18 — VALEURS ACTUELLES — 23 novembre 2017 T outacommencéparunehistoire de trans
18 — VALEURS ACTUELLES — 23 novembre 2017 T outacommencéparunehistoire de transhumanisme. Comment traiter de ce sujet essentiel sans risquer de plomber nos ventes? L’auteur des Particules élémen- tairessemblaitunesolutionparfaite.Le nom de Houellebecq suit à exciter la curiosité. Une interview, c’était la pro- messed’êtreluparleplusgrandnombre. SaufqueHouellebecqavaitdécidédene plus parler, sauf à DerSpiegel, une der- nièrefois.Quinetenterienn’arien,etil fautparfoissavoirmettreleschancesde son côté. Il a donc reçu un e-mail inti- tulé«nousavonsbesoindevous».C’était vrai dans le fond, mais ça n’a pas sui. Houellebecq a « bel et bien décidé d’ar- rêter ». L’auteur est las de cette « sorte de mise en examen » qui accompagne chaque sortie de livre, et il refuse de «mourirenscène». On ne sait ni le jour ni l’heure, mieux vaut prendre ses pré- cautions,ilfaudrafairesanslui.Undîner peut-être?C’estoui,«avecplaisir»même. La dernière confession Houellebecq a accordé son ultime interview au journal allemand Der Spiegel. C’est dans Valeurs actuelles qu’il a choisi de publier la version française. EN COUVERTURE 23 novembre 2017 — VALEURS ACTUELLES — 19 • 20 « Est-ce moi qui suis déprimé, ou le monde qui est déprimant? » 36 Cinq nuances de Houellebecq Oninittoujoursparcroireunpeuce que l’on nous répète et Houellebecq devait donc être sinistre et réaction- naire; 20 heures pétantes, au premier étage de La Rotonde, Houellebecq est enfoncédansunebanquettetropgrande et les discussions alentour couvrent sa voix fuette. Il faut bien commencer, pourquoipasparlesjournéesdeMichel Houellebecq.Àquoiressemblent-elles? S’ouvre une discussion étonnante, où l’anecdoterenforceunedissectionbien- veillantedel’èreambiante.Letoutentre deux volutes de fumée, électroniques par la force des choses. LeGoncourtestdéstabilisantetrésiste parfois même irrationnellement à ceux quipensentquetoutpartàvau-l’eau.Le renouveau de la jeunesse catholique le « fascine », Kev Adams n’a « certaine- mentpasquedesdéfauts», Pujadas est «incroyablementattachant»etlalitté- rature fait, depuis quelques années, de « très belles promesses ». Deux bouteilles de meursault plus tard,ilfautserendreàl’évidence:Michel Houellebecq n’est pas sinistre du tout. Il est drôle. Il est peut-être triste aussi, c’est courant. Il semble être une para- phrase de René Char: son génie tient à la blessure assumée de sa lucidité. Pourquoi avoir osé parler d’islam? Parcequelesujetluia«sautéauvisage» à son retour d’Irlande, après douze ans d’exil. Trop libre pour se dérober. Mais Soumissionracontesurtoutlevided’une époquequ’ilnecessedepasseraucrible de ce qui ressemble fort à sa propre angoisse existentielle. Il est sans doute audacieuxdetirerdesgénéralitésd’une première fois. L’intéressé sourira peut- être à leur lecture, c’est le jeu. Assezparlédurapportdenotreépoque à l’instinct de survie, on proite de l’ar- rivée du plat principal pour retourner à des passions moins déterminantes. Pendantquelapressesedéchaînaitsur la sortie des Particules élémentaires, MichelHouellebecqet“Valeursactuelles” : coulissesd’unerencontreinattendue. Houellebecq était occupé à regarder leGendarmedeSaint-Tropez.Onluirap- pellel’anecdote,ilrebonditimmédiate- ment : ce n’était pas un hasard, HouellebecqaunepassionpourlesGen- darmes. On va jusqu’à se demander si l’efet spécial du baiser électrique dans Legendarmesemarie est réussi… Pour lui c’est oui, sans hésitation. On revient sur la question du trans- humanismeaprèsunaller-retoursurla terrassepourfumerquelques«vraies» cigarettes et percer le mystère de cette tige placée entre le majeur et l’annu- laire.