FIABILITÉ OU FIDÉLITÉ : LE PROBLÈME DE LA NARRATION DANS LE RAVISSEMENT DE LOL
FIABILITÉ OU FIDÉLITÉ : LE PROBLÈME DE LA NARRATION DANS LE RAVISSEMENT DE LOL V. STEIN Marie-Chantal Killeen Armand Colin | « Littérature » 2011/2 n°162 | pages 69 à 82 ISSN 0047-4800 ISBN 9782200927172 DOI 10.3917/litt.162.0069 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-litterature-2011-2-page-69.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin. © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Stein de Marguerite Duras, ne masque guère ses doutes quant à la nature du récit qu’il livre sur l’héroïne éponyme. Bien au contraire, il s’attelle à devancer les critiques éventuelles de ses lecteurs en mettant continuellement en cause la véracité de son propos. Au moyen d’embrayeurs du discours pour le moins déconcer- tants (non seulement « je crois » et « je ne crois plus » — passe encore — mais aussi « j’invente », voire « je mens ») il affiche assidûment la part de fabulation et de fiction qu’il apporte à ce qu’il se borne à nommer simple- ment « mon histoire de Lol V. Stein1 ». Jusqu’à présent la critique a beau- coup insisté sur le manque de fiabilité de ce narrateur séduit et ravi à son tour par l’énigme vivante qu’incarne Lola Valérie Stein ; on a coutume de parler de Jacques Hold comme d’un narrateur dont on doit se contenter faute de mieux. Or je propose d’envisager ici ce manque de fiabilité non point comme incompétence, ni même a fortiori comme défaut qu’il importerait de pallier, mais en tant que manière de demeurer fidèle à l’impossibilité de l’événement, c’est-à-dire de restituer l’expérience « ravissante » de Lol dans ce qu’elle présente justement de plus informulable. Car Duras, comme le note judicieusement Bruno Blanckeman, « ne met pas la folie à la raison : elle l’appréhende en tant que telle, comme un phénomène psychique irréduc- tible aux discours de connaissance qui prétendent en exposer les causes […] et en postuler les effets2 […] ». Emblématique de l’ensemble des écrits durassiens, Le Ravissement de Lol V. Stein tenterait ainsi, par le biais de son narrateur médusé, de se mettre au diapason d’une expérience qui ne se soumet pas à l’ordre de la connaissance mais se donne plutôt à expérimenter dans la communication d’un état de vertigineuse dépossession. Du coup, le narrateur peu fiable permettra au lecteur de pressentir cette autre forme de 1. Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, Paris, Gallimard, 1964, p. 14. Les citations seront désormais paginées dans le texte. 2. Bruno Blanckeman, « Duras, états seconds (une figure, une œuvre, trois ouvrages) », Lectures de Duras, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, 11-27, p. 21. © Armand Colin | Téléchargé le 02/12/2022 sur www.cairn.info via Université Catholique de Louvain (IP: 87.66.63.72) © Armand Colin | Téléchargé le 02/12/2022 sur www.cairn.info via Université Catholique de Louvain (IP: 87.66.63.72) VOIX PLURIELLES 70 LITTÉRATURE N˚ 162 – JUIN 2011 « savoir » dont Duras a patiemment dessiné les contours au fil de son œuvre. Dans ce roman tout entier composé des constructions conjecturales de Jac- ques Hold, de la gouvernante, de la mère, du mari Jean Bedford et de l’amie d’enfance Tatiana Karl, chaque personnage semble y aller de sa petite théorie sur Lol, dont le silence buté ne fait qu’alimenter et relancer de plus belle la machine à rumeurs. Je veux examiner en quoi ces autres narrateurs en puissance dans Le Ravissement, soit Tatiana, Jean et jusqu’à l’héroïne elle-même, s’avèrent non seulement aussi peu fiables que Jacques mais moins fidèles que lui pour transmettre cette histoire insondable. LOL V. STEIN Maints critiques3 se sont penchés sur le rapport de forces qui subor- donne l’héroïne quasi muette au narrateur prolixe. On déplore l’étouffe- ment violent de la voix féminine par Jacques Hold, dont le patronyme ne laisse aucun doute sur les intentions qu’il a de se saisir de cette femme insaisissable entre toutes. Le roman ferait ainsi état de la suppression et de l’appropriation d’une voix qui peine à se faire entendre dans les torsions et les trous du récit4. Il n’est pas anodin que celui qui s’échine à guérir la femme hystérique soit également médecin ; Jacques Hold se place d’entrée de jeu sous le signe de Breton et de Freud, fascinés eux aussi par ces Nadja et Dora qui leur glissèrent entre les doigts. Quoique le désir masculin de domination et sa flagrante mise en échec soient l’un des enjeux cardinaux du Ravissement, une lecture du texte princi- palement axée sur la mise au ban du discours de l’héroïne par le narrateur fait l’économie des difficultés singulières que ce roman pose à l’interprétation. C’est oublier, d’une part, que les positions de Jacques et Lol s’intervertissent au cours du récit, à telle enseigne qu’il n’est plus du tout sûr qui des deux est le dominant et qui est le dominé. C’est occulter, d’autre part, les écueils qui entravent toute prise de parole de la protagoniste. Car force est d’admettre que Lol, quand bien même elle se déciderait à lever l’écluse du silence et à ne plus mentir (parce que Lol, en plus, est une menteuse invétérée), ne serait guère mieux placée pour éclairer les lecteurs sur l’étiologie de sa maladie ou sur l’articulation des faits qui composent son histoire, pour l’excellente raison que cette histoire, pour reprendre la formule de Duras dans L’Amant5, n’existe 3. Cf. entre autres : Susan Rubin Suleiman, Subversive Intent : Gender, Politics, and the Avant-Garde (Cambridge, Massachusetts ; London, Harvard University Press, 1990) ; Alice Jardine, Gynesis : Configurations of Women and Modernity (Ithaca et Londres, Cornell Uni- versity Press, 1985) ; Martha Noel Evans, Masks of Tradition. Women and the Politics of Writing in Twentieth-Century France (Ithaca, Cornell University Press, 1987) ; Susan D. Cohen, Women and Discourse in the Fiction of Marguerite Duras (Basingstoke, Mac- millan, 1993). 4. Sur le rôle des blancs dans le roman, on pourra consulter l’article de Verena Andermatt, « Rodomontages of Le ravissement de Lol V. Stein », Yale French Studies, n˚ 57, 1979, p. 23-35. 5. M. Duras, L’Amant, Paris, Minuit, 1984, p. 14. © Armand Colin | Téléchargé le 02/12/2022 sur www.cairn.info via Université Catholique de Louvain (IP: 87.66.63.72) © Armand Colin | Téléchargé le 02/12/2022 sur www.cairn.info via Université Catholique de Louvain (IP: 87.66.63.72) FIABILITÉ OU FIDÉLITÉ : LE PROBLÈME DE LA NARRATION… 71 LITTÉRATURE N˚ 162 – JUIN 2011 pas : il n’y a jamais de centre, pas de chemin, pas de ligne, personne alors qu’on croit y avoir quelqu’un. Quant à l’obscur désir qui hante la protago- niste, et qui consiste, pour autant que l’on peut en juger, à reproduire le spec- tacle envoûtant du coup de foudre qui se déclencha entre son fiancé Michael Richardson et Anne-Marie Stretter, il demeure à tout jamais un « secret » dont Lol, la première, n’a pas la clé. N’étant donc nullement en mesure de combler les lacunes ou de rectifier les potins erronés qui circulent sur son compte, l’héroïne est tout juste bonne à indiquer son refus : « Autour de moi », dit- elle, « on s’est trompé sur les raisons » (p. 103). Compte pour beaucoup, dans ce silence de Lol, l’insuffisance du langage et de la mémoire à rendre compte de ces situations extrêmes qui ont toujours passionné Marguerite Duras, moments de crise intense qui constituent ce que j’ai appelé ailleurs6, en citant Philippe Sollers, une « expérience-limite ». La scénographie de cette expérience, qui se décline diversement selon les textes qu’elle ponctue — passion amoureuse, trau- matisme, accès de folie ou violence meurtrière, par exemple — a pour effet d’y torpiller la logique des identités et de perturber le bon déroule- ment (entendons : l’agencement linéaire et téléologique) de l’intrigue. Je ne m’appesantirai pas ici sur la préséance accordée à ces événements dans l’imaginaire durassien, sauf pour rappeler très schématiquement les traits déterminants de la structure narrative qu’ils enclenchent7 : a) À commencer par la dépossession totale du moi qui vit l’expérience, de uploads/Litterature/ litt-162-0069.pdf
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- Publié le Nov 06, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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