Maryse Wolinski " Chérie , je vais à Charlie " Roman Éditions du Seuil Dans mon

Maryse Wolinski " Chérie , je vais à Charlie " Roman Éditions du Seuil Dans mon chagrin rien n’est en mouvement J’attends personne ne viendra Ni de jour ni de nuit Ni jamais plus de ce qui fut moi-même. Paul Éluard, « Ma morte vivante », in Le temps déborde. CHAPITRE 1 Mercredi 7 janvier. Quand j’ouvre les yeux, le jour commence à chasser l’obscurité. Mon esprit, lui, demeure un moment entre conscience et rêve. J’écoute les bruits sourds de l’appartement. Le vent souffle dans la cheminée. Un rai de lumière traverse le plafond, une voiture passe devant l’immeuble. Dans le couloir, je perçois un glissement de pas familiers : Georges est déjà levé. V ais-je bondir du lit pour l’étreindre, ou attendre qu’il pousse la porte de ma chambre et vienne vers moi ? Quarante-sept ans que cet homme, fou de femmes, de leur silhouette, de leurs audaces, de leur voix, de leurs modes, de leur courage, de leur foi en ce qu’elles décident, de leur force d’âme, pose son regard amoureux sur moi. Un regard qui transperce et bouleverse. Un regard qui donne de l’élan, de la confiance, de l’envie de vivre, de l’envie d’aimer. Un regard dont on devient addict. Un regard qui lui a aussi parfois été reproché. « Pourquoi tu me regardes ? » Unique réponse : « Devine ! » Scène quasi quotidienne. Par exemple à l’heure du dîner : je m’agite dans la cuisine, je vais, je viens autour de lui, assis, tranquille devant un verre de bordeaux, j’apporte les plats, je reviens vers les plaques chauffantes pour préparer la suite, ses yeux ne me quittent pas. Agacée, je lance : « Je ne peux pas faire un pas sans sentir ton regard sur moi, pourquoi ? » « Devine ! » Ou bien, cette autre scène, dans son bureau : lui derrière sa planche à dessins, moi de l’autre côté. Je lui parle, il me regarde, je sais qu’il ne m’écoute pas. Des images scabreuses flottent dans sa tête, alors que, très sérieuse, je lui demande son avis sur une question d’actualité. « Tu me regardes et tu ne m’écoutes pas. » Il rit en m’attirant vers lui. Furieuse, je m’échappe, lui tourne le dos et sors de la pièce. Dans le miroir au-dessus de la cheminée, je suis son regard qui ne quitte pas mes hanches. Désormais, le regard est absent. Et j’entends sa voix : « Devine ! » Ce matin-là, est-il déjà installé derrière sa table à dessin, achevant sa page pour Charlie Hebdo, qu’il portera ensuite à la conférence de rédaction ? Le mercredi, les « Charlie » se réunissent pour construire le prochain journal. Enfin… Rien n’est jamais sûr avec Georges. Il n’assiste pas de façon régulière à la conférence du mercredi. S’il n’a pas fini son dessin à temps, il le termine tranquillement, penché sur sa table, hirsute, en peignoir, les yeux rivés sur la feuille. Il n’est pas le seul. À l’en croire, Cabu, de temps en temps, fait faux bond à la petite équipe de Charlie. Bernard aussi. Bernard Maris, dit Oncle Bernard, aux talents multiples. Les autres, je ne les connais pas vraiment. Je ne lis que les articles de Laurent Léger et les savoureuses chroniques de Philippe Lançon. J’avais aussi une très grande affection pour Cavanna, pas seulement parce qu’il avait découvert le talent de Georges, mais pour les valeurs qu’il défendait farouchement. Un an auparavant, Cavanna a été emporté par la maladie de Parkinson, l’ultime compagne, celle qu’il avait si bien su mettre en scène. C’est la première conférence de rédaction de l’année. Georges m’a informée que Charb, le rédacteur en chef, a demandé que l’ensemble des collaborateurs soient présents. Ils doivent partager une galette des rois, l’occasion sans doute de parler de l’état catastrophique des finances du journal et de son avenir plus qu’incertain. Je me souviens avoir un jour questionné Georges : « Si Charlie Hebdo s’arrêtait, qu’est-ce que ça te ferait ? » Il a hoché la tête. J’ai pensé que ma question n’était pas très heureuse étant donné la tristesse qui l’avait saisi après son départ du Journal du dimanche, au mois de juin précédent. Un rejet demeurant sans explications. Comme j’insistais tout de même, il a fini par me répondre. « Depuis cinquante ans, on s’en est toujours sortis, et des mauvaises passes on en a connu de nombreuses, au journal. Il se trouvera bien un sponsor, une subvention, pour nous sortir la tête de l’eau. » Il ne m’a pas vraiment