Georg Lukács Prolégomènes à l’esthétique Traduction de Jean-Pierre Morbois 2 GE
Georg Lukács Prolégomènes à l’esthétique Traduction de Jean-Pierre Morbois 2 GEORG LUKÁCS. PROLÉGOMÈNES À L’ESTHÉTIQUE 3 Notice éditoriale. Ce texte est la traduction de l’ouvrage de Georg Lukács « Über die Besonderheit als Kategorie der Ästhetik », Aufbau-Verlag, Berlin und Weimar, 1985. Les articles Die Frage der Besonderheit bei Kant und Schelling [La question de la particularité chez Kant et Schelling] et Hegels Lösungsversuch [L’essai de solution de Hegel] ont été publiés sous le titre Die Frage der Besonderheit in der klassischen deutschen Philosophie [la question de la particularité dans la philosophie classique allemande] dans la Deutsche Zeitschrift für Philosophie [Revue allemande de philosophie], Berlin, 2/1954, cahier 4, pages 764-807. L’article Das Besondere im Lichte des dialektischen Materialismus [La particularité à la lumière du matérialisme dialectique] dans la Deutsche Zeitschrift für Philosophie, Berlin, année 3/1955, cahier 2, pages 157-189. L’article Das ästhetische Problem des Besonderen in der Aufklärung und bei Goethe [Le problème esthétique du particulier chez les Lumières et chez Goethe] dans À Ernst Bloch pour son 70e anniversaire. Brochure commémorative, édition Rugard Otto Gropp, Berlin, 1955, pages 201-207. L’article Das Besondere als zentrale Kategorie der Ästhetik, [Le particulier comme catégorie centrale de l’esthétique] dans la Deutsche Zeitschrift für Philosophie, Berlin, année 4/1956, cahier 2, pages 133-147. 4 L’article Zur Konkretisierung der Besonderheit als Kategorie der Ästhetik [Pour concrétiser la particularité comme catégorie de l’esthétique] sections 1 à 6 dans la Deutsche Zeitschrift für Philosophie Berlin, année 4/1956, cahier 4, pages 407-434 ; la section 12 est parue en pré-impression dans Neues Forum. Österreichische Monatsblätter für kulturelle Freiheit. [Nouveau forum. Mensuel pour la liberté culturelle], Vienne, année 13/1966, cahier 152 :153, pages 514-519. Les sections 7 à 12 ont été ensuite imprimées une première fois dans une édition séparée de Über die Besonderheit als Kategorie der Ästhetik, Luchterhand Verlag Neuwied et Berlin, 1967. Ils étaient jusqu’à présent inédits en français. Les notes de bas de page donnent autant que possible les références des citations dans les éditions françaises existantes. Nous avons par ailleurs ajouté différentes indications destinées à faciliter la compréhension du texte, relatives notamment aux noms propres cités. GEORG LUKÁCS. PROLÉGOMÈNES À L’ESTHÉTIQUE 5 1. La question de la particularité chez Kant et Schelling. La relation entre universalité, particularité et singularité est, par nature, un problème très ancien de la pensée humaine. Sans un certain degré de différenciation entre elles, de délimitation réciproque les unes des autres, et en même temps sans une certaine compréhension de leurs interpénétrations réciproques, il n’y a pas d’orientation possible dans la réalité, ni de pratique, même au sens le plus banal du terme. Il est donc on ne peut plus évident que ce problème surgit, obligatoirement, dès que la pensée dialectique se met en place, même sous forme spontanée et tout particulièrement dès qu’il s’agit de conscience. Lénine le constate déjà chez Aristote. Il cite une de ses formules, dont il découle clairement qu’il a déjà vu le danger idéologique de l’autonomisation de l’universel : « "car naturellement on ne peut penser qu’il y a une maison (en général) en dehors des maisons visibles." » Le commentaire de Lénine, qui se limite ici à la relation entre l’universel et le singulier, mais sans pour autant se laisser entraîner sur le particulier, va naturellement bien plus loin qu’Aristote. « Donc, les contraires (le singulier est le contraire de l’universel) sont identiques : le singulier n’existe pas autrement que dans cette liaison qui conduit à l’universel. L’universel n’existe que dans le singulier, par le singulier. Tout singulier est (de façon ou d’autre) universel. Tout universel est (une parcelle ou un côté ou une essence) du singulier. Tout universel n’englobe qu’approximativement tous les objets singuliers. Tout singulier entre incomplètement dans l’universel, etc. etc. Tout singulier est relié par des milliers de passages à des singuliers d’un autre genre (choses, phénomènes, processus), etc. » 1 1 V.Lénine, Cahiers philosophiques, Œuvres, tome 38, Éditions du Progrès, Moscou, 1971, page 345. Traduction modifiée : le texte allemand dit « das einzelne » (le singulier) alors que le texte français dit « le particulier ». Nous avons par ailleurs traduit Allgemein par universel plutôt que général. 