1 Les Sciences et les Humanités Henri Poincaré Fayard, Paris, 1911 Exporté de W
1 Les Sciences et les Humanités Henri Poincaré Fayard, Paris, 1911 Exporté de Wikisource le 13 avril 2022 2 I Parmi les hommes qui ont, tous utilement, mais plus ou moins brillamment servi la science, les uns avaient reçu dans leur jeunesse une éducation classique solide, parfois raffinée, tandis que les autres n’avaient eu qu’une formation littéraire hâtive, incomplète et sommaire. On serait tenté d’en conclure que l’étude des lettres est inutile aux savants, puisque beaucoup d’entre eux ont pu s’en passer. Ce serait aller un peu vite en besogne. Est-il certain qu’on ne saurait faire de différence entre les œuvres des uns et des autres et y reconnaître une sorte de marque d’origine. C’est là une comparaison que je ne veux pas faire ici, il faudrait citer des noms propres, et je ne voudrais désobliger personne, même les morts. En pareille matière, les appréciations sont difficiles, mais quand même on aurait démontré que les uns ont été aussi bons savants que les autres, qu’est-ce que cela prouverait ? Le fait s’expliquerait tout naturellement. Il y a eu de longues années où il était difficile de percer sans avoir fait ses classes, et en général de sortir de son rang. Ceux qui y sont parvenus n’ont pu le faire que grâce à une énergie exceptionnelle qui leur tenait lieu de bien d’autres avantages, et qui pouvait les mettre de pair avec des esprits plus cultivés, mais servis par des caractères moins bien trempés. 3 Ce qui est certain, c’est que les savants qui ont bénéficié de l’éducation classique, s’en félicitent tous, tandis que ceux qui en ont été privés le regrettent pour la plupart (je dis pour la plupart, parce que depuis quelque temps, il y a des hommes qui verraient volontiers dans leurs origines primaires je ne sais quel titre de gloire démocratique et comme une lointaine promesse de députation). Pourquoi les uns se félicitent-ils, pendant que les autres regrettent ? Est- ce seulement parce que la science n’est pas tout, qu’il faut d’abord vivre, et que la culture nous fait découvrir à la fois de nouvelles raisons de vivre et de nouvelles sources de vie ? Non, tous sentent confusément que ce n’est pas seulement à l’homme, mais au savant même que les humanités sont utiles. Je voudrais expliquer ici les raisons de ce sentiment vague dont ceux qui l’éprouvent rendraient peut-être difficilement compte. Pour traiter la question je suis obligé de la diviser : nous avons parlé des savants en général ; or, il y a bien des espèces de savants, et les qualités du mathématicien ne sont pas celles du physicien, encore moins celles du biologiste. On trouverait des gens pour dire que ces qualités sont incompatibles et que la formation qui convient aux uns ne saurait convenir aux autres. D’un autre côté, quand on a cherché à énumérer les avantages des études classiques, on en a trouvé de bien divers et dont l’action doit être bien différente. Elles exercent l’esprit d’analyse en nous forçant à comparer les formes du langage, disent les grammairiens. Elles 4 développent chez nous l’esprit de finesse, disent les autres. Elles nous élèvent au-dessus des vulgarités de la vie utilitaire, dit-on encore. Les défenseurs de la culture littéraire ont donc invoqué les arguments les plus variés. Ont-ils tous raison, c’est ce que nous ne pouvons décider sans examiner ces arguments l’un après l’autre, et c’est ce qui m’oblige à entrer ici dans quelques détails. II C’est le cas du mathématicien que j’examinerai en premier et me plaçant d’abord au point de vue le plus terre à terre ; je me demanderai : est-il utile qu’il ait fait des thèmes et des versions ? La réponse nous sera fournie par une observation personnelle de M. Vacquant, inspecteur général de l’Instruction Publique pour les Mathématiques ; il inspectait un jour une classe de l’enseignement moderne, enseignement qui, je crois devoir l’ajouter, n’était pas alors ce qu’il est aujourd’hui. Il demande à un élève la démonstration d’un théorème célèbre dont tout le monde connaît l’énoncé : Le produit ne dépend pas de l’ordre des facteurs. Le jeune homme donne la démonstration qu’il a apprise dans son livre ; dans le texte il ne change qu’un petit mot, mais c’est assez pour que le raisonnement soit faux. Je m’explique ; le signe algébrique de la multiplication peut s’énoncer de plusieurs manières : on dit quelquefois 5 multiplié par, on peut dire aussi qui multiplie, ou bien encore que multiplie. L’auteur du livre voulait qu’on le prononçât multiplié par ou que multiplie ; l’élève avait l’habitude de l’énoncer sous la forme qui