«Unballondebasket-ballmalrat- trapé »… À quoi tiennent les mythes décidément. Houellebecqneveutpasparlerd’im- mortalitécarilrisqueraitd’être«lou». Ses livres semblent regretter que nous nesoyonsplusquedesparticules,errantes et sans limites, mais que dire lorsqu’on estl’uned’entreelles?Pasgrand-chose. Ne rien dire du tout est donc plus pru- dent. L’auteur veut se taire parce qu’il « n’arrive plus à exprimer ce qu’il a à dire».L’a-t-ildéjàfait?Passûr.Ilasu,en revanche,ledécriremieuxquepersonne. OnentendsouventdirequeHouellebecq ressembleàsespersonnages.Cequiest certain c’est qu’il les comprend. Leur dessinestlerésultatd’uneempathiepar- ticulièrementine.Houellebecqn’estpas snob, il est littéralement sympathique. Ilsembles’êtrefaitàl’idéed’êtreledéses- péré que l’on décrit d’article en article. Saufqu’undésespérén’amêmeplussoif. Houellebecqaplutôtl’âmed’unassoifé. Oninitlasoiréeavecunhommeéton- nementnormal,quiparled’amouretde soufrance: chez lui aussi, les verres de poire précipitent les conidences. Il est de son époque, faussement nihiliste à force de « rater sa conversion » mais si peu résolu qu’il cherche toujours ce qui pourraitrelierlesparticules.Finalement, Houellebecq est surtout libre. C’est ce qui lui permet de défendre les Inrocks lorsqu’ildîneavecValeursactuelles,fai- santjustementremarquerquelaidélité estsirarequ’elleserespecte…C’estcette mêmelibertéquiluipermetd’êtredans nos colonnes cette semaine. Quelques jours après notre « char- mant » dîner, le 25 octobre, le Conseil d’État ordonne le retrait d’une croix à Ploërmel. Houellebecq vient alors d’af- irmeràDerSpiegelquel’intégrationdes musulmansauraitétéplusfacileavecun catholicismereligiond’État.Onlecontacte, encoreunefois.Iln’apasentenduparler de cette décision. Il s’est réfugié loin du monde, dans un endroit très boisé où l’oncroisefréquemmentdesbichesmais aucuneconnexionInternet.Ilnedirapas unmotduverdictduConseild’État.Mais ilpeutfairetraduirel’interviewetserait «ravi»deladonneràValeursactuelles. C’est la dernière fois que Michel Houel- lebecqparleetilsemblaitinjustequeles Allemands soient les seuls à en proiter. Il s’est donc longuement attablé pour retravailler le texte qui suit. Cet entretien ressemble à notre ren- contre.DeKevAdamsàsaintAugustin, sansautretransitionqu’unverredeplus. Sa cohérence est l’angoisse du vide. La résistance de Houellebecq ressemble inalement à une nostalgie. Celle d’une sérénitéperduesansqu’ilnesachetrop sielleaseulementexisté.C’estpeut-être pour cela que Houellebecq plaît: son mystère est universel et il sait le racon- ter. Dans ses livres comme dans cette dernière confession.• Charlotte d’Ornellas CES DERNIÈRES ANNÉES, C’EST LE “RENOUVEAU CATHOLIQUE” QUI A LE PLUS MARQUÉ MICHEL HOUELLEBECQ. PHILIPPE MATSAS/OPALE/LEEMAGE 20 — VALEURS ACTUELLES — 23 novembre 2017 “LaFrance n’appréciepas l’époqueoùellevit, etilsepeut simplementqu’on nem’aimepasparce qu’onn’aimepas lasociétéetlaréalité, lamédiocrité etlamisèrede l’époquemoderne quejedécris.” FRANCE / LA DERNIÈRE CONFESSION 23 novembre 2017 — VALEURS ACTUELLES — 21 “EST-CE MOI QUI SUIS DÉPRIMÉ, OU LE MONDE QUI EST DÉPRIMANT ?” La distante proximité entre l’Allemagne et la France, les dernières convulsions de la gauche, son propre pessimisme héroïque: Michel Houellebecq fait le bilan. J M.Houellebecq,vousêtesàlafoisunauteur staretunauteurquifaitscandale,admiré, adoréetdétesté.EnAllemagne,onvoitenvous l’écrivainleplusradicaldenotreépoque, portantlediagnosticleplusimplacable surlemal-êtreetlasolitudedel’individu moderne.EnFrance,vouspassezpour unauteurprovocateuretrépugnant,etvous êtesaucentred’innombrablespolémiques. Commentcomprenez-vouscettediférence? Jen’aitoujourspasd’explicationconcluante.Peut- être que les Allemands, incomparablement plus marqués par l’histoire et la culpabilité accumu- lée, supportent mieux de se regarder dans une glace. La France n’apprécie pas l’époque où elle vit, et il se peut simplement qu’on ne m’aime pas parce qu’on n’aime pas la société et la réalité, la médiocritéetlamisèredel’époquemoderneque je décris. Mais on ne peut pas rendre le radio- logue responsable de l’évolution d’un cancer. Vousvoulezdirequ’onvousfaitpayer personnellementpourlanégativité devospersonnages? Les journalistes français sont souvent obsédés par la question de savoir quelle part de moi j’ai misedansmespersonnages.Ducoup,ilsfourrent leur nezdans ma biographie. C’est quand même un peu sous-estimer la faculté d’invention du romancier. Si je suis optimiste, je peux y voir un compliment involontaire: si ça paraît autobio- graphique,c’estpeut-être quec’est bien inventé. Mais le plus important, je crois, c’est que les journalistes se veulent les grands prêtres mora- lisants d’une époque sans religion ni morale. Ils veulentrendreresponsable,demanderdescomptes, condamner et punir. C’est pour cela qu’on tente dem’étiquetercommenihilisteetréactionnaire. D’après mon expérience, les journalistes alle- mandssontbeaucoupplussérieux,quandilss’in- téressent à un livre. Il faut se garder de généraliser, mais moi, en tout cas, j’ai toujours trouvé que le niveau des journalistes allemands était bien supérieur. Mercipourlecompliment,mais… Est-ce moi qui suis déprimé, ou le monde qui est déprimant? Pour les médias allemands, la dis- tinction paraît être évidente; pour les médias français, je ne me ferai sans doute jamais par- donner le péché de désespoir. Êtes-vous un auteur germanophile? Oui,assez.Entoutcas,j’aiunemeilleureconnais- sance de la littérature et de la philosophie alle- mandes que la plupart de mes confrères. Celas’estfaitcomment? L’un des premiers Allemands que j’ai lus, c’était Nietzsche. J’ai été impressionné par son énergie intellectuelle,mêmesijetrouvaissaphilosophie immoraleetrepoussante.J’auraisbienaimédémo- lir ses bases, mais je ne savais pas comment m’y prendre, intellectuellement. Quand j’ai eu 25 ou 27 ans, j’ai découvert Schopenhauer — une illu- mination, un tremblement de terre. J’aime aussi beaucoup les romantiques allemands, Novalis, Kleist surtout. Le romantisme allemand s’est répandu à l’époque aussi irrésistiblement que le rock’n’rolldanslesannéessoixante.Àjustetitre. PourvotrehommageàSchopenhauer, vousavezvous-mêmetraduitenfrançais despassagesdesonœuvre.Maisvous neparlezpasallemand? Je n’ose plus. Je serais incapable aujourd’hui de construire correctement une phrase allemande. Mais je pourrais encore lire en allemand, si je n’étais pas si paresseux. Dansl’Unioneuropéenne,l’Allemagne etlaFrancesontplustournéesl’unevers l’autrequen’importequelsautrespays. Maisàparttouteslesproclamationsrituelles “LES JOURNALISTES SE VEULENT LES GRANDS PRÊTRES MORALISANTS D’UNE ÉPOQUE SANS RELIGION NI MORALE. [...] C’EST POUR CELA QU’ON TENTE DE M’ÉTIQUETER COMME NIHILISTE ET RÉAC- TIONNAIRE.” • PHILIPPE MATSAS/OPALE/LEEMAGE FRANCE / LA DERNIÈRE CONFESSION 22 — VALEURS ACTUELLES — 23 novembre 2017 d’amitié,jusqu’àquelpointcesdeuxnations, souventdécritescommeuncouple indissoluble,seconnaissent-ellesréellement? Il est vrai qu’en France, on parle plus de l’Alle- magne que de tous les autres pays européens réunis. C’est une obsession. Néanmoins, je crois que les Allemands connaissent mieux les Fran- çaisquel’inverse,déjàparcequ’ilsviennentplus souvent en France que les Français ne vont en Allemagne. Maislàvousparlezdestouristes,pasdes troupesduKaiseroudelaWehrmacht? Non, ce que je veux dire va bien au-delà du tou- risme banal. Beaucoup d’Allemands s’achètent unemaisonenFrance,ets’yinstallent.Enrevanche, lesFrançaissaventpeudechosesdesAllemands. Ilssontimpressionnéspareux,maisnelesenvient pas. C’est pourquoi les relations restent bonnes, bien que la comparaison entre les deux pays tourne toujours au détriment de la France. Celaconcernetoutaupluslapuissance économique,nonlerayonnementculturel. LaFranceapeurdudéclinindustriel. Cela n’a rien d’un danger imaginaire. LephilosopheetanthropologueRenéGirard adécritlerapportentrelesdeuxpays,depuis NapoléonetClausewitz,commeune«rivalité mimétique»,donnantconstamment matière àconlit. Cela ne me convainc pas, pas davantage que les autresthèsesdeRenéGirard.Cequiestsûr,c’est que les Français sont conscients de ne pas être sérieux. Ils se vivent comme des Latins, à peine au-dessus des Grecs. Maisilssontpourtantlatinsaussi! Çasediscute.LaFranceesttiraillée.Cen’estpas unpaysserein.Contritionetvantardiseycoexistent. Enmatièredeculture,lepaysseprésente plutôtbrillamment,commeonapulevoir àcetteFoiredeFrancfort. La littérature n’estpas ce qui importe le plus à la population. Ce qui assez curieux, c’est que la ierté nationale continue souvent à passer par l’industrie automobile. Qu’est-cequi sepasserait sil’industrieautomobileallemandes’efondrait? Unecatastrophenationale! Les Américains, en revanche, peuvent se per- mettre de laisser leurs fabricants de voitures régresser en deuxième classe. DansvosromanslaCarteetleTerritoire ouSoumission,vousdécrivezavecamourles belleslimousinesallemandesetlesSUVque conduitvotrenarrateur.Avez-voussuccombé aucharmedesgrossescylindréesallemandes? Ohoui,j’aieupasmaldeMercedes.C’estvraique j’aime bien conduire, et que les autoroutes fran- çaises sont excellentes, bien plus agréables que “IL EST VRAI QU’EN FRANCE, ON PARLE PLUS DE L’ALLEMAGNE QUE DE TOUS LES AUTRES PAYS EUROPÉENS RÉUNIS. C’EST UNE OBSESSION.” • Octobre2010.Douzeansaprès“lesParticulesélémentaires”,ilest enfincouronnéparl’AcadémiedesGoncourtpour“laCarteetleTerritoire”. PHILIPPE MATSAS/OPALE/LEEMAGE FRANCE / LA DERNIÈRE CONFESSION 24 — VALEURS ACTUELLES — 23 novembre 2017 les allemandes. Mais ce que je veux dire en fait, c’estqu’ilyacertainssymbolesnationauxqu’un pays ne laisserait jamais tomber. EtpourlesUSA,curieusement,leplusimpor- tant, c’est la prédominance culturelle. Si des concurrents chinois ou indiens se manifestent, et ils semanifesteront, les Américainslaisseront tomber la Silicon Valley, mais ils ne laisseront jamais tomber Hollywood. On uploads/Litterature/ michel-houellebecq-la-derniere-confession-valeurs-actuelles-2017-11-23.pdf
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- Publié le Mai 14, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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