6 Le danger vu par Aristote et qui, avant lui, avait pris une forme explicite dans la philosophie de Platon, s’est accru dans la scolastique médiévale avec le réalisme conceptuel. Pour notre problème, une composante importante de ce danger réside dans le fait que singularité, particularité et universalité ne vont pas être appréhendées comme des déterminations de la réalité elle- même dans leurs relations dialectiques réciproques, mais d’une manière telle qu’une catégorie va être considérée comme plus réelle en comparaison aux autres, voire même comme la seule réelle, la seule objective, tandis que ne devrait revenir aux autres qu’une signification subjective. C’est une tonalité gnoséologique de ce genre que prend l’universalité dans le réalisme conceptuel. L’opposition nominaliste renverse les signes et donne de l’universalité une définition purement subjective, une sorte de fiction. L’opposition qui combat le réalisme conceptuel, souvent spontanément matérialiste, et qui certes, en réponse aux circonstances historiques, se présente lui-aussi en habit théologique, se transforme, dans sa critique du réalisme conceptuel, en une subjectivisation de l’universel, en nominalisme. Marx constate le matérialisme spontané, voilé de théologie, chez Duns Scot, et le désigne comme la « première expression du matérialisme ». 2 Une telle orientation nominaliste règne également sur les débuts du matérialisme dans la philosophie des Temps modernes ; Marx, à ce propos, cite à juste titre Hobbes. Le facteur souligné par Engels à propos de l’évolution philosophique moderne, à savoir que la naissance et le premier développement des sciences de la nature ont d’abord été au fondement d’une domination de la pensée métaphysique, joue naturellement un rôle décisif dans le fait que la dialectique du particulier surgit à peine, de manière extrêmement épisodique. Certes, maintes figures centrales qui ont donné une base philosophique aux sciences nouvelles mathématiques, géométriques, mécaniques, 2 Karl Marx, La Sainte Famille, Éditions Sociales, Paris, 1969, page 154. GEORG LUKÁCS. PROLÉGOMÈNES À L’ESTHÉTIQUE 7 étaient aussi des dialecticiens importants, comme Descartes ou Spinoza. Comme nous le verrons plus tard, ce dernier, avec sa définition « omnis determinatio est negatio », a contribué de manière toute à fait essentielle à une juste compréhension de la particularité. Pourtant, c’est seulement lorsque l’intérêt scientifique s’est tourné, non plus seulement vers la physique ‒ essentiellement conçue comme mécanique ‒ mais aussi vers la chimie et surtout vers la biologie, lorsqu’en biologie commencèrent à surgir les problèmes de l’évolution, lorsqu’ensuite la Révolution française a également porté au premier plan, dans les sciences sociales et historiques, le combat autour des idées d’évolution, que notre question a commencé à être au cœur de l’intérêt philosophique. Ce n’est pas étonnant que ceci se soit produit dans la philosophie classique allemande. Ce fut elle qui, dans cette grande crise de croissance de la pensée, commença à soulever le problème de la dialectique et visa à le résoudre. Dans sa célèbre relation du grand débat entre Cuvier et Geoffroy de Saint-Hilaire, Goethe indique à plusieurs reprises que ce dernier reconnaissait les incitations reçues de la philosophie allemande de la nature pour la formation de la méthode évolutionniste, et que le premier lui avait fait le reproche de cette relation intellectuelle à la « mystique allemande ». Le premier ouvrage dans lequel ce problème, très ancien en lui-même, mais typique des Temps modernes dans sa version consciente, se trouve au cœur des réflexions, est la Critique de la faculté de juger, de Kant. Si nous reconnaissons ici ce rôle d’initiateur de Kant, cela n’implique pas, comme nous allons le montrer immédiatement, la moindre concession à la conception bourgeoise de Kant du siècle dernier. À nos yeux, la philosophie kantienne, ‒ et en son sein la Critique de la faculté de juger ‒ n’est ni une synthèse fondamentale grandiose sur laquelle devrait s’édifier la pensée ultérieure, ni la découverte d’un nouveau monde, une « révolution 8 copernicienne » dans l’histoire de la philosophie. Elle n’est plutôt ‒ et ce n’est naturellement pas négligeable ‒ qu’un moment important dans la crise, devenue aiguë, de la philosophie au tournant du 18e et 19e siècle. Lénine a constaté l’hésitation de Kant entre idéalisme et matérialisme. De même, on peut voir chez Kant, comme nous allons également le voir, une hésitation entre pensée métaphysique et pensée dialectique. Chacun sait par exemple que la dialectique transcendantale dans la Critique de la raison pure pose la contradiction comme problème crucial de la philosophie ; assurément comme un problème qui ne détermine que la frontière infranchissable de « notre » pensée, et dont aucune conséquence quelconque ‒ au delà de cette délimitation ‒ ne peut être tirée pour la méthode de la connaissance, de la science. Et là où Kant confère à la raison une importance essentielle, dans l’éthique, la contradiction cesse pour lui complètement ; il ne connait que l’opposition brutale, antinomique, entre l’impératif de la raison et les sentiments humains, entre le moi intelligible et le moi empirique, et c’est aussi pourquoi, dans son uploads/Litterature/ georg-lukacs-prolegomenes-a-l-x27-esthetique.pdf
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- Publié le Jui 12, 2021
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