Documents Balzac adopte la forme fictive de lettres adressées par la rédaction
Documents Balzac adopte la forme fictive de lettres adressées par la rédaction du Voleur à des abonnés de province pour effectuer le bilan de la révolution de Juillet. Dans la lettre XI, il fait le point sur l’année artistique 1830. LETTRE XI sur Paris, publiée dans Le Voleur du 10 janvier 1831 A M ***, A Tours, En essayant de préciser le problème philosophique dont les peuples cherchent la solution, je vous promettais, dans ma dernière lettre, de vous tracer aujourd’hui quelque petite esquisse qui vous représentât les mœurs, les arts et la littérature en France pendant l’année 1830 ; mais, hélas, une année est bien peu de chose pour les progrès de la raison humaine ! Ici, ce n’est plus comme en politique, où le moindre événement change la face du monde et transforme tout à coup une époque insignifiante en un siècle original : dans les vastes champs de l’intelligence, un fait est une idée ; et, par un inexplicable phénomène, il a toujours été plus facile aux hommes de se remuer, de se tuer, de s’assembler en bataillons, de mettre un roi au-dessus ou en-dessous d’un trône, que de produire une conception intellectuelle : les révolutions aiment le bruit, le mouvement ; mais la pensée veut le silence et la paix… L’expansibilité de l’eau, qui dote le monde d’une richesse incalculable et d’une merveilleuse puissance, mérite, mieux que toutes les querelles d’hommes, le nom de révolution. Elle a remué, renversé tout, détruit les combinaisons anciennes, créé des choses nouvelles ; tandis que jeter une monarchie à bas est l’affaire d’une émeute de trois jours. Pour la découverte, il a fallu des siècles ; à la démolition du trône, il a suffi de quelques années de soupçons ; l’une enrichit, la seconde appauvrit ; la première offre aux malheureux des vêtements, des aliments, l’aisance ; la seconde…, ils sont encore à en comprendre le bienfait. Une découverte ! En avons-nous seulement fait une ?… Oui, car le Bulletin des lois a consacré près de cinq à six cents brevets d’invention ! statistique heureuse qui accuse deux hommes de génie par jour ; mais ce sont de petites inventions dignes de nos petits drames, de nos petits tableaux, de nos petits appartements et de nos petites mœurs. Un ingénieur nous a prouvé mathématiquement que le fer se dilate ; un sellier nous a imaginé le moyen d’attacher un cheval partout où se trouve un pieu ; nous avons recueilli le principe constitutif de l’asperge ; nous savons que l’on peut broyer la tête d’un enfant dans le ventre de sa mère, avec un horrible instrument ; un Italien a inventé un vêtement propre à garantir des flammes ; un Français nous a, pour la centième fois, promis l’empire de l’air ; un autre a construit un scaphandre qui nous permet d’aller sur l’eau ; un marchand nous a fait des coussins de gomme élastique, au moyen desquels on s’improvise tout un ameublement avec un soufflet de forge ; seulement, si M. Darcet pouvait persuader aux communes d’élever des machines à vapeur pour faire du bouillon avec des os, sa gélatine serait une assez bonne découverte ; mais il faudrait encore la perfectionner en trouvant un moyen de donner même des os aux communes pauvres qui ne vivent que de châtaignes ou de sarrasin. En fait de nouveautés scientifiques et de progrès, nous avons supprimé le Journal des savants, et nous avons inscrit trois ou quatre cents millions de plus sur notre carnet passif. Quelques publicistes prétendent que la dette des peuples accuse leurs richesses ; alors, nous devenons opulents comme les fossés deviennent grands, à mesure qu’on les creuse. Si l’on vous demande de vous souvenir des livres qui ont paru l’année dernière, avouez que vous seriez embarrassé… A travers le kaléidoscope de 1830, il est difficile de distinguer les objets. Eh bien ! nous sommes injustes envers nos contemporains, comme jadis nos pères l’étaient envers les œuvres de l’époque qui, dans le dernier siècle, correspond à la nôtre. Croyez-vous qu’en 1730, M. de Voltaire fît une grande sensation ? que l’on s’occupât de Lesage, de Crébillon, de Piron, de La Mothe, de J.J. Rousseau, de Fontenelle ?… Non. Sept ans n’avaient pas encore pu calmer les désastres du système de Law, et le cardinal de Fleury essayait de protéger par sa pacifique administration les efforts de tous ceux qui refaisaient leurs fortunes attaquées. Si vous compariez les deux années, vous auriez peut-être un peu de respect pour nos écrivains. Où trouveriez-vous, même dans toute l’Europe de 1730, un livre qui pût ressembler à nos journaux ?