Le roman québécois: de l’idéologie de conservation à la littérature métissée 1.

Le roman québécois: de l’idéologie de conservation à la littérature métissée 1. LE TERROIR (1840-1945) : L’IDÉOLOGIE DE CONSERVATION À partir de 1840, l'élite clérico-bourgeoise assigne à la littérature la mission de présenter l'agriculture comme l'unique voie permettant d'assurer un avenir à la collectivité. Le terroir est un courant que nous pouvons qualifier de « réaliste » de par sa tendance à décrire les moeurs et les travaux associés à la vie rurale (travail de la terre). Ce courant, soumis aux dogmes religieux, valorise la tradition (famille, religion, race francophone) et dénonce les dangers de la ville. Son motif est de défendre le statu quo, c'est-à-dire la vie paisible et surtout pas contestataire des paysans francophones installés au Québec. Ce courant a été marqué dès 1846 avec La terre paternelle de Patrice Lacombe. « Mais nous prions de remarquer que nous écrivons dans un pays où les mœurs en général sont pures et simples, et que l'esquisse que nous avons essayé d'en faire, eût été invraisemblable et même souverainement ridicule, si elle se fût terminée par des meurtres, des empoisonnements et des suicides. Laissons aux vieux pays, que la civilisation a gâtés, leurs romans ensanglantés, peignons l'enfant du sol tel qu'il est, religieux, honnête, paisible de mœurs et de caractère, jouissant de l'aisance et de la fortune sans orgueil et sans ostentation, supportant avec résignation et patience les plus grandes adversités. » 1.1 Patrice Lacombe « Mais nous prions de remarquer que nous écrivons dans un pays où les mœurs en général sont pures et simples, et que l'esquisse que nous avons essayé d'en faire, eût été invraisemblable et même souverainement ridicule, si elle se fût terminée par des meurtres, des empoisonnements et des suicides. Laissons aux vieux pays, que la civilisation a gâtés, leurs romans ensanglantés, peignons l'enfant du sol tel qu'il est, religieux, honnête, paisible de mœurs et de caractère, jouissant de l'aisance et de la fortune sans orgueil et sans ostentation, supportant avec résignation et patience les plus grandes adversités. » Patrice Lacombe, La terre paternelle 1 1.2 Claude-Henri Grignon Maria Chapedelaine (1914-1921), de Louis Hémon, et Un homme et son péché (1933), de Claude-Henri Grignon, ont particulièrement marqué l’imaginaire québécois. « Tous les samedis... vers les dix heures du matin, la femme à Séraphin Poudrier lavait le plancher de la cuisine dans le bas côté. On pouvait la voir à genoux, pieds nus, vêtue d'une jupe de laine grise, d'une blouse usée jusqu'à la corde, la figure ruisselante de sueur, où restaient collées des mèches de cheveux noirs. Elle frottait, la pauvre femme, elle raclait, apportant à cette besogne l'ardeur de ses vingt ans. » 1.3 Contexte historique Avant 1840, l’absence de l’élite intellectuelle et les conditions de vie difficiles sont deux facteurs qui ont empêché les Canadiens français de découvrir la littérature. L’absence des infrastructures industrielles, la rareté des bonnes terres agricoles et le taux d’accroissement élevé poussent 700.000 Québécois à quitter la Belle province pour les États-Unis (entre 1930 et 1940). Pour arrêter cette hémorragie de la population, les auteurs, alliés aux dirigeants et au clergé, ont écrit des romans à thèse afin de maintenir les Canadiens français dans leur terroir. La valorisation de la vie paysanne est l’ultime objectif: «C'est là [...] le moyen le plus sûr d'accroître la prospérité générale tout en assurant le bien-être des individus...» (Jean Rivard, le défricheur, 1862). Parfois, les titres sont provocateurs: Restons chez nous (1908), de Damase Potvin, La Terre vivante (1925) de Harry Bernard. Le traître est le rôle donné aux personnages qui choisissent de vivre en ville. 1.4 Les thèmes du terroir: le profond attachement au sol nourricier, ce legs sacré hérité des ancêtres; toutes les coutumes et traditions des pionniers, qu'on s'efforce de répéter religieusement, en particulier celles relatives à la foi et à la langue; la croyance que la culture du sol pourra fournir une vision idyllique de la vocation agraire et de la vie rurale. Mais ce n'est qu'une illusion! 