« Les paires » de montres, une ancienne coutume chinoise de Lucia Fesselet-Comi
« Les paires » de montres, une ancienne coutume chinoise de Lucia Fesselet-Comina, novembre 2010 Pour quelles raisons des horlogers et peintres sur émail à Genève ont-ils fabriqué, au 18ème et 19ème siècle, des montres « chinoises » par paires ? L’exposition « Le miroir de la séduction » du Patek Philippe Museum a eu lieu à Genève du 15 mai au 16 octobre 2010 et présentait, pour la première fois, la plus importante collection de paires de montres « chinoises » jamais dévoilée. Un ensemble de quarante-huit paires de montres ou montres-objets, faites en Europe par des horlogers de talent pour être vendues aux empereurs et hauts dignitaires de l’Empire du milieu. Venus de Londres, de Genève ou du Jura neuchâtelois, ces horlogers joueront un rôle capital et laisseront à la postérité des objets dont la beauté et la rareté n’ont jamais été égalées, nous explique Philippe Stern, dans la préface du guide de l’exposition.* Arnaud Tellier1, le conservateur du Patek Philippe Museum nous explique que sous le règne de l’empereur Qianlong (1736-1796), grand amateur d’art, le commerce horloger prospère de manière spectaculaire et « l’horlogerie de luxe genevoise joue un rôle capital pour devenir au tournant du siècle, le premier fournisseur de l’empire du Milieu ». La période allant des Vénus liant les ailes de l’Amour* Paire de montres « chinoises », se faisant pendant, chacune avec secondes au centre, répétition à quarts sur deux timbres (ou gongs), automates et musique. Or, perles, turquoises, émail. Piguet & Meylan (associés entre 1811 et 1828) Genève vers 1820/1825. années 1770 aux années 1840 est souvent appelée la période de l’âge d’or de l’horlogerie genevoise. Ces montres n’étaient pas simplement fabriquées par paires, mais les peintres sur émail, genevois en particulier, poussaient la perfection jusqu’à inverser les décors sur les cadrans des montres, ce qui rend leur travail encore plus exceptionnel. Il y a même, dans cette exposition, une paire de montre (voir ci-dessous) dont les décors des scènes à automates se font pendant (effet miroir), ce qui représente une somme de travail supplémentaire phénoménale et un souci de perfection qui l’est tout autant. Essayons de comprendre les raisons qui ont poussés ces artisans à se surpasser, car ces pièces rares sont le témoin de la période la plus raffinée de l’horlogerie genevoise. L’amour maternel* Paire de montres-objets, faites pour le marché chinois, se faisant pendant, chacune avec secondes au centre, automates et musique à la demande. Or, perles, émail, miroir. John Rich (né vers 1756 ; actif à Londres et à Genève à la fin du 18ème et dans le premier quart du 19ème siècle) Genève, vers 1800/1805 II. Diverses explications possibles à ces paires de montres « chinoises »* : Innovation commerciale de géniaux marchands ou particularité culturelle, le fait que toutes les montres destinées au marché chinois aient été fabriquées par paires demeure l’objet de nombreuses discussions et controverses parmi les historiens. Cadeaux pour des couples Ces montres auraient été offertes lors de fiançailles ou de mariages, ce qui expliquerait le fait qu’elles soient toujours offertes par paires. Mais cela n’explique pas les collections de l’empereur de Chine qui achetait, pour lui-même, jusqu’à une centaine de montre par année. Exigences de réparation En cas de non fonctionnement d’une des deux montres, l’autre pouvait être envoyée à réparer. Comme les délais de transport et de réparation devaient être extrêmement longs (surtout si elles devaient voyager jusqu’en Suisse), deux montres évitaient à leur propriétaire de devoir se passer de garde-temps pour une trop longue durée. Mais il semblerait que de nombreux horlogers chinois sont formés au 18ème siècle et devaient être capable de réparer ces montres. But commercial Ayant appris que les Chinois achetaient souvent les objets par paires, les horlogers se seraient mis à fabriquer leurs montres par paires, pour en vendre tout simplement deux fois plus. Répondre à une coutume Suite à l’observation des habitudes de consommation de la clientèle chinoise, certains horlogers se sont rendus compte de cette coutume, courante en Chine, de tout offrir par paire. Les Anglais sont les premiers à faire ces observations et vers 1800 ils fabriquent déjà souvent des paires parfaitement identiques pour le marché chinois. Cependant Les horlogers genevois ont l’avantage d’être entourés d’orfèvres et de peintres sur émail réputés et vont encore plus loin, allant