L'INSCRIPTION DES LARMES DANS LES LETTRES DE MME DE SÉVIGNÉ : TENTATIONS ÉLÉGIA

L'INSCRIPTION DES LARMES DANS LES LETTRES DE MME DE SÉVIGNÉ : TENTATIONS ÉLÉGIAQUES ET ART DE PLAIRE ÉPISTOLAIRE Cécile Lignereux Armand Colin | « Littératures classiques » 2007/1 N° 62 | pages 79 à 91 ISSN 0992-5279 ISBN 9782908728514 DOI 10.3917/licla.062.0079 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-litteratures-classiques1-2007-1-page-79.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin. © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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D’une part, leur situation d’énonciation semble imposer l’expression de la plainte : parce que ces lettres tentent de conjurer une séparation déchirante vécue sur le mode de l’abandon, elles paraissent vouées aux effusions caractéristiques du genre dûment répertorié de l’héroïde2. D’autre part, l’indéniable congruence entre la posture élégiaque et le repli sur soi qu’entraîne la pratique épistolaire favorise largement « la réflexivité de l’élégiaque introspectif3 ». En outre, l’expression des pleurs est rendue possible par l’évolution du genre épistolaire, indissociable de celle des 1 Mme de Sévigné, Lettre du 6 février 1671, Correspondance, éd. R. Duchêne, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1978-1986, t. I, p. 149-150. Les références à la Correspondance mentionneront désormais la date de la lettre, suivie, entre parenthèses, du tome et de la pagination dans cette édition. 2 Signalons, entre autres références, M.-Cl. Chatelain, Ovide en France dans la seconde moitié du XVIIe siècle, thèse de doctorat, Université de Paris IV-Sorbonne, 2005, à paraître chez Champion ; G. Haroche-Bouzinac, « La lettre féminine dans les secrétaires. L’enfance de l’art », XVIIe siècle, n° 208, juillet-septembre 2000, p. 465-484 ; S. Lee Carrell, Le Soliloque de la passion féminine ou le dialogue illusoire. Étude d’une formule monophonique de la littérature épistolaire, Tübingen/Paris, G. Narr / J.-M. Place, 1982 ; D. Millet-Gérard, Le Cœur et le cri. Variations sur l’héroïde et l’amour épistolaire, Paris, Champion, 2004. 3 G. Declercq, « “Alchimie de la douleur” : l’élégiaque dans Bérénice, ou la tragédie éthique », Littératures classiques, nº 26, 1996, p. 152. © Armand Colin | Téléchargé le 22/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 89.87.206.103) © Armand Colin | Téléchargé le 22/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 89.87.206.103) Cécile Lignereux 80 sensibilités, l’affinité naturelle entre l’écriture de la lettre amoureuse et l’éloquence du cœur étant désormais consacrée4. Or, sans pour autant être absentes des lettres adressées à Mme de Grignan, les larmes maternelles ne sont mentionnées qu’avec réticence, systématiquement assorties de précautions oratoires visant à lutter contre les effets pernicieux de l’importation d’un motif procédant aussi nettement du registre élégiaque. Le traitement du motif des larmes apparaît ainsi régi par un principe de discrétion5 érigé en stratégie discursive par une mère contrainte de réfréner son besoin d’épanchement pour ne pas importuner une destinataire réservée et pudique. Souvent commentée, à tout le moins signalée, la canalisation des épanchements maternels est en effet inséparable d’une volonté de tenir compte des remontrances de Mme de Grignan, fréquemment rappelées – et regrettées – au cours de la correspondance : « vous ne voulez pas que je pleure de vous voir à mille lieues de moi.6 » Si Mme de Sévigné apparaît aussi désireuse de contenir ses épanchements dans des limites fixées par la prudence, le discernement et la modération constitutives de l’aptum, c’est qu’elle perçoit avec lucidité les écueils inhérents à l’irruption incontrôlée du motif élégiaque des larmes au sein de ses lettres. Le premier risque que la consignation immodérée de ses larmes ferait immanquablement courir à Mme de Sévigné est celui de la malséance, qui consisterait à donner libre cours à des épanchements débridés ignorant délibérément la personnalité et les goûts de Mme de Grignan. Le deuxième danger auquel doit parer Mme de Sévigné est celui de la complaisance, qui résiderait dans l’exhibition vaniteuse de ses larmes. Le troisième péril est celui de l’invraisemblance : hantée par la peur