Math. & Sci. hum. / Mathematical Social Sciences (45e année, n◦178, 2007(2), p.
Math. & Sci. hum. / Mathematical Social Sciences (45e année, n◦178, 2007(2), p. 63–86) MATHÉMATIQUES ET LITTÉRATURE un article avec des mathématiques et de la littérature Michèle AUDIN1 résumé – Après avoir évoqué différentes utilisations de structures et contraintes mathéma- tiques par des écrivains, du Moyen Âge à nos jours, nous produisons un texte déduit de la structure d’un groupe à quatre éléments. mots clés – Aragon, Arnaut Daniel, Carré latin, Carré magique, Contrainte, Échiquier, Groupe, Oulipo, Perec, Queneau, Roubaud, Sextine summary – Mathematics and literature. An article with some mathematics and literature We remind the readers of several ways writers have used mathematical constraints and structures, from the Middle Ages to the present times. Then, from the structure of a group with four elements, we produce a text. keywords – Aragon, Arnaud Daniel, Chess board, Constraint, Group, Latin square, Magic square, Oulipo, Perec, Queneau, Roubaud, Sextine 1. LES LEÇONS DE RIBÉRAC En 1941, le poète Louis Aragon publie un texte resté célèbre, la Leçon de Ribérac [Aragon, 1979]. Il y appelle à une réappropriation de la culture médiévale par la poésie de la Résistance. Le poète de Ribérac est Arnaut Daniel, dont on sait qu’il a vécu environ de 1180 à (au moins) 1210, c’est-à-dire au temps de Philippe-Auguste et de Richard-Cœur-de-Lion, et qu’il était célèbre et reconnu de son vivant. Avant Aragon, Dante l’a salué comme celui qui « du parler maternel fut meilleur maître », et l’a même cité, en ce qu’on appelait « provençal » dans le texte, dans la Divine comédie. Pétrarque l’a qualifié de « grand maître d’amour qui à sa terre fait encore honneur avec son parler étrange et beau ». Il nous reste très peu de chose de son œuvre. Arnaut Daniel est l’auteur de poèmes d’une extrême exigence poétique et, notamment, notablement, d’une « sextine », un poème d’une forme très complexe qu’il a inventée, et que voici (en « provençal » du xiiie siècle) : 1Institut de recherche mathématique avancée, Université Louis Pasteur et CNRS, 7 rue René Descartes 67084 Strasbourg Cedex, Michele.Audin@math.u-strasbg.fr 64 m. audin Lo ferm voler qu’el cor m’intra no’m pot ges becs escoissendre ni ongla de lauzengier qui pert per mal dir s’arma ; e pus no l’aus batr’ab ram ni verja, sivals a frau, lai on non aurai oncle, jauzirai joi, en vergier o dins cambra. Quan mi sove de la cambra on a mon dan sai que nulhs om non intra — ans me son tug plus que fraire ni oncle — non ai membre no’m fremisca, neis l’ongla, aissi cum fai l’enfas devant la verja : tal paor ai no’l sia prop de l’arma. Del cor li fos, non de l’arma, e cossentis m’a celat dins sa cambra, que plus mi nafra’l cor que colp de verja qu’ar lo sieus sers lai ont ilh es non intra : de lieis serai aisi cum carn e ongla e non creirai castic d’amic ni d’oncle. Anc la seror de mon oncle non amei plus ni tan, per aquest’arma, qu’aitan vezis cum es lo detz de l’ongla, s’a lieis plagues, volgr’esser de sa cambra : de me pot far l’amors qu’ins el cor m’intra miels a son vol c’om fortz de frevol verja. Pus floric la seca verja ni de n’Adam foron nebot e oncle tan fin’amors cum selha qu’el cor m’intra non cug fos anc en cors no neis en arma : on qu’eu estei, fors en plan o dins cambra, mos cors no’s part de lieis tan cum ten l’ongla. Aissi s’empren e s’enongla mos cors en lieis cum l’escors’en la verja, qu’ilh m’es de joi tors e palais e cambra ; e non am tan paren, fraire ni oncle, qu’en Paradis n’aura doble joi m’arma, si ja nulhs hom per ben amar lai intra. Arnaut tramet son chantar d’ongl’e d’oncle a Grant Desiei, qui de sa verj’a l’arma, son cledisat qu’apres dins cambra intra. Les sens cachés dans les poèmes d’Arnaut Daniel, les formulations énigmatiques (le trobar clus, « parler fermé ») ont inspiré la forme des appels à la Résistance qu’Aragon a dissimulés, inscrits clandestinement, dans ses poèmes des années 40-42. Ce pourrait être le sujet d’un autre article. Mais concentrons-nous ici sur la sextine, plutôt représentative du trobar ric, « parler riche », recherche de rimes riches, de mots ou d’assonances rares. mathématiques et littérature 65 ce que c’est qu’une sextine D’abord, un poème de six strophes dont chacune est constituée de six vers. Les mots qui terminent les vers de toutes les strophes sont les mêmes. Ici intra, ongla, arma, verja, oncle, cambra2. Dans la strophe suivante, ces