jusqu’à inverser les décors, les sujets se faisant face dans une parfaite complémentarité. Mélanie Didier*, dans le guide de l’exposition, cite un passage d’un ouvrage d’Alfred Chapuis « Montres et émaux de Genève », qu’il a rédigé en 1944, qui reflète ses observations et donne une explication très intéressante à la fabrication de paires de montres pour les Chinois. Il nous dit, en parlant de Chinois : « (…) les collectionneurs aimaient à posséder les deux montres jumelles qu’ils suspendaient dans leurs demeures avec, comme ici, les motifs se faisant vis-à-vis. Cela ressort du goût des Chinois pour la symétrie ; tous les cadeaux faits à un supérieur et surtout à l’empereur étaient donnés par paires, règle absolue à laquelle nul n’eût dérogé. » Mélanie Didier nous informe dans sa note sur cet extrait qu’Alfred Chapuis a observé cette coutume depuis fort longtemps et qu’il le signale, déjà, dans ses écrits depuis 1919. III. Quelle est donc cette coutume chinoise et d’où vient-elle ? «Le goût des Chinois pour la symétrie », comme le dit, ci-dessus, Alfred Chapuis s’accorde avec l’importance de la notion d’harmonie dans la pensée chinoise, ainsi que celle de dualité qui en découle ou vice versa. On peut remonter aux œuvres classiques chinoises les plus anciennes et en particulier aux récits de Lao Zi « le Vieux Maître », qui aurait vécu au 5ème siècle avant notre ère, un texte appelé le Dao de jing « Classique de la voie et de la vertu » et dont la première retranscription date probablement du 2ème siècle**. C’est sur ces écrits que se base le Taoïsme qui peut être considéré soit comme une philosophie ou comme une religion. Le Dao 道 Dans cet oeuvre, il y a un passage qui est extrêmement connu des Chinois, il s’agit du chapitre XLII. C’est sur ce texte, toujours enseigné dans les écoles primaires en Chine et faisant partie de l’étude traditionnelle de la poésie chinoise, que se base les fondements de la notion de dualité (de paire) dans la pensée chinoise. Voici le début de ce texte original en chinois et en pinyin avec, en dessous, la traduction française de Rémi Mathieu** : 1. 道生一(Dao sheng yi) 2. 一生二(yi sheng er) 3. 二生三(er sheng san) 4. 三生万物(san sheng wan wu) 5. 万物负阴而抱阳(wan wu fu yin er bao yang) 6. 冲气以为和(chong qi yi wei he) Traduction: 1. Le dao génère l’un. 2. L’un génère le deux. 3. Le deux génère le trois. 4. Le trois génère les dix mille êtres. 5. Les dix milles êtres s’adossent au yin et embrassent le yang ; 6. Combinant les souffles du vide, il (le dao) fait en sorte qu’ils s’harmonisent. Pour comprendre ce texte et la notion de dualité pour les Chinois, utilisons les annotations de Rémi Mathieu** : 1. « Le dao » (le tout, le vide animé, la voie, le courant impétueux) est antérieur à l’un puisqu’il l’engendre. « L’un » est assimilable au « ne-pas », c’est l’indéterminé. 2. « Le deux » où le double qui renvoie toujours au yin et au yang et à la dualité qui s’exprime par le yin et le yang est une valeur extrêmement importante en Chine. Dans le yin il y a un petit peu de yang et vice-versa. 3. « Le trois » est l’un des premier être issus de la conjonction du yin et du yang. Cela apparaît dès le Yiting « Le classique des changements » de Lunyu, un texte encore beaucoup plus ancien que celui de Lao Tseu qui inspire tout ce passage et qui est un texte d’enseignement divinatoire extrêmement complexe, même pour les Chinois. 4. « Les dix milles êtres » correspondent à tout les êtres vivants (humains, animaux, plantes). 5. Les êtres doivent « s’adosser au yin », dans le sens de « placer leur confiance », en même temps que « embrasser le yang », en tant que « mode de fusion ». Cela signifie que tous les êtres ont besoin de ces deux éléments et possèdent ces deux éléments. 6. «Combinant les souffles du vide » il s’agit des souffles du dao, souffle est le terme « qi » en chinois que l’on retrouve dans un art martial comme le Qi gong, c’est la force vitale. Dans le caractère « chong » traduit par « combinant » il y a le symbole de milieu, une notion également très importante en Chine, celle du juste milieu. « Il fait en sorte qu’ils s’harmonisent », « il » s’entend pour le dao dont, semble-t-il le yin et le yang sont indissociables. Le thème de « l’harmonie » ici est également une des valeurs les plus évidentes dans la pensée chinoise et le caractère uploads/Litterature/ les-paires-de-montres-une-ancienne-coutume-chinoise.pdf
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- Publié le Jan 10, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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