convaincue. Je voyais bien à son air inquiet, son ton las, que quelque chose ne tournait pas rond. Les salaires n’étaient pas toujours versés à la fin du mois, ou alors, si le chèque arrivait, il fallait attendre un peu avant de le déposer en banque. Où étaient passées les glorieuses années quatre-vingt, quand Choron augmentait les salaires à sa guise ? Je voyais bien que Georges s’inquiétait de la situation du journal. Mais il encaissait. Et l’ambiance fraternelle et rigolarde du Charlie Hebdo du temps de Reiser, Gébé, Cavanna, Choron, lui manquait. À 16 heures, il avait prévu de me rejoindre pour visiter un appartement, puisqu’il fallait bien accepter de quitter celui dans lequel nous nous plaisions tant. Nous y étions heureux à notre manière. Nous nous y étions installés six ans plus tôt, dans l’idée d’y demeurer aussi longtemps que possible. Ni l’un ni l’autre n’aimons que l’on nous déloge de notre nid. Nous sommes des handicapés du déménagement. En quarante-sept ans, nous n’aurons connu que trois appartements. Désormais, nous ne voulons plus bouger. Mais quelques mois auparavant, notre propriétaire en a décidé autrement. Il reprenait l’appartement pour son fils. Dans le précédent, où nous étions restés trente-cinq ans, un beau jour aussi, la propriétaire nous avait annoncé : « Je le reprends pour mon fils. » Une vraie déchirure. Nous y avions laissé notre jeunesse. Aujourd’hui, donc, le même cas de figure se profile. V ers quels horizons nous envoler ? Nous nous en occupons très mollement : nous n’avons aucune envie de quitter les platanes du boulevard. Moi, en particulier. Ouvrir ma fenêtre sur les arbres, c’est comme si j’étais à la campagne. Georges, c’est surtout l’agencement des lieux qui l’attache. Mais enfin, il pourrait vivre n’importe où, pourvu qu’il ait sa planche à dessin. Celle qu’il est allé acheter aux États-Unis, car il n’y a « qu’aux États-Unis que l’on sait dessiner des tables à dessin », du moins celles qui lui conviennent. Je me souviens du jour où il est rentré de Washington, sa table pliée sous le bras, une valise suspendue à l’autre. Il était fou de joie. Après être passée par la salle de bains, je me propulse vers la cuisine pour préparer mon petit déjeuner. Je n’ai eu que quelques heures de sommeil, comme d’habitude. Cela ne m’empêche jamais de partir du bon pied pour cette journée qui s’annonce. Peut-être allons-nous visiter l’appartement de nos rêves, sur les quais ? Pour l’heure, je n’ai vu que des photos. En fait, nous avons déjà fixé notre choix : un appartement donnant sur un boulevard, que nous avons vu lundi en fin de journée. La conseillère de l’agence ne trouvait pas le compteur d’électricité, nous l’avons cherché à tâtons dans la pénombre. Pourtant, tout nous a plu : la disposition des pièces, qui correspond à notre façon de vivre et de travailler, les grandes fenêtres… Deux appartements en un, un balcon pour mes fleurs, des platanes en contrebas, et sans doute un bain de lumière dans la journée. Nous pensons vraiment signer très vite le contrat de location. Nous avons trop bien vécu, et puisque nous avons vendu nos résidences secondaires et dépensé sans compter, nous serons et resterons des locataires à vie. Qu’importe ! Nous nous aimons. Les pas dans le couloir se rapprochent. Cette fois, c’est bien lui : Georges, mon Georges. Il arrive, enveloppé dans son peignoir en éponge noire, dans le dos duquel est inscrit : « Mon Zénith à moi ». Du nom de cette émission de Canal Plus à laquelle il a participé en compagnie de Michel Denisot. Il traîne un peu les pieds et marche courbé comme s’il portait le poids d’une lourde culpabilité. Souvent, je le prends en flagrant délit de marcher ainsi, comme un vieillard, et je me demande ce qui le préoccupe à ce point. Souffre-t-il de ne pas être tout à fait comme tout le monde, d’être un artiste, un vrai, si souvent en marge de la réalité ? Porte-t-il des secrets ? Cette question me taraude. Plus que jamais, ce matin, ses yeux sont au fond de lui- même, et ses pensées enfouies en lui. « Ça va, chéri ? » Il grommelle un « oui », qui signifie « oui et non » à la fois. Lui, la main sur la cafetière : « Et toi ? Tu as dormi ? » « Oui… Enfin, non, comme d’habitude. » « Tu t’es couchée tard uploads/Litterature/ maryse-wolinski-cherie-je-vais-a-charlie 1 .pdf

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