QUELQUES ASPECTS DE LA PSYCHOMÉCANIQUE DE GUILLAUME La discipline linguistique

QUELQUES ASPECTS DE LA PSYCHOMÉCANIQUE DE GUILLAUME La discipline linguistique fondée par Gustave Guillaume1 a été nommée psychomécanique du langage. C’est, selon l’auteur, la science des mécanismes fondamentaux de la pensée commune qui interviennent dans la genèse de la langue, conçue comme le système des représentations à partir desquelles il est possible, par la médiation de signes appropriés, de produire des actes de langage et d’émettre des discours (purement mentaux ou réalisés physiquement par l’expression orale ou écrite). La psychomécanique se complète d’une psychosystématique, science des systèmes linguistiques institués, et d’une psychosémiologie, science des signes linguistiques dans leurs rapports avec les « signifiés de puissance » qu’ils évoquent et les « signifiés d’effet » qu’ils permettent d’effectuer. Les signifiés de puissance sont conçus comme des virtualités opératoires qu’une visée de discours vient actualiser par saisie en un point quelconque des mouvements, portés par un temps opératif, qu’elles préfigurent; tout est donc cinétique et mécanique dans le fonctionnement du langage. Le verbe, par exemple, est une partie de la langue traduisant la genèse de l’image mentale du temps : la chronogenèse, et chacune de ses formes aspectuelles, modales, temporelles ou personnelles, correspond à une saisie effectuée en un point du déploiement de cette opération. Ainsi se définit une linguistique de position, opérant par mouvement et interception de mouvement. Une analyse approfondie de la nature du mot, dans la diversité des langues du monde, a amené Gustave Guillaume à concevoir une typologie linguistique intégrale, la « théorie des aires ». En un sens, Gustave Guillaume ne rompt pas l’unité de la linguistique structurale au sens large du mot. Ce qui lui importe, en effet, dans ses études sur le temps du verbe, les formes de l’article, et en général sur les catégories grammaticales, c’est l’organisation systématique de la langue2; mais cette organisation résulte d’un jeu de tendances et de tensions dont il peut être entièrement rendu compte par une psychologie radicalement différente du béhaviorisme et de l’atomisme mental, à savoir une psychologie des opérations rationnelles. 1 Linguiste, élève d’Antoine Meillet, Gustave Guillaume (1883-1960) est l’auteur de nombreux ouvrages. Il a enseigné à l’École pratique des hautes études de 1938 à 1960. Ses essais, Le Problème de l’article et sa solution dans la langue française (1919), Temps et Verbe, théorie des aspects, des modes et des temps (1929); L’Architectonique du temps dans les langues classiques (1943), ont été réédités ensemble en 1965. Un nombre important d’articles, parus entre 1933 et 1958, ont été réunis sous le titre Langage et science du langage (1964). Les leçons qu’il a données pendant vingt-deux ans à l’E.P.H.E., dont le texte manuscrit est conservé au Fonds Gustave-Guillaume de l’université Laval à Québec, ont été publiées par les soins de Roch Valin. 2 Reste à savoir si une réconciliation est possible entre les idées de structure et de genèse que la linguistique structurale a tendu à opposer, du moins en ses débuts, en raison de sa rupture initiale avec la méthode historique comparative. 1. INTRODUCTION 1.1. À PROPOS DE LA MÉTHODE Un des concepts clés chez Guillaume est la notion de système: le système est une abstraction qui procède d'une construction intellectuelle; ce n'est pas un donné qui se laisserait immédiatement appréhender par une simple observation. En ce sens, la recherche de Guillaume s'oppose radicalement aux travaux des Distributionnalistes, par exemple, qui cherchent à caractériser l'organisation des faits de surface. Selon Guillaume, le travail du linguiste consiste au contraire à dépasser le cadre étroit de l'observation empirique (la pseudo-réalité des phénomènes sensibles directement observables) pour construire l'objet. On trouve chez Guillaume une critique constante du positivisme: « une science d'observation se constitue en science théorique à partir du moment où elle consent à voir dans la réalité plus et autre chose que ce qu'en montrent les apparences sensibles »1, ou encore: « un système ne devient observable qu'après un travail intellectif de reconstruction, lequel travail, très spécial, transcende, outrepasse la donnée d'observation directe, et par là suscite la défiance, illégitime, d'esprits prudents, imbus d'un positivisme excessif, et d'ailleurs périmé, dont les autres grandes sciences d'observation créées en science théorique ont su se dégager et se dégagent de plus en plus »2. 