Translationes, Volume 7, 2015 DOI: 10.1515/tran-2016-0001 [Histoire de la tradu
Translationes, Volume 7, 2015 DOI: 10.1515/tran-2016-0001 [Histoire de la traduction et traductologie]1 Université d’Artois, Arras France […] À l'intérieur de la traductologie, l'histoire de la traduction est une section que l'on aurait peut-être tendance à délaisser comme peu utile ou traitant d'événements non-actuels, dépassés, non-primordiaux. Celui qui traduit ou qui reçoit une formation de traducteur a peut-être, ou sans doute, entendu parler de saint Jérôme, considéré comme le patron des traducteurs, c'est une des retombées positives des formations en traduction aujourd'hui, et même peut-être a-t-il entendu parler d'une certaine lettre où le saint homme parle de traduction. Ces éléments sont une donnée culturelle, presque folklorique, qui ne prend toute sa valeur et sa dimension qu'à la lumière de la traductologie. Le mot « traductologie » lui-même n'existe pas à cette époque et Jérôme, comme tant d'autres après lui, n'a pas conscience d'être entré comme acteur majeur dans un champ de réflexion spécifique. Il se défend, et cette position l'amène à exposer dans sa fameuse lettre-traité des arguments en faveur d'une acceptation réaliste de l'équivalence dans la différence, parce que les langues diffèrent, parce que les individus différent : « Il est malaisé quand on suit les lignes tracées par un autre de ne pas s'en écarter en quelque endroit ; [...] » (Saint Jérôme 1953, 61) 4 et, démarche scientifique capitale, il situe sa manière et ses arguments par rapport à des prédécesseurs : Cicéron, Horace, Térence, Ménandre et même Hilaire le confesseur; et, surtout, il donne des exemples abondants et précis qui révèlent sa culture dans ce domaine et constituent les premiers commentaires de traduction sur un corpus. Mais cette lettre, malgré toute sa richesse et sa valeur exemplaire, n'est qu'un épiphénomène d'un processus plus vaste. Lorsque le pape Damase 1er confie à Jérôme une révision de la Bible en latin, il y a le désir d'uniformiser et de vérifier un ensemble de textes connu sous le nom de Vetus Latina, avec à l'arrière-plan une certaine méfiance quant aux risques de déviations dogmatiques possibles. À l'origine de la commande passée à Jérôme il y a un désir de normalisation : la prolifération de traductions de la Bible en latin sur le 1 Fragments tirés de l’allocution du professeur émérite Michel Ballard, à l’occasion de la remise du titre et des insignes de Docteur Honoris Causa de l’Université de l’Ouest de Timisoara, le 26 avril 2012. 20 Michel Ballard Unauthenticated Download Date | 11/7/16 7:28 PM Translationes 7 (2015) 21 pourtour du Bassin méditerranéen inquiète le pape Damase comme source de divergences néfastes pour l'unité de l'Église : c'est l'époque où se développent des tensions doctrinales et des divergences telles que le gnosticisme et l'arianisme. Mais Damase a confié ce travail à un intellectuel, qui, confronté aux textes, ne fonctionne pas selon les mêmes critères : l'étude des textes, la comparaison de la Septante avec les textes hébreux, amène Jérôme à porter un jugement sur cette traduction et à décider d'en entreprendre une nouvelle ; le comportement de Jérôme est celui d'un humaniste en quête d'une éthique de la traduction. Autour de Jérôme se cristallise une configuration plus complexe de la présence humaine en traduction. La personnalité et la culture de Jérôme font de lui non pas un traducteur, mais un retraducteur qui rompt en quelque sorte le contrat qui le lie à son commanditaire. Une volonté nouvelle, inspirée par les connaissances linguistiques et la culture, lui fait soumettre sa traduction non pas à la simple loi de l'uniformisation et de la collation de textes préexistants, mais à la loi de la qualité en contact avec un texte de référence fiable, assisté d'une documentation et d'assurances linguistiques sérieuses. En contrepoint de ce binôme apparaît celui du public et de l'évaluateur. Jérôme va se heurter à l'opinion publique, à la tradition ; Augustin l'informe que les fidèles sont troublés par sa nouvelle traduction et lui conseille fortement de ne pas s'écarter de la Septante. Augustin ne sait pas le grec, mais fixe les critères du traduire au nom de la doxa et de l'unité de l'Église en plaçant Jérôme en position de pêcheur et de destructeur. La Septante, selon Augustin, reste un texte inattaquable et il conseille à Jérôme de se méfier de son orgueil qui risque de lui faire croire qu'il est plus perspicace que les traducteurs qui l'ont précédé. La multiplicité des interprétations ne peut être que nuisible au poids des Écritures : « Or, à cette réflexion te contraindra la religion, qui t'enseigne que l'autorité des divines Écritures deviendra flottante, si en elles chacun peut croire ce qu'il veut, mais ne pas croire ce qu'il ne veut pas. » (Saint Augustin in : Saint Jérôme 1953, 54) Ce problème de la lecture