36 2 Nathalie Sarraute Pour un oui ou pour un non, ou le tourniquet du langage
36 2 Nathalie Sarraute Pour un oui ou pour un non, ou le tourniquet du langage Le hasard, qui nous amène à commencer cette évocation de la drama- turgie des vingt dernières années par Pour un oui ou pour un non1, fait bien les choses. Nathalie Sarraute, même si le théâtre n’est pas l’essentiel de son œuvre immense, occupe une place originale dans la production dramatique et elle nous permet d’évaluer toute la diff érence avec les autres expériences théâtrales contemporaines. Elle constitue également la césure la plus radicale entre le théâtre de l’absurde, le théâtre du quoti- dien et les dramaturgies que nous abordons ici, depuis Vinaver et Koltès jusqu’à Novarina, Lagarce et Cormann, le moment où les nouvelles écri- tures dramatiques prennent de tout autres chemins, selon un itinéraire et une diversité remarquables. Nathalie Sarraute est un des derniers auteurs dont l’œuvre se partage entre les romans et les pièces, alors que les autres représentants de notre corpus se consacrent presque exclusivement à l’art dramatique. Il n’est pas possible chez elle de séparer les œuvres dramatiques de la produc- tion romanesque et des essais théoriques. Si nous avons tout de même, conformément à notre ligne de conduite, choisi de nous limiter à une seule œuvre, c’est parce que cette pièce, la plus jouée du théâtre sarrau- tien, se prête le mieux à une réfl exion sur les pouvoirs du langage dans une dramaturgie non mimétique épargnée par l’illusion référentielle. Elle est aussi la plus brillante mise en forme des idées de l’auteur sur les tropismes, exposées dès 1939. Créée comme pièce radiophonique en décembre 1981, parue en 1982, mais représentée en français seulement 1. L’édition citée de la pièce et des autres œuvres est celle des Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1996, sous la direction de J.-Y. Tadié et A. Rykner pour le théâtre. Il existe une édition « Folio théâtre » de la pièce, présentée, établie et annotée par Arnaud Rykner, Paris, Gallimard, 1999. Le théâtre contemporain, Patrice Pavis, Armand Colin 2011 NATHALIE SARRAUTE, POUR UN OUI OU POUR UN NON, OU LE TOURNIQUET DU LANGAGE 37 en 1986, cette pièce, la sixième de l’auteur, est le résultat d’une réfl exion d’une cinquantaine d’années sur toutes ces questions. C’est dire, au-delà de ses évidentes qualités, l’importance qu’elle revêt dans la réfl exion sur la dramaturgie de la fi n du xxe siècle. Cette œuvre est pourtant loin d’être une pièce à thèse illustrant des idées savantes sur le langage, les tropismes ou la communication. Elle possède son secret et son esthétique propre, elle n’illustre aucune théorie, elle oblige le lecteur à poser son regard, à décider s’il veut la lire comme une pièce psychologique sur l’amitié ou un logodrame2 dans lequel le langage joue le rôle de détonateur. Chaque pièce est une rencontre dans un labyrinthe, celle-ci plus que toute autre, puisqu’elle nous invite à recevoir ce théâtre comme une entrée initiatique dans un parcours critique et théorique d’une éton- nante sinuosité. I. ITINÉRAIRE : INTRIGUE, FABLE ET ACTANTS Pour une pièce aussi courte, il est tentant d’eff ectuer une lecture linéaire qui tienne autant de l’explication de texte d’un très court frag- ment que de l’approche synthétique globale. Attentive à la chronologie et à l’enchaînement des motifs, cette lecture indiquera les quelques outils théoriques nécessaires à l’étude ultérieure d’ensemble. La pièce se présente comme un dialogue constitué de courtes répliques entre deux hommes, H1 et H2. Aucune indication de changement de scène ou de segmentation de l’intrigue n’interrompt le fi l du dialogue, hormis la mention de quatre silences (p. 1505, p. 1514). C’est donc au lecteur, et éventuellement à l’ac- teur, de repérer les moments de transition où l’on passe en douceur d’un mouvement au suivant. La segmentation est ici, plus qu’ailleurs, relative- ment arbitraire ou, pour le dire plus positivement, elle constitue déjà un découpage scénique et une suite de propositions de jeu à l’intention des acteurs. On distingue une dizaine de moments (ou de mouvements) qui sont autant de segments entre deux « incidents » de langage. 