Lڇ É C H E C D E B A U D E LA I R E 'Dans sa longue étude, publiée en préface a
Lڇ É C H E C D E B A U D E LA I R E 'Dans sa longue étude, publiée en préface aux Écrits intimes, Sartre trace de Baudelaire un portrait sans complaisance. B'audelaire a évoqué un j our, à l'occasion d'Edgar Poe, un mal heureux dont le front portait ce tatouage : pas de chance. De Baudelaire aussi on peut dire que le destin le frappa d'un ana thème singulier. Mais Sartre montre qu'il a mérité sa constante infortune depuis l'avilissant conseil judiciaire, le supplice d'une liaison interminable et l'ennui d'être méconnu jusqu'à la déchéance )finale, c'est lui-même qui fait son malheur, il l'ap p'elle, ڈe cherche et n'a de cesse qu'il ne l'ait trouvé. La démonstration de Sartre est très impressionnante et, dans l'ensemble, fort équitable. II est donc vrai, Baudelaire a eu la vie qu'il méritait, vie sordide dans son raff mement, conformiste dans ses révoltes, mensongère dans la franchise qui la soulève, vie truquée et manquée; tous ces jugements appellent peu de réserv \s. Mais si on les accepte, comme on le doit, il faut en accepter un autre, que Sartre néglige c'est que Baudelaire a aussi mérité Les Fleurs du Mal, c'est que cette vie, responsable de son guignon, est responsable de cette chance insigne, l'une des plus grandes. du siècle. Assurément, cela est étrange. Et la lacune de Sartre souligne cette étrangeté. La vie de Baudelaire, comme il le prouve, n'est que l'histoire de.,son échec. Et cependant, cette vie est aussi une absolue réussite. Réussite non pas fortuite, mais préméditée, et qui ne se surajoute pas à l'échec, mais qui trouve sa raison d'être dans cet échec, qui glorifie cet échec, rend incroyablement féconde l'impuissance, tire la vérité la plus rayonnante d'une imposture fondamentale. 134 L A P A R T D U F EU Pourquoi Baudelaire a-t-il été un grand poète? Comment la grandeur poétique, qui est peut-être la plus grande, a-t-elle pu se fairc avec ce défaut de grandeur, d'efficacité, de vérité et, fait plus remarquable encore, avec ce manque dans l'intention créatrice qui a conduitle poète à tant de compromis et d'abandons? Car il va de soi que pour expliquer. la fortune de Baudelaire, l'on ne saurait invoquer son génie, pas plus que Sartre ne voudrait expliquer sa vie misérable par la fatalité de son caractère. Et il est encore évident que le même choix qui explique cette exis tence manquée explique cette existence comblée, que la même préméditation qui la conduit à n'être ni vraiment libre ni vrai ment révoltée, la conduit à accomplir l'un des plus grands mou vements de libération poétique qui se soient vus, comme si là où l'homme défaille, la littérature prenait son essor, là où l'exis tence prend peur, la poésie devenait intrépide. Remarquons-le tout de suite dans ces jugements, il ne s'agit pas de faire entrer en ligne de compte des valeurs au nom des quelles l'on définirait ce qui a été manqué et ce qui ne l'est pas, en négligeant l'idéal que Baudelaire lui-même s'est donné. Ce n'est pas seulement par rapport à la sagesse pharisaïque de son temps que cet homme en marge a échoué et faibli. Certes, pour M. Villemain, pour Sainte-Beuve même, comme pour M. Ancelle ou pour sa mère, il n'a été qu'un raté, un demi-maniaque, désho noré par ses débauches et justement puni par son horrible fin. Mais il a échoué plus profondément, car il a échoué devant lui même, et son existence n'a pas été malheureuse, parce qu'elle a connu un ridicule échec devant l'Académie, la tutelle de per sonnages qu'il méprisait et la misère et l'indifférence et la stéri lité, mais bien davantage pour avoir désiré la gloire académique, tiré son orgueil des faux éloges d'un Sainte-Beuve et recherché la protection du monde, en face duquel il prétendait s'affirmer dans la solitude d'une indépendance intraitable. Ce n'est pas la morale des « hommes heureux » qui le condamne, c'est son effort pour se libérer de cette morale, effort qui, loin de l'en affranchir, l'en rend complice, de sorte que, tout en se glorifiant de n'avoir pas de part à ce honteux bonheur, il fait aussi tout ce qu'il peut pour l'atteindre et qu'il en partage la honte sans en avoir reçu l'apaisement. La faillite de Baudeب laire est celle d'un homme qui a eu la révélation de sa liberté et que cette liberté a effrayé. C'est pourquoi, il est malheureux, L' É C H E C D E B A U L E L A I R E 135 ressentant comme une disgrâce des échecs qui ne sont tels qu'aux yeux d'un monde borné il