Revue des études slaves La nouvelle école d'histoire littéraire en Russie B. To

Revue des études slaves La nouvelle école d'histoire littéraire en Russie B. Tomaševskij Citer ce document / Cite this document : Tomaševskij B. La nouvelle école d'histoire littéraire en Russie. In: Revue des études slaves, tome 8, fascicule 3-4, 1928. pp. 226-240; doi : 10.3406/slave.1928.7415 http://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_1928_num_8_3_7415 Document généré le 02/06/2016 LA NOUVELLE ÉCOLE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE EN RUSSIE, PAR B. TOMASEVSKIJ. Depuis les premières années du xxe siècle, on aperçoit en Russie un intérêt prononcé, et qui va toujours croissant, pour l'appréciation esthétique des œuvres littéraires. A la critique des publicistes succède celle des critiques littéraires proprement dits. Mais les essais critiques et historiques inspirés par cet intérêt nouveau sont restés assez longtemps épars, et il a fallu attendre l'avè- nement d'un groupe d'écrivains organisés pour qu'une école fut créée qui consacrât ses efforts à l'application systématique des nouvelles tendances (1l La poésie russe , en 1916, subissait une crise. Le symbolisme était à son déclin, et les jeunes s'en détournaient pour chercher d'autres sources qu'une philosophie indécise s'exprimant en créations vagues et en paroles diffuses. Des écoles nouvelles venaient de surgir, tapageuses à vrai dire, se frayant le chemin par des manifestations bruyantes, s'employant à «épater le bourgeois». Mais, sous cet extérieur exubérant si vivement reproché aux jeunes (1> Cet article ne prétend point présenter un tableau complet des travaux concernant ľhístoire de la littérature russe qui ont paru en Russie pendant ces dernières années. Seule, l'école dite formaliste, et plus particulièrement ses représentants de Leningrad, qui en constituent le groupe le plus actif, seront pris en considération. Cette école n'est pas' une, mais il est permis de négliger les petites diversités dans un aperçu aussi sommaire que celui-ci pour insister surtout sur les idées plus ou moins communes à tous. On remarquera, d'autre part, que, l'évolution des conceptions littéraires au sein de la nouvelle école étant assez rapide, il serait difficile de fixer les idées du jour, et c'est pourquoi mon exposé aura un caractère essentiellement historique. Je n'ai pas cru nécessaire de délimiter la part de chacun dans la création et le développement de nos idées. 11 va de soi que ce qui sera dit ici n'engage que moi-même, et non pas le groupe auquel j'appartiens. Revue des Eludes slaves, tome VIII, 1938, faec. 'A-lx. LA NOUVELLE ÉCOLE D'HISTOIRE LITTERAIRE EN RUSSIE. 22 7 écrivains, derrière les extravagances et parfois les simples mystifications il y avait une persévérance constante vers la découverte d'inspirations mâles, vers la création d'un art « palpable » supposant à la poésie efféminée des symbolistes, à leur culte de l'imprécis. Parmi les créateurs de l'école futuriste russe (qui n'a de commun que le nom avec ses homonymes de l'Europe occidentale) un mot d'ordre fut prononcé : « la parole comme telle ! » (Слово какъ таковое!); l'attention se porta sur les moyens d'expression, sur le fonds linguistique de la poésie. Quelques jeunes gens, enthousiastes de poésie, concoururent à construire une théorie nouvelle qui, d'abord, ne répondait qu'à des vues pratiques : c'était la technique qui les intéressait plus encore que la doctrine. Pour la plupart élèves de M. Baudouin de Courtenay, ils étaient impatients de trouver des voies neuves dans le domaine de l'art aussi bien que dans celui de la science. Ainsi, de l'alliance de la science, de la critique d'art et de la poésie naquirent les premiers fascicules des Recueils d'études sur la théorie du langage poétique (Сборники по теорій поэтическаго языка), et bientôt un groupement se forma, dont les premiers membres étaient Sklovskij, Brik, Jakubinskij , Kušner, Polivanov, et ce groupement se constitua , vers 1918, en Société pour F étude du langage poétique (Общество изучения поэтического языка, ou, suivant la mode des abréviations militaires et révolutionnaires, Opojaz)^. Quelques jeunes historiens de la littérature, peu satisfaits de l'état présent de la philologie et préoccupés de trouver dans les Recueils les éléments d'une nouvelle conception de l'œuvre littéraire, se rallièrent au mouvement qui s'annonçait. C'est durant les années 1919-1991 que la Société Opojaz fut le plus animée. C'est alors aussi que fut fondé le Cercle linguistique de Moscou (Московский лингвистический кружок), où les jeunes représentants de l'école de Fortunatov, présidés par Roman Jakobson, s'orientaient dans la même direction. Ce furent trois années de polémique. Conférences, articles dans de minces périodiques placardés sur les murs (faute de papier, les journaux avaient disparu) forcèrent la citadelle de la vieille science académique, et les « formalistes » s'installèrent peu à peu dans leurs places fortes. La création d'une Faculté des Lettres, grâce W Opojaz n'a jamais été une société régulière possédant la liste de ses membres, un siège social, des statuts. Cependant, durant les années les plus laborieuses, elle avait un simulacre d'organisation sous la forme d'un bureau qui se composait du président Victor Sklovskij , de son adjoint Boris Ëichenbaum et du secrétaire Jurij Tynjanov. 