directe de la Bible en bloquera la traduction en langue vulgaire jusqu'à la Renaissance avec les conséquences que l'on connaît. La distance temporelle et le développement des études traductologiques nous donnent aujourd'hui une vision plus large, plus dynamique des événements qui ont ponctué l'histoire de la traduction, histoire qui n'est pas seulement passée mais présente. La notion de retraduction, centrale aujourd'hui pour notre discipline, est associée à l'idée de creusement ou d'exploration d'une œuvre qui se révèle progressivement et dont on sait qu'elle pourra toujours produire d'autres avatars. À partir de la configuration lisible dans l'épopée hiéronymienne, je voudrais revenir sur quelques-uns de ses traits fondamentaux (qui me semblent particulièrement pertinents pour notre discipline et pour la recherche qui s'y pratique). Unauthenticated Download Date | 11/7/16 7:28 PM Translationes 7 (2015) 22 Et tout d'abord le cadre socioculturel. Jérôme est dépendant d'une institution, l'Église, et d'un commanditaire, le Pape. Tout au cours de l'histoire de la traduction, nous retrouvons cette configuration de l'homme de pouvoir et de l'institution protectrice. Le Moyen Age voit progressivement les souverains cohabiter avec l'Église ou lui ravir sa place : l'Espagne, avec les Evêques de Tolède puis Alfonse X le sage, en fut un exemple remarquable. Ce qui se passe à la Renaissance avec l'invention de l'imprimerie est remarquable à plus d'un titre : elle permet la diffusion des textes, leur fixation, la limitation des risques d'erreur. Mais toute médaille a son revers, l'imprimerie est naturellement prise en main par les éditeurs et donc entre dans l'économie de marché. Un personnage comme Caxton est déjà un éditeur moderne qui publie des textes dont il sait qu'ils plairont au public, généralement des romans de chevalerie français. Lui-même a traduit, entre autres, une version de l'Enéide, non pas le texte de Virgile, mais une adaptation française (le Roman d'Enéas) réalisée au XIIe siècle ; dans sa préface, il indique que sa traduction est une réduction de l'original, rédigée dans un anglais moyen qui puisse être compris de tous. Ce paramètre a besoin d'être intégré même aujourd'hui dans notre évaluation des traductions grand public pour lesquelles un éditeur va peut-être demander ou exiger un traitement « spécial ». Nous prenons alors conscience de notre privilège d'universitaires avec nos presses autonomes qui nous permettent des ouvrages rares ou à faible diffusion. Pour revenir aux aspects plus intellectuels de mon propos, j'évoquerai la notion d'aventure : on ne sait pas toujours à l'avance où mènent les prémisses d'une action scientifique ou non. Je ne me doutais pas en rencontrant une dame qui cherchait sa route à la gare d'Arras qu'elle s'appelait Rodica Pop et serait le premier maillon me menant vers l'université roumaine. Je ne me doutais pas qu'en faisant de la traduction avec mes étudiants j'allais, par agacement devant l'absence de méthode qui caractérisait ces cours traditionnels, me lancer dans l'élaboration d'une méthodologie que je présenterai en hommage à Georges Mounin, alors figure tutélaire de la traductologie universitaire, ni surtout qu'il répondrait à cet envoi et accepterait de venir à l'université d'Artois et qu'il favoriserait mon accès à certains documents d'Edmond Cary qui devaient, outre leur publication, m'amener à entrer en contact avec le milieu des professionnels. Ces contacts, car ils furent pluriels et presque réguliers, m'amenèrent à envisager la traduction sous un autre angle et sans adhérer totalement à certains points de vue, une notion capitale pénétra peu à peu la façon dont j'appréhendais la traduction : l'intégration du facteur humain, de la subjectivité, qui assouplit énormément ma manière d'étudier et de théoriser la traduction. Ce facteur humain pose également en retour les limites d'une didactique fondée sur la linguistique ou la stylistique comparée car il introduit la Unauthenticated Download Date | 11/7/16 7:28 PM Translationes 7 (2015) 23 notion de variation personnelle et donc d'imprévisibilité. L'application des normes permet, dans une certaine mesure, la prévision d'une production acceptable mais elle n'est pas le seul paramètre qui intervient. Le contact de l'individu avec un texte, des textes, un contexte d'étude posé comme champ de recherche fait apparaître ce rôle capital de la conscience, de la compréhension et de l'intelligence personnelle : certains actes ne pourront pas être accomplis à la place de l'individu par une machine, une formation ; il faut qu'à un moment il y ait un processus mystérieux de maturation et d'élaboration uploads/Litterature/ histoire-de-la-traduction-et-traductologie.pdf
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- Publié le Mar 11, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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