MERAY, Antony : Les diverses façons d'aimer les livres, (1861). Saisie du texte

MERAY, Antony : Les diverses façons d'aimer les livres, (1861). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (15.VII.1998) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Bibliothèque municipale, B.P. 7216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.66.50.- Minitel : 02.31.48.66.55. - Fax : 02.31.48.66.56. Mél : bmlisieux@mail.cpod.fr, [Olivier Bogros] bib_lisieux@compuserve.com http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Article paru dans l'Annuaire du bibliophile du bibliothécaire et de l'archiviste. 2e Année. - Paris : Meugnot et Claudin, 1861. - Publ. par Louis Lacour. Les diverses façons d'aimer les livres par Antony Meray ~~~~ Le petit travail bibliographique, où nous allons essayer d'expliquer certains goûts particuliers, certaines préférences, certaines délicatesses de l'esprit, certaines variétés de l'amour des livres, n'a nullement pour but de justifier la passion d'élite qui nous pousse à rechercher ces précieux témoins des accroissements de l'âme humaine à travers les générations. L'amour des livres, dont les alléchements variés à l'infini se rattachent à toutes les glorieuses activités de la pensée n'a nul besoin d'être justifié, c'est glorifié qu'il faut dire, quand on réfléchit qu'aucun art, aucune science, aucune forme de protestation railleuse ou grave, réaliste ou mystique, battant en brèche l'ignorance et la sottise, n'échappe aux rayons de nos bibliothèques. Grâce aux livres, le bibliophile traverse à son gré les mers et les temps ; il pénètre sans crainte d'y être coudoyé dans les foules de toutes les époques, et s'y choisit librement ses guides dans le nombre des esprits supérieurs qui lui ont légué les préoccupations de leurs contemporains. La masse n'assiste qu'à cette partie du grand drame terrestre qui se joue devant ses yeux ; pour le bibliophile, l'action se déroule entière depuis le lever du rideau, dans ses moindres épisodes historiques. L'enchantement des actes qui ont précédé l'heure moderne lui fait comprendre, d'une façon plus nette, le sens de la scène incomplète dont le hasard l'a fait acteur. Là est le secret de cet appétit des livres qui affame les intelligences d'élite dont les rangs deviennent chaque jour plus serrés et plus nombreux. Cette passion a, d'ailleurs, mille manières d'envahir ceux qui passent à la portée de son influence ; aucune autre n'offre à ses adeptes un champ aussi vaste et des objets aussi merveilleusement variés. Tous ceux qui aiment ces glorieux trophées des siècles n'ont pas, à un même degré, le désir de surprendre la pensée de nos pères à sa source ; le goût du bibliophile a de nombreuses nuances tournant toutes au respect de ces vénérables épaves de la pensée. On peut classer, tout d'abord, les bibliophiles en deux grandes catégories : ceux qui jouissent de la substance des livres, qui les traquent pour en extraire le contenu et s'imprégner de leur esprit, et ceux qui, les saisissant au passage pour s'en faire les conservateurs, en contemplent amoureusement la forme, les restaurent, les revêtent de pourpre et d'or et les sauvent des profanations du vulgaire. Dans la première classe de ce vaste culte, on aime le livre pour ce qu'il contient ; on le recueille sous toutes ses formes et dans l'état où il se présente. Ces fervents investigateurs ne jetteront pas avec mépris le volume désiré, parce que les vers l'ont troué et dentelé ; ils ne s'offusqueront pas trop des taches d'encre et de cire, des annotations oiseuses, des mutilations de marges, ni des mouchetures rougeâtres produites sur le texte par l'humidité.La bonne condition est pour eux un point secondaire ; souvent même ils béniront l'accident qui a fait dédaigner une oeuvre rare, de l'opulent accapareur, pour la jeter entre leurs mains. Dans les rangs de ce groupe, les différences de goûts portent plus sur le fond que sur la forme. Certains d'entre eux recherchent spécialement les oeuvres d'une langue déterminée, d'autres sont en quête de celles produites dans telle ou telle spécialité d'étude. Ceux-ci guettent les chroniques à légendes, les mémoires chaudement imprégnés de couleur locale, les compilations pittoresques, les commentaires historiques semés de savoureuses indiscrétions ; ceux-là s'attachent aux travaux des philosophes, aux poétiques rêveries des mystiques, aux hardiesses des penseurs prime-sautiers. D'autres récoltent les premiers efforts de la science sous leurs formes étranges et empiriques : les recueils d'alchimie et d'astrologie, les cosmographies aux détails fabuleux, les histoires naturelles et surnaturelles, les discussions pour ou contre la sorcellerie et la démonomanie. Aux uns il faut des poëtes et des conteurs ; aux autres, des satiriques et des pamphlétaires ou des hérésiarques avoués, heurtant audacieusement, au péril de leurs têtes, les idées de leurs temps. Les bibliophiles de cet ordre ont