les appelle toujours plus nombreux, les recherche à la fois pour s'en punir et pour les défier et y succombe sans même avoir eu le mérite d'en toujours souffrir. La justice de Napoléon condamne Les Fleurs du Mal, mais Les Fleurs du Mal condamnent Baudelaire que cette justice impressionne et qui, au fond, en accepte les principes. Bien plus ib agit de telle manière qu'il aurait dû ne jamais les écrire, que, tout au plus, il eût pu parvenir à en soutenir le rêve, à les entrevoir, dans la demi-torpeur de sa vie paresseuse, Comme le manque lucide couronnant le discrédit de cette vie. L'échec de Baudelaire est sans appel. Il veut vivre poétique ment, mais il recule devant les conséquences de cette décision, quiie priverait de la facilité des jours et de l'aide d'une morale inébranlable. Il accepte donc aussi de vivre en dehors de la poésie, c'est-à-dire de réussir, mais s'il accueille l'espoir d'une réussite sociale, il ne l'accueille que pour avoir la possibilité de la manquer, pour se donner un idéal précis et sûr, au nom de quoi apprécier et éprouver son impuissance à l'atteindre. En partie infidèle à la poésie pour laquelle il n'est pas de demi-fidélité; en partie l'ennemi du nionde qui ne se reconnaît d'ennenhs qu'en ceux qui l'excluent totalement, ainsi donne-t-il à la poésie une vie déjà compromise et au succès du monde un esprit en quête d'échec. Du côté de la poésie, il y a échec parce qu'il y a acquiescement à une certitude non poétique. Et du côté du monde, l'échec s'appelle misère, faute, déchéance. La fo rtune poétique de Baudelaire a son origine dans un manque, et non pas un manque à l'égard des valeurs que la poésie conteste, mais dans un recul devant la poésie, dans un manque de poésie. N'est-ce pas étrange? Et n'est-il pas plus étrange encore que précisément avec ce Baudelaire dont la vie est si gravement entachée d'infidélité poétique, la poésie ne se contente pas de· s'affirmer en des poèmes écrits, œuvre enfermée dans la pureté d'un livre, mais comme expérience et mouve ment même de vietEn somme, tout se passe comme si la poésie avait besoin de se manquer et de manquer à elle-mêډe, comme si elle n'était pure et profonde qu'à raison de son propre défaut q u'elle enferme en elle comme le vide qui l'approfondit, la purifie, et sans cesse l'empêche d'être, la sauve d'être et, à cause 136 L A P A R T D U F E U de cela, l'irréalise et, l'irréalisant, la rend tout à la fois possible et impossible, possible puisqu'elle n'est pas encore, si elle se réalise à partir de ce qui la fait échouer, et impossible puisqu'elle n'est même pas capable de la ruine complète qui seule fonderait sa réalité. Ce paradoxe demande à être serré de plus près. D'après Sartre, Baudelaire est l'homme qui, ayant eu un profond sen timent du caractère gratuit, injustifié, injustifiable, de son existence, du gouffre que représente l'existence libre, n'a pas accepté de regarder en face cette liberté, mais tantôt la limite en l'établissant dans un univers ordonné et hiérarchisé, tantôt l'incarne en un objet sûr, valable pour d'autres et pour lui-même incontestable (par exemple ses poèmes) , tantôt ruse avec elle, se vouant au Mal par haine du Bien, mais, dans la damnation dont il s'enorgueillit, reconnaissant implicitement la souverai neté de ce qui le damne et s'accordant l'espérance d'un salut possible avec la satisfaction orgueilleuse de repousser ce salut. En un mot, Baudelaire recule devant ce qu'il appelle le gouffre et ce que Sartre appelle l'existence, et il cherche des' garanties du côté d'une vérité ou d'une autorité objective, morale, sociale ou religieuse, ce que Sartre et Baudelaire ap pellent tous deux l'être. Débat dont nul ne peut songer à le disculper, car lui-même l'a décrit dans un poème qui devance de la manière la plus précise les analyses de Sartre. Ce poème, c'est Le Gouffre : Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant, - Hélas! tout est abîme, - action, désir, rêve, Parole! et sur mon poil qui tout droit se relève 'Mainte fois de la Peur je sens passer le vent. En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève, Le silence, l'espace affreux et captivant ... Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant Dessine un cauchemar multiforme et uploads/Litterature/ maurice-blanchot-l-x27-echec-de-baudelaire.pdf
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- Publié le Dec 11, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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