NATHALIE COUTELET LE THÉÂTRE POPULAIRE DE LA “COOPÉRATION DES IDÉES” La paupéri
NATHALIE COUTELET LE THÉÂTRE POPULAIRE DE LA “COOPÉRATION DES IDÉES” La paupérisation importante de la majorité de la population française au cours du XIXe siècle et l’accroissement des inégalités sociales ont entraîné une prise de conscience progressive ; la montée en puissance du syndicalisme, la constitution des Bourses du Travail incitent les ouvriers et les intellectuels à revendiquer une justice sociale. Mais cette dernière comprend aussi le besoin de culture et d’instruction, non seulement parce que le divertissement ne peut être réservé exclusivement à quelques privilégiés, mais encore parce que le savoir constitue une arme politique redoutable. On assiste donc, corrélativement, au développement d’une vaste action d’éducation populaire. La Coopération des Idées est ainsi inaugurée, Faubourg Saint-Antoine, le 9 octobre 1899. Elle lance un mouvement qui consacre la rencontre des intellectuels et des militants ouvriers, caractéristique principale des Universités Populaires. Georges Deherme, ancien ouvrier typographe, en est le créateur. Ancien militant anarchiste, dreyfusard, ami du philosophe Gabriel Séailles, il s’intéresse dès 1894 à l’action coopérative. En février 1896, il fonde La Coopération des Idées, revue mensuelle de sociologie positive. Comme ouvrier typographe, il compose et imprime les premiers numéros, en assure la gestion. En janvier 1898, il crée un groupe d’études dans une petite salle de la rue Paul-Bert, la Coopération des Idées pour l’instruction supérieure et l’éducation éthique sociale du peuple, dont le but est de former une « puissante élite prolétarienne, noyau vivant de la future société1 ». Le programme comprend des conférences variées sur l’art, la littérature, les questions sociales, historiques ou encore l’hygiène, assurées par Gabriel Séailles, Henry Bérenger, Desjardins, etc. En octobre 1898, la Coopération des Idées aménage au 157, rue du Faubourg Saint- Antoine, dans un ancien bal public. Des pièces sont réservées aux lectures, aux entretiens, une grande salle est destinée au théâtre et aux conférences. La littérature et l’art dramatique ne sont pas les seules activités proposées, mais elles s’intègrent parfaitement à l’idéal d’éducation populaire. En octobre 1899, Deherme écrit une « Adresse aux travailleurs » qui regroupe les bases de son projet d’Université Populaire : salles de cours, salle de spectacle, auditions musicales, salle d’escrime et de gymnastique, bibliothèque, bains-douches, laboratoires, cabinet de consultations médicales, juridiques et économiques, pharmacie, restaurant de tempérance, musée du soir. À terme, il s’agit d’émancipation sociale, de l’accès de tous au savoir et à la culture. Deherme surnomme les Universités Populaires les « cathédrales de la démocratie », titre ambitieux qui met l’accent sur les multiples enseignements qui y sont 1 Georges Deherme, in La Coopération des Idées, n° 29, juin 1898. 1 dispensés, utiles à tous les citoyens et, en premier lieu, aux plus modestes, dans l’apprentissage de leur rôle social : Nous nous proposons d’instruire aussi, mais pour éduquer, c’est-à-dire élever. Et c’est l’instruction supérieure qui nous paraît le mieux favoriser cette éducation. Nous n’entendons pas l’instruction supérieure qui est distribuée, dans nos Facultés et nos écoles supérieures, trop généreusement peut-être, à une multitude de jeunes gens, dont beaucoup sont, hélas ! des « déracinés » du sol natal et du sol moral, mais une instruction supérieure moins pédante, moins sèche, plus large, plus vivante, qui agira plus sur l’âme que sur la mémoire…Nous ne ferons pas des érudits, mais des hommes. Faire des hommes, des volontés énergiques, des consciences hautes et claires, des cœurs ardents, des intelligences saines, tel est notre but.2 Le recrutement universitaire, en effet, demeurait notoirement très élitiste. Si les effectifs augmentent, les étudiants étaient majoritairement issus de la bourgeoisie et la majeure partie de la population était tenue à l’écart du savoir. La nécessité d’une éducation populaire était donc perçue comme une urgence, dans le climat de la IIIe République. Mais il fallait aussi se distinguer de l’enseignement pratiqué au sein de l’institution, afin d’attirer un public large. Le divertissement éducatif, les conférences, qui instruisent d’une façon ludique et façonnent les membres du corps social, paraissaient les plus aptes à remplir cette mission. Dès 1871, la Commune avait décidé de placer tous les théâtres sous l’autorité de la « Commission de l’Éducation », de supprimer les subventions et les monopoles privés, de rendre accessibles à tous les spectacles et de financer des compagnies itinérantes en province. Antoine, dans son Théâtre Libre, inaugure un répertoire moderne extrêmement social. Si l’établissement est quelque peu élitiste en ce qui concerne le public, sa programmation rejoint les idéaux d’éducation populaire. De nombreux et éphémères théâtres naissent à la fin du XIXe siècle, dans la mouvance des groupes syndicaux et anarchistes, tels le Théâtre Civique de Louis Lumet, fondé en 1897, qui, en dehors des classiques, monte L’Épidémie, d’Octave Mirbeau, qui y joue lui-même un rôle3. Il a également participé aux conférences-débats qui s’y donnaient4, dans un but à la fois de délassement et d’éducation populaires. Deux thèmes que l’on retrouve intimement liés dans le concept des Universités populaires. En 1898, c’est donc le Théâtre de la Coopération des Idées qui ouvre ses portes. Le répertoire est pour le moins éclectique, des indétrônables classiques5 – qui font partie du patrimoine culturel dont le peuple a été spolié par les accaparateurs – aux comédies boulevardières, en passant par les œuvres contemporaines engagées, politiquement et 2 G. Deherme, ibidem. 