228 B. TOMAŠEVSKIJ. à Zirmunskij, à l'Institut d'histoire de l'art de Leningrad, permit d'atteindre un jeune auditoire que n'intimidaient ni le froid ni parfois le manque d'éclairage. Cette époque fut celle du « formalisme militant». La victoire, remportée dès 1920, entraîna quelques dissidences à l'intérieur de l'école : des discussions s'engagèrent sur des questions de méthode; on parlait d'une crise, de la nécessité d'une synthèse, de revision, etc. Mais le temps n'était pas propice à ces querelles, les questions abstraites de méthodologie n'attiraient plus les travailleurs. On se mit à la besogne sans s'attarder aux disputes. Et la polémique avec l'école sociologique (marxiste), survenue un peu plus tard, tomba pareillement d'elle-même, pour les mêmes causes, sans avoir suscité de grandes passions. Quelques essais parurent, résumant les recherches faites par les formalistes. De nouveaux problèmes se présentèrent. On sentit le besoin de connaître de manière plus approfondie les différentes époques de la littérature russe, dont l'étude avait été si peu poussée par les précurseurs; on voulut reconstruire le développement des formes littéraires dans notre littérature. Ce n'est qu'aujourd'hui que l'on s'attaque enfin à ces problèmes capitaux et qu'on s'apprête aux grandes et larges recherches : les premiers travailleurs sont entourés dès à présent de jeunes, tout autrement préparés aux travaux qui leur incombent, et de qui les forces ne sont pas usées dans la lutte contre les traditionalistes. Les premières idées de la nouvelle école portaient l'empreinte des polémiques au milieu desquelles elles s'étaient affirmées : souvent outrées, paradoxales, c'étaient certaines tendances générales opposées à celles des traditionalistes qu'elles exprimaient avec force plutôt que le sentiment exact de ceux qui les formulaient. Aussi bien n'étaient-ce pas les idées de Potebnja ou de Veselovskij (1' qui étaient mises en cause, en tant qu'ayant inspiré pour une bonne part la tradition de l'histoire littéraire. Si souvent que les noms de ces savants fussent prononcés, il s'agissait moins des idées que des usages traditionalistes. C'est à ces usages que la guerre était décla- W La nouvelle école, à plusieurs points de vue, a fait son profit des idées de Potebnja et Veselovskij (voir, pour Veselovskij, l'étude de Kazanskij sur l'idée de la poétique historique dans le recueil Поэтика, 1926; cf. l'exposé des idées de Veselovskij par Engelhardt dans son livre sur Veselovskij). LA NOUVELLE ÉCOLE D'HISTOIRE LITTERAIRE EN RUSSIE. 229 rée dans les trois principales directions que leur donnait l'histoire littéraire, à savoir : histoire biographique, histoire sociale, histoire philosophique. L'école « biographique », dont les adeptes s'étaient multipliés au cours des dernières années, ne voyait dans l'œuvre littéraire que l'acte individuel de l'auteur, un fait de sa vie intime et privée. On y cherchait l'indication de tels détails purement personnels; on pensait « expliquer » l'œuvre par tels événements de la vie de l'auteur. Les formalistes opposaient à ces errements deux ordres d'arguments. i° L'analyse de l'historien, disaient-ils, ne doit pas sortir du domaine auquel l'œuvre appartient, c'est-à-dire du domaine de la littérature. Ce qui est donné dans l'œuvre même doit lui suffire , et c'est cela seul qu'il est fondé à prendre en considération pour déterminer la valeur littéraire véritable de cette œuvre. Ce qui est caché au lecteur n'a pas à intervenir et ne peut que fausser notre impression. 2° D'autre part, le fait biographique, même dans le cas où il est la source d'une inspiration poétique, n'explique point l'œuvre du poète, de même que la biographie d'un modèle n'explique pas l'œuvre du peintre. Expliquer l'œuvre — c'est montrer sa valeur littéraire, son influence sur la littérature, son rapport avec le milieu littéraire où elle a été créée. Les faits biographiques ne peuvent fournir qu'une impulsion occasionnelle précédant la création : les causes profondes de l'œuvre résident , et nous devons les y découvrir, dans tout le développement de la littérature qui détermine les voies et pose les problèmes. On comparait les historiens-biographes aux agents subalternes de la police secrète qui s'informent chez les domestiques des menus faits de la vie des maîtres sans oser aborder ceux-ci ouvertement et de front. On alla jusqu'à refuser toute utilité aux enquêtes biographiques, et de fait les indications biographiques ne trouvent guère de place dans les travaux des formalistes, sauf parfois, à la uploads/Litterature/ tomachevski-nouvelle-ecole.pdf

  • 22
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager