EHESS – Séminaire « Mésologiques » Exposé du 12 juin 2015, par Augustin BERQUE
EHESS – Séminaire « Mésologiques » Exposé du 12 juin 2015, par Augustin BERQUE Mésologie du haïku 1. Définir le haïku Extrait de « La logique du haïku », par A. Berque, XXIIIes Lectures sous l’arbre, 21 août 2014, Le Chambon, À l’arbre vagabond, p. 1 sqq. : La première édition du Petit Larousse (1906) ignore le haïku (haiku 俳句)1. Celle de 2001 le définit comme « Petit poème japonais constitué d’un verset de 17 syllabes ». Le plus littéraire de nos grands dictionnaires, le Dictionnaire culturel en langue française d’Alain Rey (Le Robert, 2005, 5 vol.), le définit comme « Poème classique japonais de trois vers issu de la strophe nommée haïkaï, dont le premier et le troisième sont pentasyllabiques, le deuxième heptasyllabique (5-‐‑7-‐‑5, soit 17 syllabes) », et lui consacre en outre un encadré de deux demi-‐‑pages, où l’on peut lire entre autres que le haïku « condense une perception fugitive du monde sensible », où « derrière l’apparente facilité et la spontanéité se cachent une rigueur formelle et une thématique très codifiée, où alternent et se mêlent notations sur la nature, les saisons, les travaux et les jours, les sentiments, comme dans ces trois variations sur l’averse : Première averse le singe aussi aimerait un petit manteau Bashô Écoute là-‐‑bas dans la nuit quand vient l’averse la voix de la cloche Kikaku L’averse est tombée elles n’ont pu s’aligner barques barques aux vairons Senna Cités dans Bashô, le Manteau de pluie du singe, I, Hiver, trad. R. Sieffert ». Voyons maintenant ce qu’en disent trois dictionnaires japonais plus ou moins équivalents au Petit Larousse : 1 Soit littéralement « phrase (ku 句, cn jù) badine (hai 俳, cn pái) ». 2 -‐‑ Le Kokugo jiten de chez Shûeisha (1993) : « Poème court formé des 17 pieds 5-‐‑7-‐‑5. En principe on y introduit un mot de césure (kireji 切れ字)2 et un mot de saison (kigo 季 語). Tourner un − (− o hineru). ◊ Forme de hokku 発句 [strophe initiale] détachée du haikai renga 俳諧連歌 [poème en chaîne de ton libre]3 ». -‐‑ Le Kôjien de chez Iwanami (1955) : « Signifie le hokku 発句 du haikai 俳諧, initialement appelé hokku, nom donné à la première strophe d’un poème en chaîne de ton libre, devenue poème autonome. Formé des 17 pieds 5-‐‑7-‐‑5, anciennement conçu comme une phrase déclarative (une forme d’expression complète), où l’usage était d’introduire nécessairement une saison, qui apparut vers la fin de l’époque Muromachi [1336-‐‑1573] en tant que strophe initiale d’un poème en chaîne de ton libre. Depuis Bashô4, l’on en vint à ne garder que la strophe initiale, puis sous Meiji, Masaoka Shiki entreprit de la rénover sous le nom de haiku 俳句, donnant naissance à la nouvelle école du haïku ». -‐‑ Le Shin seiki de chez Gakken (1998) : « Poème court composé, quant à la forme, de trois vers suivant la règle des 5-‐‑7-‐‑5 pieds, et suivant, quant au contenu, la contrainte du thème de saison kidai 季題. C’est la strophe initiale (hokku) détachée d’un poème en chaîne de ton libre, dite aussi hakku 発句, qui avec le tanka 短歌 [poème court] est appelée poésie traditionnelle populaire. Ce qu’on appelle aujourd’hui haïku est le haïku moderne, et l’on appelle généralement haikai ce qui est antérieur aux temps modernes. (…). 2. L’héritage du poème en chaîne Du point de vue mésologique, il est significatif que l’ascendance du haïku le rattache au poème en chaîne (renga 連歌). Cette forme poétique illustre en effet l’accent que la culture japonaise a mis sur l’intersubjectivité, autrement dit sur la médiance, ce moment structurel corps animal / corps médial. Cf. A. Berque, Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010, extrait des pp. 173-‐‑176 : De cet accent mis alors sur la médiance, il n’y a pas d’exemple plus clair que le renga, ce genre poétique dont la vogue fut extraordinaire à la fin du Moyen Âge. Le renga, « poème en chaîne »5, prend son origine dans des jeux de mots dérivant de l’usage des kakekotoba 掛詞 (mots à double sens) dans la poésie de l’Antiquité6. Avant 2 Littéralement « mot (ji) de coupure (kire) », parce que placé à la fin d’un vers de 5 ou 7 pieds, tels les exclamatifs ya やou kana 哉 ; à quoi s’ajoutent divers suffixes. 3 Le renga 連歌, littéralement « poème enchaîné » 4 Dans tout le présent article, les anthroponymes japonais sont donnés dans leur ordre normal : patronyme en premier. Ex. : MATSUO Bashô 松尾芭蕉, où Bashô (« Bananier ») est le prénom de plume de Matsuo Munefusa 松尾宗房(1644-‐‑1694). Toutefois, comme nous disons « Léonard » (de Vinci), il est courant de désigner les écrivains et les artistes célèbres par leur prénom ou leur prénom de plume. Ex. : Bashô. 5 Le principe est que plusieurs personnes se réunissent et composent, l’une après l’autre, une ligne d’un même poème. 6 Sur ce thème, v. Jacqueline PIGEOT, Michiyuki-‐‑bun. Poétique de l’itinéraire dans la littérature du Japon ancien, Paris, Maisonneuve et Larose, 1982. 3 la période des Deux Cours (1336-‐‑1392), il s’agit d’amusements sans grandes prétentions poétiques. Le principe de l’enchaînement (ren 連) est toutefois établi : ce sont des poèmes comptant au moins deux auteurs d’un vers (ku 句) chacun7, lesquels se suivent en jouant sur le rapport des mots et des thèmes dans les couples de ku. Puis la qualité de l’enchaînement devient l’objet d’une véritable recherche poétique, par une révolution esthétique dont les protagonistes sont Gusai et son disciple Yoshimoto, actifs au temps des Deux Cours (1336-‐‑1392). Le premier fut ermite, le second était courtisan. Ishida y voit « la confluence de l’esprit esthétique du courant sabi 寂 et de celui de l’esthétique du yûgen 幽玄 »8. Par la suite, le renga devint le genre poétique dominant. Sa faveur était à son comble à l’époque Muromachi (1392-‐‑ 1573), où il fut illustré par Shinkei. Plus tard, le genre dominant devint le haïku, issu lui-‐‑même du renga, dont il constituait le ku initial9. Ce qui nous intéressera est que le renga cherche systématiquement à combiner des points de vue individuels dans une création commune. Il vient immédiatement à l’esprit de le comparer aux « petits papiers » surréalistes. À côté de différences abyssales10, le point commun est l’exploration du fond dans lequel s’enracine l’œuvre individuelle. Pour les surréalistes, il s’agit de l’inconscient. Pour un Gusai, évidemment, pareille notion n’existait pas. Du reste, dans ses commentaires, Ishida lui-‐‑même n’emploie pas ce terme d’inconscient 11. C’est là un parti qui refuse l’opposition, propre à la modernité occidentale, entre la conscience individuelle et tout le reste. Il y est plutôt question de « conscience au fond de la conscience »12. Selon Ishida, c’est cela que recherchait Gusai, pressentant que « La source première de la véritable beauté se trouve dans le sentiment primitif13, antérieur aux sentiments et à la conscience, là où le mouvement de la vie 14 n’est pas encore devenu sentiment »15. Écrivant dans les années soixante, Ishida ne va pas au delà de cette interprétation ; mais plus tard Sakabe Megumi, revenant sur des questions voisines, parlera du « champ profond de l’intersubjectivité » 16 . Effectivement, avec la profondeur, ce qui compte ici est l’« inter » : l’aida (間) qu’il y a entre les individus (hito 人) et qui en fait des êtres humains, ningen (人間)17. Autrement dit, leur corps médial, leur milieu. Ce que Gusai a pressenti dans le renga, me semble-‐‑t-‐‑il, c’est cela : 7 Cela pouvant aller jusqu’à cinquante ou cent dans le genre « renga long » (chôrenga 長連歌). 8 ISHIDA Yoshisada, Inja no bungaku. Kunô suru bi (La littérature érémitique. Une beauté souffrante), Tokyo, Kôdansha gakujutsu bunko, 2001 (1969), p. 231. 9 Hokku. Je simplifie beaucoup cette longue histoire. Que les lettrés me pardonnent, en considérant qu’il s’agit ici de l’habiter plutôt que de la littérature ! 10 Que j’ai eu l’occasion de souligner dans Le Sauvage et l’artifice, p. 276. 11 Muishiki 無意識. 12 Ishiki no soko no ishiki 意識の底の意識. Ishida 2001, p. 234. 13 Genkanjô 原感情. 14 Seimei no ugoki 生命の動き. 15 Ibid. 16 SAKABE Megumi, La métaphore et le problème du sujet, Journal of the Faculty of Letters, The University of Tokyo, AEsthetics, vol. V, 1980, p. 85-‐‑91. 17 Cette interprétation de ningen est à la base de l’éthique et de la mésologie de Watsuji Tetsurô. 4 cette faculté de cultiver, le plus systématiquement parmi tous les arts, le champ médial où se fonde la création individuelle. Je ne puis ici creuser davantage. Contentons-‐‑nous d’un exemple, ou Gusai est l’auteur du second ku : 霧もなみだもただ老の袖 Kiri mo namida mo / tada oi no sode 故郷の一むらすすき風吹きて Furusato no / hitomura susuki / kaze fukite Brumes et larmes à la manche des vieux18 Une touffe de susuki au vent du pays natal19 ce qu’Ishida commente ainsi : Sans doute se place-‐‑t-‐‑on [avec le premier ku] dans une scène de retour au pays natal. De vieux parents, de vieux amis peut-‐‑être, en tout cas uploads/Litterature/ mesologie-du-haiku-augustin-berque.pdf
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- Publié le Sep 14, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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