d’être soupçonnée d’exagérer ses sentiments, l’épistolière entend bien conjurer la tentation d’un lyrisme prolixe et exacerbé, toujours suspect. Le traitement du motif des larmes s’avère ainsi exemplaire non seulement de l’effort permanent de contrôle de soi et de ses sentiments auquel s’astreint ordinairement Mme de Sévigné7, mais aussi de la tension constitutive, sans cesse commentée par l’épistolière elle-même, entre « la crainte de tout dire au risque de déplaire et la peur de ne pas tout dire au risque de 4 Mlle de Scudéry, « De la manière d’écrire des lettres » [1655], « De l’air galant » et autres Conversations. Pour une étude de l’archive galante, éd. D. Denis, Paris, Champion, 1998, p. 147-158. Pour une mise en perspective de la définition proposée par Mlle de Scudéry, on se reportera à l’introduction de D. Denis, ibid., p. 141-146, et à la préface d’E. Bury aux Lettres portugaises traduites en français, Paris, Le Livre de Poche, p. 7-35. 5 Sur cette notion, voir M. Maître-Dufour, « Une anti-curiosité : la discrétion chez Mlle de Scudéry et dans la littérature mondaine (1648-1696) », dans Curiosité et libido sciendi de la Renaissance aux Lumières, N. Jacques-Chaquin et S. Houdard éd., Fontenay, ENS Éditions, 1998, t. II, p. 333-358. 6 6 janvier 1672 (I, 410). Voir également les lettres du 3 mars 1671 (I, 174) ; 12 juillet 1671 (I, 293) ; 27 octobre 1675 (II, 145). 7 Nous renvoyons à R. Duchêne, Mme de Sévigné et la lettre d’amour, Paris, Klincksieck, 1992, chap. 5 : « L’expression des sentiments », p. 206-243. © Armand Colin | Téléchargé le 22/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 89.87.206.103) © Armand Colin | Téléchargé le 22/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 89.87.206.103) Les larmes dans les lettres de Mme de Sévigné 81 compromettre la sincérité et la transparence8». Soucieuse de rapporter les élans du cœur souffrant à la mesure de l’aptum, l’épistolière fait preuve de la plus grande méfiance à l’égard du pathos élégiaque – méfiance dont les différents ajustements génériques, subterfuges stylistiques et réorientations pragmatiques constituent la trace textuelle. La nécessité de réfréner la tentation du registre élégiaque Communiquer ses larmes sans pour autant mettre en péril l’harmonie conversationnelle, telle est l’une des premières difficultés que doit contourner l’épistolière. À y regarder de près, l’intégration des aveux élégiaques au sein de la lettre ne se fait qu’au prix de précautions et de manipulations énonciatives – autant d’indices qui attestent les conditions imposées par l’écriture épistolaire au déploiement du motif des larmes. La première solution expérimentée consiste à greffer ses aveux de larmes sur les propos antérieurs de sa fille. Exploitant les ricochets de l’interlocution épistolaire, Mme de Sévigné trouve dans les références à la parole de l’autre le moyen de préserver à la fois le dialogue épistolaire et les confidences. En réalité, elle ne se contente pas de s’appuyer sur les paroles de sa fille : cédant à son besoin d’avouer des larmes restées jusque-là secrètes, elle n’hésite pas à les prendre pour prétexte, qu’il s’agisse par exemple de questions sur sa santé (« Ne soyez point en peine de ma santé, ma bonne, je me porte bien. […] C’est un grand avantage pour moi que les larmes et la tristesse n’y soient point contraires9 ») ou de propos plaisants (« J’en ai donc ri, je vous l’avoue, et j’en serais honteuse, si depuis huit jours j’avais fait autre chose que pleurer10 »). Mais ce sont surtout les exhortations de Mme de Grignan invitant sa mère à davantage de maîtrise de soi qui, paradoxalement, permettent à Mme de Sévigné d’amener souplement ses aveux de larmes, l’épistolière ne mentionnant les « leçons », les « sermons » et les « avis » de sa fille que pour souligner son incapacité à les mettre en pratique : Vous me dites des merveilles de la conduite qu’il faut avoir pour se gouverner en ces occasions ; j’écoute vos leçons, et je tâche d’en profiter. Je suis dans le train de mes amies, je vais, je viens ; mais quand je puis parler de vous, je suis contente, et quelques larmes me font un soulagement non pareil.11 La seconde solution déployée afin de uploads/Litterature/ lignereux-larmes-se-vigne.pdf

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