sans doute un grand bonheur à posséder de beaux livres purs de texte, grands de marges, riches de reliure et élégants de format ; mais ce n'est pas le but principal de leur visée ; quand ils ne peuvent l'atteindre, ils s'en consolent, et leur joie en souffre peu. M. Quatremère, malgré la rare richesse de son immense collection, appartenait à cette grande variété. Ce qu'a dévoré de feuilles imprimées ce Gargantua intellectuel est inimaginable ; en fait de livres, tout ce qui était bon intrinsèquement, beau ou laid de forme, faisait son affaire, quitte à échanger plus tard l'ouvrage imparfait contre le même, s'il passait à sa portée dans un meilleur état. L'illustre savant guettait les catalogues et écrémait les quais. Dans son immense bibliothèque, le bouquin incomplet, piqué, sans titre, émargé et vêtu de guenilles, coudoyait les gothiques sans tache du XVe siècle et les splendides manuscrits de l'Orient. Dans la seconde classe des bibliophiles, celle où l'on approfondit moins le texte, où l'on est plus particulièrement conservateur, les goûts sont bien autrement difficiles à contenter. Là se rencontrent les plus curieux groupes de collectionneurs et les plus pittoresques à étudier. Il faut à ces derniers des exemplaires irréprochables, demeurés vierges de toutes souillures dans leur reliure originelle, ou tout au moins des volumes qui puissent se purifier du contact de lecteurs peu soigneux, et rentrer avec honneur dans l'or et le maroquin. S'ils consentent à accueillir des exemplaires malmenés par de négligents possesseurs, c'est dans l'espoir d'en rencontrer d'autres dont les feuillets soigneusement triés feront un livre sans reproche de plusieurs exemplaires maculés. Mais à cela ne s'arrête pas la fantaisie de ces chercheurs passionnés ; chacun des zélés de cette nombreuse famille a son caprice de prédilection. Les uns aiment par-dessus tout les incunables, ces beaux et rudes produits de l'enfance de l'imprimerie avec leurs brillantes majuscules peintes et leurs types gothiques vigoureux de ton et de fermeté ; les autres préfèrent les chefs-d'oeuvre sortis des presses infatigables du XVIe siècle : les Alde, les Estienne, les Vascosan, les Galliot du Pré, les Colines, les Angelier, les Plantin. Ceux-ci recherchent avec avidité les Elzevier, les Blauew, les Jansson, les Wolfgang, et toutes ces gracieuses productions de l'art typographique nées au XVIIe siècle en Hollande et sur les bords du Rhin ; ceux-là s'attachent aux élégantes éditions plus modernes des Coustelier, des Bodoni, des Crapelet et des Didot ; d'autres portent leur attention sur la reliure, véritable cuirasse chargée de protéger l'intelligence que renferment ces feuillets fragiles. Le veau antique à dessins estampés, les panneaux de bois recouverts de peau de truie au grain robuste, les maroquins de toutes nuances, si doux à l'oeil et au toucher, sont appréciés par autant d'amateurs différents. A tous ces attraits déjà suffisamment variés pour défrayer bien des curiosités de bon goût, viennent s'ajouter les livres à gravures et à vignettes ; autre veine opulente à fouiller, depuis les illustrations naïves des premiers temps de l'imprimerie, les mordantes caricatures d'Holbein, les vigoureuses compositions des artistes allemands de l'école d'Albert Durer et de Lucas Cranach, les délicates vignettes du Petit Bernard et de Jean Cousin, jusqu'aux sensuelles et spirituelles gravures du siècle dernier. Enfin, il y a les amateurs de manuscrits ; ceux-là veulent contempler des témoins plus anciens, plus vivants, plus patiemment élaborés, du travail de la pensée à sa source directe. Ces feuillets à écriture bizarre que les moines ornaient d'or, de pourpre et d'outremer sont pour eux l'effluve vraiment sainte des générations passées, Pour compléter cette énumération rapide, il faut citer encore le groupe des mutilateurs de livres, qui font le désespoir des véritables bibliophiles. Nous désignons ainsi ceux qui collectionnent les marques d'éditeurs, les titres, les frontispices, les lettres à vignettes, les sujets intercalés dans le texte, les majuscules peintes. Ces profanateurs ne craignent pas de mutiler de nobles volumes et de leur arracher leurs plus précieux ornements. C'est là un zèle impie dont j'ai particulièrement connu des sectateurs effrontés. Ces vandales ne rougissaient pas de lacérer des romans de chevalerie et de merveilleux incunables pour remplir leurs albums de ces récoltes sacrilèges. Cependant, afin de pas laisser le lecteur sous l'impression de cette destruction sauvage, ajoutons que cette coupable manie disparaît avec celle des albums. Si les ciseaux de quelques marchands d'images ou de puérils découpeurs d'estampes attaquent encore nos vieux trésors, ils ne le font plus guère que sur les exemplaires dépareillés ou sur les in-folio de uploads/Litterature/ meray-antony-les-diverses-fac-ons-d-x27-aimer-les-livres-1861.pdf

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