1) Premier mouvement : du début à « … moi aussi fi gure-toi » (p. 1498) : H1, venu rendre visite à son ami H2, mène l’interrogatoire ; il veut savoir pourquoi H2 s’est éloigné de lui. D’abord sur la défensive, celui-ci, dans un élan (p. 1498), fi nit par se trahir : lui aussi a de la peine. Tel est le premier incident de langage : l’autre parle malgré lui. 2) De « Ah tu vois… » (p. 1498) à « C’est bien… ça… » (p. 1499) : H1 ne relâche pas sa pression sur H2, lequel l’assure que « ce n’est rien… », que « c’est juste des mots… » (p. 1498), avant d’avouer qu’il a rompu « à cause de ça… », d’un suspens entre « c’est bien… » et « ça » (p. 1499). 2. Selon le terme d’Arnaud Rykner dans : Nathalie Sarraute, Paris, Seuil, 1991. Le théâtre contemporain, Patrice Pavis, Armand Colin 2011 LE THÉÂTRE CONTEMPORAIN 38 3) a) De « Ce n’est pas vrai… » (p. 1499) à « Tu te rends compte ? » (p. 1500) : ce suspens entre deux mots est en effet ce qui l’a poussé à rompre. Il n’a toutefois pas obtenu la permission offi cielle auprès des juges et il a même été condamné pour être « celui qui rompt pour un oui ou pour un non », car le monde extérieur n’accepte pas qu’on s’isole de la société pour de tels griefs. b) De « Maintenant ça me revient… » (p. 1500) à « le cas me semblait patent. » (p. 1501) : les deux « amis » se remémorent les circonstances de la rupture et les raisons profondes du mépris supposé de H1 pour H2. Les reproches de H1 à H2 se font plus insistants, ses complexes vis-à-vis de la réussite de son ami, plus évidents. c) De « Veux-tu que je te dise ? » (p. 1501) à « Je vais les appeler. » (p. 1502) : H1 met un nom sur cette intonation traînante : c’était de la condescendance. Il refuse cependant d’en assumer la responsabilité, provoquant un nouvel incident lorsqu’il accuse son ami d’être « ceci ou cela ». H2 l’empêche de défi nir a priori ce qui est justement indé- fi nissable. 4) De « Voilà… Je vous présente… » (1502) à « Laissez-nous, je m’en charge. » (1505) : H2 consulte ses voisins sur la condescendance en général, mais ceux-ci comprennent mal la querelle des amis et leur vocabulaire (« marginal », « souricière »). H2 se plaint d’avoir été piégé par l’attitude condescendante de son ami. Sa maladresse et son éner- vement indisposent les voisins qui, le trouvant « agité » voire « cinglé », se retirent du tribunal. Cet épisode est le tournant de la pièce, car on comprend que la dispute n’a aucun fondement objectif et que ni l’un ni l’autre ne pourront prouver le bien-fondé de leur position. 5) De « Alors tu crois… » (1505) à « il vaut mieux que je parte… » (p. 1508) : les deux hommes précisent leur point de vue et s’accablent de reproches. H2 accuse H1 d’étaler son bonheur personnel et de ne croire qu’en des valeurs reconnues et nommables, tandis que lui se situe « ailleurs… en dehors… » (p. 1508). H1 ne voit dans la réaction de son ancien ami que de la jalousie et, blessé par toutes ses accusations, il menace de partir. Cet épisode confi rme le sommet de la tension dramatique et le point de retournement de l’action : à présent les deux hommes constatent qu’aucun accord n’est possible. 6) De « Pardonne-moi… » (p. 1508) à « je n’ai pas pensé à Verlaine. » (p. 1510) : H2 s’excuse d’avoir dit « plus qu’on ne pense » (p. 1508) et se lance dans une évocation lyrique de l’endroit « sordide » où il vit, employant malencontreusement les mots de Verlaine « la vie est là » sans les citer explicitement. Cet emprunt non attesté donne l’occasion à H1 de contre-attaquer en démontrant à H2 qu’il utilise lui aussi les lieux communs, alors qu’il se prétend « ailleurs… dehors… » (p. 1509). 7) De « Bon. Admettons… » (1510) à « C’est toi ou moi. » (p. 1511) : Le théâtre contemporain, Patrice Pavis, Armand Colin 2011 NATHALIE SARRAUTE, POUR UN OUI OU POUR UN NON, OU LE TOURNIQUET DU LANGAGE 39 la dispute s’envenime lorsque H1 perd de nouveau l’avantage à peine repris en utilisant les mots « poétique » et « poésie » avec des guille- mets, et donc avec une distance méprisante et une ironie facile. Tous deux évoquent des souvenirs en reprochant à l’autre d’avoir eu des mots insultants. Leurs récriminations sont de plus en plus fréquentes et accentuées. 8) De « Là tu vas fort. » (p. 1511) à « Oui, je vois. » (p. 1514) : le fossé entre les « deux camps adverses » uploads/Litterature/ les-tropismes-sarraute.pdf
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- Publié le Jul 09, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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