LES « SUPPLÉMENTS » DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU Jean-Claude Coste ERES | L'en-je l

LES « SUPPLÉMENTS » DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU Jean-Claude Coste ERES | L'en-je lacanien 2005/1 - no 4 pages 33 à 45 ISSN 1761-2861 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-l-en-je-lacanien-2005-1-page-33.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Coste Jean-Claude, « Les « suppléments » de Jean-Jacques Rousseau », L'en-je lacanien, 2005/1 no 4, p. 33-45. DOI : 10.3917/enje.004.0033 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. 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La tonalité particulière de cette assertion saute aux yeux, expression bien faite pour évoquer la paranoïa. Mais comment ne pas être touchés, au-delà des effets de structure, par l’expression d’un souci de l’être qui fait une part de notre humanité ? Jean-Jacques Rousseau, au temps de son discrédit public après la parution de l’Émile, se montrera à lire comme métaphore absolue de lui- même : affirmation d’une vérité qui vaudrait par l’effacement de la per- sonne sociale, allant jusqu’à sublimer l’image du mensonge ou de la faute. Ainsi peut-il aller jusqu’à s’identifier au récit d’un souvenir – en forme de plaidoirie – du vol d’une parure commis dans la préadoles- cence, acte dont il accuse une jeune servante qui travaille dans la même Jean-Claude Coste, psychanalyste à Toulouse, membre de l’École de psychanalyse des Forums du Champ lacanien. Les « suppléments » de Jean-Jacques Rousseau Jean-Claude COSTE «L Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.225.100.132 - 09/11/2013 17h40. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.225.100.132 - 09/11/2013 17h40. © ERES 34 —— L’en-je lacanien n° 4 maison que lui. Ce ruban qu’il a pris, il affirme qu’elle le lui a offert. On entend ici, et ce n’est pas délirant à ce moment de sa vie, que le jeune Jean-Jacques improvise, pour se défausser, un scénario le rendant victime d’une tentative de séduction par une fille. Cette invention est très habile, pour un enfant « innocent » : non seulement elle protège son image d’hon- nêteté, mais encore elle flatte son narcissisme de garçon aimable… Tour de force, plus tard dans Les confessions, d’exhumer cet abus de confiance et de charger l’écriture de le réhabiliter en vérité. Mais là encore l’aveu n’est pas sans apporter un trouble supplément de jouissance, malgré la culpabilité affichée, au même titre que le mensonge lui-même. Cela n’est pas loin de la répétition – du fait du rappel écrit de la faute – de ce qui se jouait lors de la célèbre deuxième fessée administrée par mademoi- selle Lambercier quand il avait 8 ans. Celle-ci « s’étant sans doute aper- çue à quelque signe que ce châtiment n’allait pas à son but » avait alors décidé de ne plus s’y laisser prendre, renvoyant derechef le jeune Jean- Jacques dans une autre chambre que la sienne (dont il partageait parfois le lit en hiver). Ainsi, le lecteur moins averti peut s’avérer plus naïf que cette demoiselle… qui avait, il est vrai, le corps du sujet sous les yeux. Disons plus abruptement que la transcription du souvenir a une valeur de jouissance identique à cette deuxième fessée. Certes il s’agit dans Les confessions – commencées à l’âge de 50 ans, après la condamnation de l’Émile et son exil forcé en Suisse – de maintenir l’image de Rousseau-la-vérité, et ce bien que Jean-Jacques ait été « perverti » par l’Autre. Cette figuration, ce supplément, ne se sup- porte que de l’écriture à ce moment-là, même si comme nous venons de l’apercevoir elle n’est pas sans une inscription de jouissance particulière (se laisser apercevoir, au-delà du voir, est un autre tour de Rousseau – peut-être pas si « inconscient » que ça, lui qui a pu déclarer son plaisir à parader). Notons qu’à la fin de sa vie, dans Les rêveries du promeneur solitaire, Rousseau fera une critique partielle de cette monstration : il déju- gera non pas son sentiment d’injustice à l’égard du « complot », mais plu- tôt la mise en scène qu’il en avait faite auparavant afin de satisfaire son « amour propre ». Il parlera même de « délire d’imagination ». Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.225.100.132 - 09/11/2013 17h40. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.225.100.132 - 09/11/2013 17h40. © ERES Les « suppléments » de Jean-Jacques Rousseau —— 35 On peut bien entendu évoquer ici l’ouvrage de J. Starobinski, La transparence et l’obstacle 1, quant à l’importance du regard et de l’image. Mais je préfère l’analyse qu’effectue J. Derrida de l’écriture comme supplément et de l’écriture du supplément, dans un essai qui inau- gure son concept de déconstruction (De la grammatologie 2). On y voit comment Rousseau fait œuvre d’une incompatibilité structurale entre l’idée de vérité et sa représentation, œuvre participant d’une véritable théorie du langage. Pour résumer grossièrement, il construit un mythe de l’origine auquel il donne un nom : la Nature, qui ne cesse pas de s’écrire et de se perdre du même mouvement. C’est ce qu’il commémore et dénie de son être d’écrivain. En m’appuyant sur des éléments introduits par Derrida dans sa lec- ture de Rousseau, j’interpréterai pour ma part les « suppléments » à la nature comme divers traitements de la jouissance. Nous verrons ainsi que ce terme si cher à Rousseau recouvrira plusieurs fonctions, dont celles de suppléance, de symptôme et peut-être de sinthome. La place du supplément dans l’œuvre de Rousseau Nous savons par des éléments biographiques, et ce malgré une idéalisation et un remaniement de souvenirs touchant à la piété, que le nom de ce mythe – la Nature (voire la Mère, et plus largement l’Origine, terme rencontré dans les titres d’essais théoriques 3) – n’a pas été soutenu par un père. Isaac Rousseau a placé son fils dans la nécessité d’idolâtrer un objet perdu sans l’appui du refoulement. C’est cette aporie mortifère qui sera le lieu essentiel de la vie de Jean-Jacques Rousseau, même si elle a pu se déplacer et se décliner en termes de semblants de rapport sexuel et social, évitant ainsi un destin mélancolique. Son père n’a pas été capable de symboliser pour lui la faute originaire du parlêtre, lui laissant 1. J. Starobinski, La transparence et l’obstacle, Paris, Le Seuil, 1958. 2. J. Derrida, De la grammatologie, Paris, éditions de Minuit, 1967. 3. Ainsi : Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Essai sur l’origine des langues. Il faut cependant rappeler que la question de l’origine est abordée couramment par des penseurs de l’époque de Rousseau, auxquels il se réfère ou répond : Condillac, Duclos qui commente la grammaire de Port-Royal, Warburton, Vico, etc. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.225.100.132 - 09/11/2013 17h40. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.225.100.132 - 09/11/2013 17h40. © ERES 36 —— L’en-je lacanien n° 4 plutôt à charge celle de la mort d’une mère dans les suites de couches. Ainsi a-t-il laissé imaginer à ce fils qu’il l’aimait au nom d’une femme dis- parue, avant de perdre lui-même consistance sociale, de se faire exclure de Genève et de quasiment l’abandonner. Étrangement, ce trait paternel semble avoir marqué Jean-Jacques toute sa vie, sans qu’il soit toujours aisé de faire la part du sujet ! Car l’histoire de Rousseau – tel un bannis- sement de l’être – a vraiment commencé le jour où, à 15 ans, alors qu’il était apprenti, il s’est laissé enfermer hors des portes de la ville et a fugué. On a une étrange préfiguration, dans ce passage à l’acte, de sa théorie de l’écriture comme transfuge de la langue naturelle… On peut aussi saisir pourquoi Condillac et sa théorie de la prima- rité du sensible sur l’intelligible aient tant marqué et orienté sa pensée : il y allait de la possibilité de construire un roman familial qui puisse consis- ter. En effet, l’idéalisation du sensible a participé d’une suppléance au signifiant du Nom-du-Père, en remodelant la réalité et en faisant du sujet, où qu’il erre, un exilé de la Nature. Cette solution a cependant toujours été frappée de la nécessité du « supplément », plus marque du démenti que trace d’un péché originel. Ce sont ces formes de démentis à l’identi- fication idéale maternelle que uploads/Litterature/ les-supplements-de-jean-jacques-rousseau.pdf

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