature narrative médiévale. Elle entretient un rapport étroit avec la Bible, dont proviennent les trois premiers Preux, mais aussi avec l’épopée et surtout avec les romans de chevalerie et la littérature romanesque courtoise, que l’on songe aux romans antiques pour Alexandre et Hector ou à la matière de Bretagne pour Arthur. Une certaine ambiguïté apparaît d’emblée quant au statut des Preux. En effet, c’est incontestablement l’immense succès de ces romans et œuvres de fiction où ils apparaissent qui assure le fondement de la faveur des Neuf Preux, bien que ce motif soit, à la fin du Moyen Âge, dans de nombreux cas, attaché à un contexte historique. Dès la Chanson de Roland, le terme de « preux » est associé au terme « courtois » pour qualifier Olivier1, attestant d’une sorte de perfection du chevalier qui associe des qualités sociales et morales à des qualités guerrières2. Pourtant, le motif des Preux n’est pas un thème de littérature courtoise au sens propre du terme ; si cela avait été le cas, on se serait attendu à trouver parmi eux Lancelot ou Gauvain, plutôt qu’Arthur. Glynnis M. Cropp3, dans son analyse des vers sur les Preux tirés des Vœux du Paon, constate que « les faits ont été choisis pour faire ressortir l’idéal de la chevalerie et l’image du conquérant militaire, qui est aussi roi ou prince souverain »4. En effet, chaque strophe est composée d’une rapide biographie situant chaque héros chronologiquement et géographiquement et rappelant quelques hauts faits constituant des lieux communs attachés à chaque personnage. Dans la constitution du panthéon héroïque que se veut la liste des Neuf Preux, la préoccupation n’est plus la même en cette fin du Moyen Âge que dans la 1 La Chanson de Roland, éd. Cesare SEGRE, Genève, Droz, 2003, v. 576 et 3755. 2 Voir à ce sujet Dictionnaire du Moyen Âge, Claude GAUVARD, Alain DE LIBERA, Michel ZINK (dir.), Paris, PUF, 2002, « courtoisie », p. 360. 3 Glynnis M. CROPP, « Les vers sur les Neuf Preux », Romania, t. 120, 2002, p. 449-482. 4 Ibid., p. 458. Figures royales à l’ombre du mythe Questes, n° 13 40 littérature courtoise ; le corollaire de la prouesse n’est plus l’amour mais la gloire en elle-même. À l’origine du motif, les Neuf Preux sont ainsi des rois ou princes à la valeur militaire et guerrière exceptionnelle. Dans les trois compilations de la fin du XVe siècle consacrées aux Preux, on a affaire à neuf « souverains » qui ont marqué l’histoire et qui doivent être loués pour leur exemplarité, dans une optique proche de celle des miroirs au prince, dans la mesure où elles présentent un texte narratif historique, destiné à un roi, un prince ou un grand seigneur, qui vise à faire réfléchir sur le destin des royaumes. C’est cette conception de l’histoire comme succession de hauts faits qu’exprime Froissart dans le prologue des Chroniques quand il écrit : « Afin que les grans merveilles et li biau fait d’armes qui sont avenu par les grans guerres de France et d’Engleterre et des royaumes voisins, dont li roy et leurs consaulz sont cause, soient notablement registré et, ou temps present et à venir, veu et congneu, je me voel ensonniier de l’ordonner et mettre en prose selonch le vraie information que j’ay eu des vaillans hommes, chevaliers et escuiers, qui les ont aidiés à acroistre, et ossi de aucuns rois d’armes et leurs mareschaus, qui par droit sont et doient estre juste inquisiteur et raporteur de tels besongnes. »5 Gloire, honneur et réussite aux armes sont le sujet de l’histoire, ce que confirme la place importante dans le processus de l’écriture historique des hérauts et rois d’armes, experts en cette matière. La