3 Voir l’article de Pierre Michel, « Rubén Darío, Tailhade et L’Épidémie », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp. 291-300. 4 Jean Jaurès, Lugné-Poe, Firmin Gémier ou encore l’acteur Mévisto ont aussi fait partie des orateurs et artistes présents au sein du Théâtre Civique de Lumet. 5 Beaumarchais, Molière, Victor Hugo sont régulièrement représentés, ce qui ne semble pas exceptionnel, tant la popularité de ces auteurs était grande, mais Corneille et Racine également, ce qui surprend davantage ; la tragédie française constitue, certes, un pan important du patrimoine culturel inconnu du grand public, mais son appréhension est plus difficile, ce qui exclut en général ces auteurs des répertoires de théâtres populaires. 2 socialement. Ainsi, Maurice Pottecher6, Lucien Descaves7, Louis Marsolleau8, Jean Hugues9, Jean Jullien ou encore Mirbeau fournissent des pièces au contenu didactique, ou plutôt, au sens brechtien, d’édification critique. Tous sont dreyfusards, la plupart d’entre eux se retrouvent au sein du comité de la Revue d’Art dramatique, la même année, afin de créer un Théâtre du Peuple à Paris. Le lien avec les Universités Populaires, nées dans le sillage de « l’Affaire » et consacrées à l’accessibilité de la culture, est donc patent. Pourtant, les déclarations liminaires refusaient cette politisation du spectacle : Notre Association ne propage aucune doctrine politique, religieuse ou philosophique particulière. Elle est une œuvre d’enseignement supérieur populaire et d’éducation éthique sociale. Elle s’interdit donc tout prosélytisme et n’exclut que l’exclusion… L’esprit qui nous anime est un esprit libre.10 Georges Deherme a fait de la prison en tant qu’anarchiste et Louise Michel est une spectatrice assidue, deux faits qui suffisent à donner le ton, surtout si l’on ajoute la volonté d’éduquer politiquement le citoyen par le spectacle, thème central du théâtre populaire. D’ailleurs, la censure, qui s’applique à toutes les formes de spectacle jusqu’à sa suppression officielle, en 1906, n’épargne pas les programmes des Universités Populaires, surveillées de près par la Préfecture de police. Ces manifestations, pour théâtrales qu’elles se donnent, suscitent la méfiance des autorités eu égard à leur contenu didactique. Octave Mirbeau, ami de l’anarchiste Jean Grave11, militant libertaire, se retrouve tout naturellement dans ce groupe qui compte plusieurs de ses confrères et de ses intimes. En mars 1899, lorsque la Coopération des Idées, Société des Universités Populaires, est définitivement constituée, sous la présidence de Gabriel Séailles, elle nomme rapidement un Comité de propagande, où figurent Louis Lumet, Lucien Descaves, Maurice Bouchor, Henry Bauër, Gustave Geffroy12. Ces noms vont aussi s’aligner sur l’acte de fondation du comité de la Revue d’Art dramatique destiné à créer un théâtre du peuple. Loin d’être une simple coïncidence, ce fait souligne la parenté entre l’idée d’une éducation populaire et celle d’une démocratisation du spectacle ; le point commun réside dans la communion citoyenne réalisée au sein du public, dans l’instruction, sous toutes ses formes et pour tous. Pour Deherme, 6 M. Pottecher a fondé le Théâtre du Peuple de Bussang, dans les Vosges, en 1895. 7 L. Descaves, journaliste à L’Aurore au moment de l’affaire Dreyfus, est l’auteur des Chapons, avec Georges Darien, et d’Oiseaux de passage, avec Maurice Donnay. Sous-Offs, roman militaire a causé une vive polémique en raison de ses prises de position antimilitaristes. 8 L. Marsolleau est l’un des poètes membres du Club des Hydropathes, en 1880, puis écrivain du célèbre Chat Noir de Rodolphe Salis. Son drame Mais quelqu’un troubla la fête, en 1900, développe un thème anarchiste. 9 Hugues est l’auteur d’une pièce au titre-programme La Grève. 10 Georges Deherme, cité par Eugène Tavernier, « À propos de l’Université Populaire », in Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1904, 74e année, 5e période, tome 23, p. 400. 11 Jean Grave a d’abord travaillé dans des journaux comme La Révolte ou Les Temps nouveaux, où il tient une chronique dramatique, ce qui prouve l’intérêt du théâtre à ses yeux. Il uploads/Litterature/ nathalie-coutelet-le-theatre-populaire-de-la-cooperation-des-idees 1 .pdf
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- Publié le Sep 28, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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