multiplie, et il n’avait eu garde, bien entendu, de changer ses habitudes pour la circonstance. Pour tout autre théorème, cela n’aurait eu aucune espèce d’importance : a qui multiplie b, c’est la même chose que a que multiplie b, puisque l’on sait qu’on a le droit d’intervertir l’ordre des facteurs. Pour la question posée, il en va tout autrement ; nous ne savons pas encore si l’on a le droit d’intervertir l’ordre des facteurs puisque c’est justement ce qu’il s’agit de démontrer. Nous ne savons pas encore si a qui multiplie b, c’est-à-dire un produit où le multiplicateur est a et le multiplicande b est la même chose que a que multiplie b, c’est-à-dire un produit où le multiplicateur est b et le multiplicande a ; nous n’avons pas le droit de dire l’un pour l’autre, ou bien notre démonstration devient fausse. Malgré tous les efforts de l’inspecteur, le jeune homme ne put arriver à comprendre son erreur, et ce qui est plus surprenant, c’est qu’aucun de ses camarades ne semblait la comprendre mieux que lui. Et le professeur se désolait : « Pourtant on leur a fait faire des analyses grammaticales. » Hélas ! elles étaient bien loin, leurs analyses grammaticales. Dans une classe de lettres, me disait M. Vacquant, rien de pareil n’aurait pu arriver ; l’erreur aurait pu être commise, 6 mais l’élève l’aurait comprise dès qu’on la lui aurait expliquée, et réparée dès qu’il l’aurait comprise. III L’exemple est peut-être un peu gros et notre enseignement moderne est sans doute aujourd’hui assez bien organisé pour que le plus mal dégrossi de ses représentants soit incapable de tomber dans un semblable piège. L’anecdote n’en est pas moins instructive ; elle nous fait mieux voir, comme à travers un verre grossissant, la nature des difficultés qui attendent les jeunes mathématiciens mal familiarisés avec l’analyse des formes verbales. Notre langue exprime par ses flexions, par l’ordre même des mots, des nuances infiniment plus délicates que celle qu’avait méconnue le héros de cette aventure. La moindre de ces nuances peut vicier un raisonnement mathématique où l’on doit suivre rigoureusement la ligne droite et où le moindre écart est interdit. Pour comprendre ces nuances, il faut avoir appris à les sentir ; il faut en avoir acquis une longue habitude pour les saisir du premier coup sans hésitation et sans effort. L’enfant comprend les phrases en bloc pour ainsi dire, et si on le laissait faire il les écrirait toutes en un seul mot. Chaque mot est comme un centre d’associations d’idées, 7 comme un fanal qui éclaire tout un canton de la conscience ; les divers mots d’une même phrase luisent en même temps ; leur lumière se mêle ; les champs qu’ils éclairent empiètent l’un sur l’autre, sans que l’on puisse dire duquel de tous ces phares tel ou tel point tire le plus de lumière. C’est là comprendre comme voit le myope à qui les divers points de l’objet apparaissent comme des taches débordant les unes sur les autres, et pareilles à celles que l’on admire dans certains tableaux modernes. C’est cette sorte d’illumination continue qu’on appelle d’ordinaire l’intelligence d’une phrase. Beaucoup d’hommes, même adultes, n’en demandent pas davantage ; les plus raffinés d’entre nous s’en contentent même neuf fois sur dix ; cette façon de comprendre le français suffit en effet pour les usages ordinaires de la vie. Chaque phrase nous suggère, par le simple jeu de l’association des idées, les mouvements appropriés ; quand on nous dit, allez à droite, les muscles qui nous dirigent vers la droite se contractent tout seuls. C’est assez pour vivre. Mais c’est déjà trop peu dans bien des cas pour la plupart des hommes civilisés ; c’est tout à fait insuffisant pour quelque chose d’aussi subtil que le raisonnement mathématique. Dans ce laminoir délicat, les phrases en bloc ne peuvent pas passer ; il faut lui présenter des matériaux moins grossiers, réduits pour ainsi dire en petits morceaux par l’analyse verbale. 8 Pour celui qui n’est pas exercé à cette gymnastique des mots, qui multiplie, ou que multiplie, ne représentent pas tout d’abord l’idée d’un pronom relatif au nominatif ou à l’accusatif, mais je ne sais quelle vague notion de multiplication ; de cette vague notion le mathématicien n’a que faire. On m’a dit que la langue chinoise (peut-être parce qu’elle est monosyllabique et n’a par conséquent pas de grammaire) est incapable d’exprimer certaines uploads/Litterature/ les-sciences-et-les-humanites.pdf
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- Publié le Dec 05, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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