mêmes « mots-rimes » sont repris, mais dans un ordre différent. Les mots numérotés 1, 2, 3, 4, 5, 6 dans la première strophe se retrouvent, dans la deuxième, dans l’ordre 2, 4, 6, 5, 3, 1. Et ainsi de suite. La dernière strophe de la sextine d’Arnaut Daniel est une sorte d’envoi, c’est la signature du poète, il y dit que c’est lui qui l’a faite... c’est une strophe qui n’a que trois vers, dont chacun se termine par deux des mots-rimes. En termes mathématiques, la permutation s’écrit 1 2 3 4 5 6 2 4 6 5 3 1 . Elle est d’ordre 6, ce qui veut dire que, quand on l’itère, au bout de six fois (mais pas avant), on retrouve les mots-rimes dans l’ordre originel ou, en termes mathématiques, que σ6 = Id (mais pas σ2, ni σ3...), ce qui se vérifie facilement. Et ce qui permet de terminer le poème en exactement six strophes. Les leçons de poésie que nous donne encore Arnaut Daniel sont nombreuses. En plus d’Aragon, de nombreux poètes du xxe siècle se sont intéressés à son œuvre. Je vais parler ici plus particulièrement de Raymond Queneau et de quelques écrivains liés à l’Oulipo. Nul ne s’étonnera que ces derniers apparaissent dans un texte consa- cré aux relations entre mathématiques et littérature. À ceux qui s’inquiéteraient de la présence d’Aragon dans ce texte, rappelons d’abord qu’Aragon et Queneau sont tous deux passés par le surréalisme, ce qui, malgré toutes les ruptures et tous les déchirements, est un sacré point commun. Mais aussi et surtout, tous, Aragon, Queneau, Roubaud3 et peut-être plus encore Perec, sont des écrivains de l’intertex- tuel (si je veux parler de littérature, il faut aussi que j’emploie des termes techniques littéraires). Et que ça les rapproche peut-être des mathématiciens. Parce qu’un texte de mathématiques est toujours fortement relié au contexte, s’appuyant surtout sur d’autres textes (plus qu’un texte de science expérimentale, qui s’appuie aussi sur les expériences). Et parce que l’auteur d’un texte mathématique présuppose une grande connivence avec les lecteurs auxquels il s’adresse. Voici celle des leçons de Ribérac à laquelle s’est intéressé Raymond Queneau. Il s’agit de généraliser cette structure (ça, c’est vraiment une question de mathéma- ticien !). On remplace donc 6 par n et on se demande si on peut écrire un poème de n strophes, chacune formée de n vers, tous terminés par les mêmes n mots et permutés par l’application σ ainsi définie : ( σ(p) = 2p si p ≤n 2 σ(p) = 2(n −p) + 1 sinon. 2C’est-à-dire entre, ongle, âme, verge, oncle, chambre. Je ne reproduis pas de traduction de ce poème ici. 3Jacques Roubaud est un mathématicien qui est devenu écrivain professionnel. Le présent texte doit beaucoup à son influence. 66 m. audin On demande bien sûr que σ soit d’ordre n exactement (c’est-à-dire qu’il n’y ait pas d’autre strophe que la première dans laquelle l’ordre des mots soit l’ordre originel). Comment appeler le nouvel objet ? Dans « sextine », il y a « six ». Le mathématicien moyen appellerait ça une n-ine, mais ça se lirait « nine », ce qui n’est ni très sérieux ni très joli. La solution est claire — il vaut toujours mieux faire nommer les nouveaux concepts par des écrivains que par des mathématiciens — appeler ça une « quenine d’ordre n ». Un joli mot, cette fois, qui évoque Queneau et (à défaut de ses ongles) ses quenottes. Une vraie question de mathématiques (même si elle n’est pas très difficile) : pour quels entiers n existe-t-il des quenines d’ordre n ? On peut aussi considérer cette question comme une question de littérature. Il ne suffit pas en effet qu’un texte satisfasse la contrainte mathématique pour qu’il soit un poème. Pour en revenir à la sextine, six mots répétés six fois dans un texte de trente-six lignes, ça pourrait être assez lourd. Le choix de ces mots-rimes joue un rôle important. Par exemple, même si je n’ai pas traduit le poème, le « chantar d’ongl’e d’oncle » d’Arnaut Daniel, on aura compris que l’utilisation des nombreux sens du mot verge entre (si j’ose dire) de façon brillante dans la construction du poème. Si je dis qu’évidemment, il existe des quenines d’ordre 1, et que j’argumente en citant le poème Chantre de Guillaume Apollinaire [1965]. Et l’unique cordeau des trompettes marines j’ai répondu uploads/Litterature/ mathematiques-et-litterature-michele-audin.pdf
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- Publié le Jui 24, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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