2 La terre n'arrive plus à subvenir aux besoins du peuple. Agriculture et misère sont intimement liées. Dichotomie entre représentation et réel. Ce qu'on veut représenter n'est absolument pas ce qui est réellement vécu. 1.5 L’anti-terroir On peut penser que terroir a vraiment pris fin avec la parution, vers 1945, du Survenant et de Marie-Didace de Germaine Guèvremont. Cependant, les auteurs qui ont publié après 1900, et dont certains ont laissé des oeuvres importantes (Ringuet, Hémon, Grignon, Mgr Savard...), expriment des visions beaucoup plus nuancées que les Lacombe et Gérin-Lajoie. C’est au début du XXe siècle que ce courant prend une distance de l’idéologie de conservation. La vie paysanne est présentée avec humour, sans méchanceté. C’est l’anti- terroir !!! La publication du roman La Scouine d’Albert Laberge s’échelonne sur plusieurs années, compte tenu des craintes de l’auteur face à d’éventuelles condamnations de la part de la critique officielle et des élites dirigeantes. Les premiers chapitres du roman ont paru dans divers périodiques dès 1903. Ils s’adressaient à un cercle de lecteurs relativement restreint. En 1918, c’est à compte d’auteur qu'une soixantaine d’exemplaires sont publiés, résultat de l’assemblage des différentes scènes composant le roman. Celui-ci dépeint les mœurs paysannes, mais au lieu d'en présenter une image idéalisée, l’auteur choisit de mettre l'emphase sur des aspects plus sombres comme la misère des ménages, l’exploitation des cultivateurs et la mainmise de l’Église sur les consciences. L’histoire raconte la vie de la famille Deschamps et s’articule principalement autour de la Scouine, une jeune femme cruelle et sadique. Ce portrait plutôt sinistre, dans lequel Laberge inclut un épisode de jouissance solitaire, méritera à l’auteur une vive réprobation de la part de monseigneur Paul Bruchési, l'archevêque de Montréal, qui qualifiera le texte d’«ignoble pornographie». Il faudra attendre la réédition de 1972 pour que le public québécois puisse enfin redécouvrir La Scouine. 3 La Scouine Albert Laberge Albert Laberge (1871-1960) publie La Scouine à compte d'auteur en 1918. Il fut membre de l'École littéraire de Montréal. Il fut aussi journaliste sportif et critique d'art au journal La Presse. On pourrait qualifier son roman d'anti-terroir. Loin de glorifier les paysans, il les décrit comme des êtres ignares, qui gagnent péniblement leur vie en attendant la déchéance et la mort. « Au cours de ses tournées, le Taon s'était arrêté un soir chez les Deschamps. Il y avait soupé et passé la nuit. Comme il avait épuisé son maigre assortiment de marchandises et que son gousset était plutôt léger, il avait proposé à Charlot de lui donner son chien en paiement de son repas, de son gîte et d'un antique poêle en fonte qui depuis des années rouillait sous la remise. Vite, le marché avait été conclu. Seulement, lorsque le Taon avait voulu repartir au matin, son butin dans sa chancelante guimbarde, sa rosse n'avait pu avancer et s'était abattue après quelques vains efforts. Furieux, le Taon avait frappé la bête avec acharnement, comme pour lui reprocher l'avoine qu'elle n'avait pas mangée, lui cinglant les oreilles de grands coups de fouet. L'animal n'avait pu se relever, et sentant son impuissance à se remettre debout, les jambes trop lourdes, engourdies, déjà mortes, il avait tourné la tête de côté et subissait les horions comme il aurait essuyé une averse. Il ne bougeait plus. Seuls, ses sabots de derrière battaient spasmodiquement la boue. Et finalement, il avait expiré sous le bâton et les jurements. Mais le Taon ne s'était pas arrêté là. Dans sa rage, il s'était attaqué au cadavre de la pauvre haridelle, lui démolissant les côtes de ses lourdes bottes. À quelque temps de là, la foudre tomba sur un pommier à côté de l'habitation des Deschamps et le fendit en deux. Une semaine plus tard, Charlot se cassa une jambe en tombant du toit du hangar qu'il était à réparer. La Scouine prétendit alors que c'était les blasphèmes du Taon qui avaient attiré les malédictions de Dieu sur la maison. Même le chien qui venait du mécréant devint suspect à ses yeux et elle résolut de s'en défaire. Son sort fut vite décidé. Un après-midi, elle le prit et alla le jeter dans un puits en arrière de la grange. Il plongea, puis revint à la surface et il se mit à nager, à nager désespérément. Il faisait le tour de cette cage qui devait être son tombeau, se frôlant contre les pierres de la maçonnerie, cherchant à s'accrocher à la paroi, tournant sans relâche dans le même cercle, la tête seulement hors de l'eau, et laissant entendre des jappements plaintifs. Peu à peu, le chien nagea moins rapidement. Il s'épuisait, mais il lançait toujours son petit jappement, un jappement plein d'effroi qui disait la peur de la mort et semblait être un appel désespéré. Et, dans la profondeur sombre du puits, ses yeux semblaient deux étoiles, ou deux cierges à la lumière vacillante. Pendant plus d'une heure, la voix du chien s'entendit terriblement angoissante, plus faible, plus lointaine, semblait-il, puis elle tut. Et les étoiles d'or s'éteignirent, glissèrent à l'abîme. Le corps s'enfonça dans l'eau. » (Albert LABERGE, uploads/Litterature/ m33-s06p1-litterature-francophones-le-roman-quebecois.pdf

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