1.2. PRINCIPES GÉNÉRAUX Dépassant une certaine conception structuraliste de la langue comme pur système de rapports, vide de tout contenu, Guillaume G. s'intéresse à l'un des problèmes centraux de la linguistique: celui des rapports entre forme et sens. Sa démarche repose sur un postulat d'indépendance entre la forme (le signifiant) et la matière (le signifié). C'est en l'occurrence la « matière » qu'il étudie de façon privilégiée, et même plus précisément les opérations de la pensée constitutives des signifiés, telles qu'il s'efforce de les reconstruire. Cette étude a pour nom la « psycho-systématique » ou encore « psycho- mécanique ». « Toute la psycho-systématique est une étude des coupes par lesquelles la pensée délimite en elle-même, au sein de son activité, certains grands procès, et recoupe ensuite interceptivement ces procès, par le moyen 1 GUILLAUME (G.) 1971. Leçons de Linguistique. Québec: Presses de l’université de Laval, pp. 10. (Textes de Gustave G. publiés par Valin (R.) : 1948-1949 A- Structure sémiologique et structure psychique de la langue française, B- Psycho-systématique du Langage). 2 GUILLAUME (G.) 1971. Leçons de Linguistique. Québec: Presses de l’université de Laval, pp. 15. de nouvelles coupes transversales qui, selon qu'elles sont précoces ou tardives dans le mouvement qu'elles attaquent, conférent au signe représentatif du mouvement une valeur différente »1. La pensée est activité, mouvement, flux continu qui, comme telle, n'est pas exprimable. Pour l'exprimer et c'est là le langage; il est nécessaire de délimiter, de fixer, d'arrêter ce flux, comme une photo instantanée est représentative du mouvement, ou plutôt comme le cinéma, suite de photos discontinues, nous restitue le mouvement continu. Ce genre d'opération est ce que Guillaume appelle des « coupes », et il en distingue deux sortes: La première sorte est celle par laquelle « la pensée délimite en elle-même, au sein de son activité, certains grands procès », comme le mouvement allant de l'universel au singulier2. Les différents mouvements de ce type forment un système au sens saussurien et constituent proprement ce que Guillaume appelle « la langue » (qui n'est donc pas ici un inventaire d'éléments, mais un système de schèmes dynamiques, « cinétiques » - c'est-à-dire en mouvement). Nous sommes à un niveau abstrait qui n'est pas encore celui du « discours ». Le passage au « discours » se fait par une seconde série de « coupes », qui « attaquent le mouvement », le saisissent, I'interceptent en un point donné de son développement. C'est le caractère plus ou moins « précoce ou tardif » de cette coupe en discours qui « confère au signe représentatif du mouvement une valeur différente ». 1.3. EXEMPLE Nous reprendrons ici, pour illustrer l'ensemble de ce mécanisme, I'exemple donné par Guillaume lui-même (op. cit, pp. 209) : « On sait que l'article un est une tension progressant de l'universel au singulier, c'est à dire inscrite entre deux coupes transversales d'une certaine activité de pensée se propageant du large à l'étroit, et que cette tension, en discours, fait l'objet d'une coupe transversale, précoce ou tardive, qui assigne à l'article sa valeur d'emploi. De sorte que la tension cinétique que représente l'article un, selon qu'elle est interceptée par le travers, tôt ou tard dans son développement, livre un article un qui généralise ou qui particularise. Il y a interception précoce dans « un enfant est toujours l'ouvrage de sa mère » et interception tardive dans « un enfant entra ». « On sait, non moins bien, que l'article le est un mouvement de pensée, une tension progressant du singulier à l'universel, c'est-à-dire inscrite dans les deux mêmes limites que l'article un, mais rangées dans l'ordre opposé - non pas universel d'abord et singulier ensuite, 1 GUILLAUME (G.) 1971. Leçons de Linguistique. Québec: Presses de l’université de Laval, pp. 209. 2 Il s’agit encore bien d'un mouvement (et non pas d'un découpage quelconque du réel en parties fixes), qui a valeur de schème explicatif très fécond, que ce soit pour les déterminants, le système aspectuo-temporel, etc. mais singulier d'abord et universel ensuite - de sorte que l'effet généralisateur résulte de la coupe interceptive tardive, et l'effet particularisateur, de la coupe interceptive précoce. Soit, par coupe précoce, « l'homme entra », et par coupe tardive, « l'homme est mortel. ». On peut représenter ce « mouvement » de la façon suivante1: Les vues que Guillaume G. propose ont le mérite de faire voir à la fois ce qui fait l'unité et ce qui fait la diversité d'un même signe (l’article dans l’exemple proposé ci-dessus). L'unité réside dans le mouvement « en langue » (qui constitue « le sens »), la diversité provient des diverses « coupes interceptives » en discours (qui produisent autant d'« effets de sens »). S'il est difficile de se prononcer sur l'« exactitude » de cette représentation, il est certain qu'elle propose une synthèse d'aspects apparemment contradictoires du langage, et que par uploads/Litterature/ linguistique-guillaume.pdf

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