question des hérauts d’armes touche de près la problématique des Neuf Preux et de la chevalerie. En effet, les XIVe et XVe siècles constituent une période de mutation du point de vue militaire et voient, avec l’évolution du matériel et des techniques de combat, le déclin de la chevalerie sur le champ de bataille. Le culte des héros intervient dans ce contexte d’entretien factice de la courtoisie dans des manières et des jeux de cour où les valeurs chevaleresques ne constituent plus que de vagues idéaux, 5 Jean FROISSART, Chroniques, éd. Siméon LUCE, Paris, Mme Ve Jules Renouard, 1869, t. 1, Prologue, p. 1. Figures royales à l’ombre du mythe Questes, n° 13 41 souvenirs d’un passé idéalisé. Les divertissements de la noblesse et de la cour, qui sont imprégnés de ces idées, consistent alors en une imitation de ces héros ; le Banquet du Faisan6 ou les autres fêtes grandioses tenues à la cour de Bourgogne, ne sont pas sans rappeler les banquets du Perceforest7, tandis que les tournois sont censés évoquer un cadre romanesque, comme par exemple le tournoi de la « Joyeuse Garde » organisé par René d’Anjou. Ce même René d’Anjou, quand il va rendre hommage à la dépouille mortelle de Charles le Téméraire, « avoit une grant barbe d’or venant jusques à la seinture en significacion des anciens preux… »8 et François Ier aimait encore à s’habiller à la manière de l’un des Preux9, tandis que tout au long des XIVe et XVe siècle le cortège des Preux et des Preuses constitue l’un des thèmes récurrents des entrées royales10. Les Neuf Preux sont enracinés dans la vie et la culture nobiliaire du temps et leur représentation est omniprésente sur toutes sortes de supports, constituant l’un des motifs décoratifs préférés des demeures de la noblesse. Il serait impossible ici de faire un inventaire complet de toutes les apparitions de ce motif. On pourra toutefois citer la présence de plusieurs tapisseries des Preux dans les collections des ducs de Bourgogne11, les différentes salles dites « des Preux » dans les châteaux de Langeais12, de la Manta13 ou de Coucy14, qui 6 Voir Georges DOUTREPONT, La littérature française à la cour des ducs de Bourgogne: Philippe le Hardi, Jean sans Peur, Philippe le Bon, Charles le Téméraire, Paris, Champion, 1909, p. 104 sqq. 7 Voir Le Roman de Perceforest, éd. Gilles ROUSSINEAU, Ière partie, Genève, Droz, 2007, p.xxxiv sqq. 8 Journal de Jean de Roye connu sous le nom de Chronique scandaleuse, éd. Bernard DE MANDROT, Paris, Renouard, 1896, t. II, p. 42. 9 Johan HUIZINGA, L’automne du Moyen Âge, Paris, Payot, 2002 (édition originale Herfsttij der Middeleeuwen, Haarlem, 1919), p. 113. 10 Bernard GUENÉE et Françoise LEHOUX, Les entrées royales françaises de 1328 à 1515, Paris, CNRS, 1968. 11 Georges DOUTREPONT, op. cit., p. 117. 12 Un rêve de chevalerie : les Neuf Preux, exposition du château de Langeais, 2 mars-3 novembre 2003, Jean FAVIER (dir.), Paris, Institut de France, 2003. 13 Paolo D’ANCONA, « Gli affreschi del castello di Manta nel Saluzzese », L’Arte, t. VIII, I, 1905, p. 94-106 et 184-198. Figures royales à l’ombre du mythe Questes, n° 13 42 doivent leurs noms respectivement à des tapisseries, des fresques et des statues représentant les Preux, ou encore le fait que chacune des neuf tours des châteaux de Pierrefonds et de Vincennes portent le nom d’un Preux. Cependant, les Preux sont encore plus étroitement associés aux éléments constitutifs de cette vie chevaleresque de la fin du Moyen Âge que sont les tournois, l’héraldique uploads/Litterature/ les-neuf-preux-entre-edification-et-glo.pdf

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