… les Débats, Le National, Le Globe, la Gazette, la Revue de Paris, le Journal des connaissances usuelles, le Figaro, tous nos journaux enfin sont un livre immense où les pensées, les œuvres, le style, sont livrés, avec une étonnante profusion de talent, à l’insouciance de nos intérêts journaliers… Il y a tel article politique digne de Bossuet, où de magnifiques paroles ont été dispersées en pure perte ; tel fragment possède la grâce d’un conte oriental ; telle plaisanterie est digne de Molière. La presse périodique est un gouffre qui dévore tout et ne rend rien ; c’est un monstre qui n’engendre pas. Nous nous plaignons de ne pas voir surgir au milieu de nous un grand homme ; mais ce génie désiré… c’est vous, c’est un homme qui passe dans la rue. Notre chef- d’œuvre, à nous, est cette raison publique qui étonne, est cette large et féconde dispersion de lumière qui a cubé la somme d’intelligence de la masse ?… Notre gloire est dans le progrès social, dans la sagesse de nos séditions, dans la multitude de nos artistes, dans le luxe de nos œuvres. Sans vouloir nous allumer ici de complaisantes cassolettes, avouons que M. de Lamartine est bien au-dessus de Jean-Baptiste Rousseau. Delphine Gay ne vaut-elle pas une peu mieux que Mme de Bocage ? Anatole, Adolphe et Corinne ne sont-ils pas des romans meilleurs que les Mémoires d’un homme de qualité ? L’Histoire d’une belle Grecque est-elle seulement comparable à L’Âne mort de J. Janin ? Enfin, mettrez-vous le Théâtre de Fontenelle auprès de celui de Clara Gazul ? L’Indifférence en matière de religion, Le Génie du christianisme luttent, comme style, avec toutes les œuvres ecclésiastiques de ce temps-là, et l’emportent de beaucoup, par la pensée, sur le Petit carême de Massillon. Les travaux historiques de 1730 ont je ne sais quoi de bouffon, si vous en exceptez les œuvres consciencieuses des bénédictins. Aujourd’hui, nous contemplons l’histoire avec une hauteur de vue, une indépendance de pensée qui ne pouvaient pas exister alors. Béranger, chantre gracieux et philosophe, n’a point de modèle dans ces jours de cagotisme où la chanson visait au cynisme. Les odes de Victor Hugo sont, je pense, un peu meilleures que celles de La Motte. Notre peinture est riche de talents dont le moindre vaut tous ceux de cette période vide et sèche. Où trouverez-vous en 1730 un rival à Courier, à Boieldieu, à Rossini ?…Nous sommes dans une profonde erreur si nous ne pensons pas à vivre dans un siècle de gloire et de liberté. Claude Gelée, Lesueur, étaient morts depuis longtemps, en 1730 ; tandis que Gudin, Deveria, Steuben, Horace Vernet, Delacroix, sont jeunes en 1830. Ceux qui, pour décourager les hommes d’étude occupés à nous enrichir, prennent à tâche d’accabler les vivants sous les morts, et de vanter les littératures étrangères au détriment de la nôtre, ont grand tort, ils aident à un horrible suicide national. Si cette année n’a pas été féconde en résultats, il faut en accuser les événements. L’art dramatique fut maltraité ; car nous savons aujourd’hui dans quel sens Hernani lui a fait faire un pas ; mais, si M. Victor Hugo fut puni de sa tentative pour une chute triomphale, il y a chez lui l’étoffe de quelque chef-d’œuvre qui la fera oublier. Nous sommes bien supérieurs à nos devanciers malgré cet échec ; car le quatrième acte de Christine est une conception plus haute qu’Idoménée … Au commencement de cette année, quand on reproduisait les anciens temps par des quadrilles à l’Elysée, et que nos pairs de France essayaient d’être les ombres de ceux d’autrefois, M. Eugène Sue a donné dans La Mode la ravissante marine de Kernock, et, plus tard, Le Gitano, révélant avec modestie un talent frais et gracieux qui grandira, car il est jeune, très jeune. M. de Musset a donné de grandes espérances et s’est placé d’un seul bond au milieu des vieilles réputations impériales qu’il n’a pas seulement daigné saluer. Vous avez lu, sans doute, La Confession ? Ce livre, dont la pensée première est hardie, manque d’audace dans l’exécution. Charles Nodier a publié son Histoire du roi de Bohême , délicieuse plaisanterie littéraire, pleine de dédain, moqueuse : c’est la satire d’un vieillard blasé, qui s’aperçoit à la fin de ses jours du vide affreux caché sous les sciences, sous les littératures. Ce livre appartient à l’ Ecole du uploads/Litterature/ lettre-sur-paris-balzac.pdf
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- Publié le Oct 18, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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