© Éditions Flammarion, Paris, 2007 ISBN : 978-2-7007-0046-6 INTRODUCTION IL N,E
© Éditions Flammarion, Paris, 2007 ISBN : 978-2-7007-0046-6 INTRODUCTION IL N,EST PAS SI FACILE " 1 D,ETRE NON ARISTOTELICIEN la comédie romaine ou le « regard éloigné » Ce projet, déconstruire la Poétiq~ d'Aristote et ses concepts et sortir ainsi de l'aristotélisme ambiant, vient d'une constatation pratique : la comédie romaine antique reste absente des scènes contemporaines et elle esr systéma- tiquement méconnue par les études théâtrales 1• Plaute er Térence ne plaisent ni aux classiques ni aux modernes, ni aux professionnels de la linéracure ni aux professionnels de la scène. Or, pour comprendre ce mépris, il nous a fallu chercher très loin les racines du mal et remetue en cause des postulats esthétiques qui empoisonnent le théâue occi- dental. Ce qui nous a fait découvrir que ceux-ci s'enraci- naient dans un aristotélisme rampant et diffus qui a envahi progressivement, depuis presque deux siècles, tout le terri- toire du théâtre. Parmi ces postulats les plus solidement installés, nous avons ciblé celui de la « fable ))' avatar 1. &ule exception, quelques un iversicaires am~ricains comme Niall Slacer (Piautus in Pnfonnanu : th~ Th~atu of th~ Mi nd, Princewn, 1985) er Timothy Moore (Th~ Th~atr~ of Plautus, Austin, 1998). Er, en France, Pierre Lctessier, La Composition musicak dLZns un thiâm ritu~l la comidi~ tk Plauu, thèse soutenue en 2004 à Paris 3 (cie~ : Lctessier 2004). 7 ARJ l'OTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL comemporain du muthos aristotélicien que Brecht er ses disciples one célébré comme une vérité du cœur. Tour le monde croit, car c'est une croyance, qu'une pièce de théâtre était toujours, jusqu'à une date réceme (jusqu'à ce théâtre que Hans-Thies Lehmann appelle postdrama- tique 1 ), la représentation d'une histoire. Donc, parce que tour théâtre ancien est aujourd'hui perçu comme un récit scénique, une comédie de Plaute ou de Térence est appréhendée par nos comemporains à par- tir de la « fable ». La pièce consisterait en une histoire, transposée pour la scène, avec des personnages, des situa- tions, des caractères plus ou moins typés, dans un parler populaire émaillé de plaisameries lourdes, le tour joué par des acteurs. Il y aurait ainsi trois niveaux successifs d'élabo- ration du spectacle : la fable, le texte, la mise en scène. Perçues de cette façon er confromées au théâtre classique, les comédies romaines semblem assez mauvaises : les his- toires som toujours les mêmes, les situations répétitives et la psychologie simpliste. Enfin, les plaisameries ne fom plus rire personne. Pour ne pas parler des mises en scène issues de cette lecture, généralemem universitaires et désolantes 2• Or, il est peu vraisemblable que toute la production comique d'une époque et d'une culture soit globalemem « ratée », surtout quand le succès de ces pièces le jour de la représemarion leur a valu d'être ftxées et conservées. Ce qui suggère que la façon dom nos comemporains appré- hendem la comédie romaine est inadéquate et leurs a priori 1. Hans-Thies Lehmann, L~ Th~âm postdramatiqu~. L'Arche, 2002 (rrad. de Postdramatischa Th~atu, Frankfun am Main, 1999), p. 26 (ciré : Lehmann 1999). 2. Seule exceprion réceme, les deux mises en scène, inconresrable- menr réussies, de La Mannit~ er du Puudolus de Plaute, en 2002 er 2003, à l'audirorium du Louvre er au rhéâue de la Tempêre, par Brigirre Jaques-Wajeman. 8 IL N"EST PAS 1 FACILE D"ÊTRE NON-ARJSTOTÉLICIEN de départ erronés. Ils « ratent 11 Plaute et Térence en ne sacham ni regarder et écouter ce théâtre pour ce qu'il a été, ni imaginer ce qu'il pourrait être aujourd'hui. Il fallait donc changer de méthode. Au lieu de se préci- piter pour lire Plaute - comme s'il s'agissait d'un théâtre littéraire où le texte serait premier - afin d'y retrouver la fable, nous avons voulu retrouver la réalité historique d'une comédie romaine, la reconstituer comme événemem culturel, comprendre quels étaiem sa fonction et son but, étudier le contexte dans lequel éraient jouées ces pièces, c'est-à-dire le rituel des jeux (ludt) ; on réalise alors qu'une comédie romaine n'est pas une ~~ histoire racomée sur scène ''• qu'elle ne s'organise pas autour d'une ~~ fable 11 représentée, mais qu'elle relève d'une autre raison que la raison narrative er textuelle, la raison du rituel où elle s'in- sère et qui est aussi une raison spectaculaire, er que nous appellerons donc une raison c~ ludique ''· La comédie romaine nous amène ainsi à cesser de prendre pour universelles nos catégories d'analyse du théâtre les plus éprouvées : le texte, la fable er la mise en scène, er à changer la hiérarchie habituelle des instances de production du spectacle. Ce que nous appelons la mise en scène - c'est-à-dire l'efficacité spectaculaire - y était pre- mière er commandait tout le reste, selon un code issu du rituel des jeux 1• Le texte et l'histoire n'éraient que des matériaux au service du spectacle ludique. Une comédie romaine n'était donc pas un rexre mis en scène, mais une performance dom le texte n'était pas isolable du rituel qu'il contribuait à célébrer. Un texte qui aujourd'hui n'est pas Lisible. Donc aucune logique narrative (qui serait l'in- trigue), aucune signification globale du texte (qui serait 1. C f chapirre 111, la comédie romaine comme riruel, p. 189 sqq. 9 ARI TOTE OU LE VAMPIRE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL une lecture interprétative) ne donne accès à une comédie romaine, puisqu'eUe était une performance ludique. Pour éviter de projeter sur le théâtre romain des catégo- ries inadéquates, nous avons dû élaborer à partir du théâtre romain lui-même les catégories d'analyse de ces comédies ludiques. Catégories cc indigènes >• que nous avons trouvées dans le texte des pièces, car l'esthétique ludique impose d'incessantes irruptions métathéâtrales au cours de la per- formance. Parmi ces catégories indigènes, le terme fobulll, malheureux ~tymon de la malheureuse « fable », ne désigne jamais l'histoire par opposition à la pièce elle-même, ni le texte par opposition à la performance, car les trois ne sont pas séparables. 'IF~ est à la fois l'histoire, le texte de la pièce après la représentation (mais pas avant) et la perfor- mance scéniqu~ Le théâtre romain nous impose ce regard éloigné propre à l'enquête anthropologique. Plaute n'es't pas un « classique », il appartient à une culture lointaine dans le temps et l'espace, et, comme le dit Hegel à propos de la civilisation grecque, nous ne pouvons pas plus cc sym- pathiser » avec lui qu'avec un chien 1• Mais ce livre ne porte qu'accessoirement sur la comédie romaine, qui en est le point de départ anthropologique. L'anthropologue, une fois installé dans un lieu culturelle- ment différent, regarde de loin sa propre culture. Nous regardero~s donc le théâtre occidental depuis la comédie romaine. Eloignement qui nous permettra de criciquer une conception ethnocentrique qui prend pour alibi ses préten- dues_ cc or~gines grecques » et fait fureur aujourd'hui plus que Jamats. L'ethnocentrisme, c'est le particulier pris pour l'univer- sel, le contingent pris pour le nécessaire, l'accidentel pris 1. Hegel cité par Ulrich Willamowiu.-MUIIendorf (1889), Was ist tin~ attisch~ Tragiidi~ ?, trad. française : Qu'm-u qu'un~ tragtdi~ attiqu~ ?, Paris, Les Belles Le mes, 2001, p. xi. 10 IL N'EST PAS 1 FACILE D'ÊTRE NQN.ARJSTOTÉLICIEN pour l'éternité. L'idéologie du « théâtre grec, théâtre des origines et origine du théâtre », est particulièrement carica- turale de l'ethnocentrisme occidental contemporain, qui conjugue une vague sociologie de l'ivresse, un humanisme démocratique et des lambeaux de discours sur la littérature générale. Flotte dans l'imaginaire européen une nébuleuse pseudo-savante où sc côtoient Dionysos dansant et des satyres barbouillés de lie-de-vin qui improvisent des insultes en vers réguliers, Sophocle révélant à l'humanité sa vérité œdipienne ou les valeurs antigoniennes de la démocratie, Arisroce enfin édictant les règles de la mimtsis. Tout discours sur n'importe quel théâtre dans le temps ou l'espace peut aujourd'hui se référer en toute impunité à l'une ou l'autre, l'une et l'autre des figures de cette trinité 1 • - Les catégories d'Aristote font donc partie de ce paysage commun, elles œuvrent à l'ethnocentrisme théâtral, leur antiquité les a sacralisées ; au lieu de n'être que des concepts relatifs à un système de pensée singulier, eUes sont ucilisées comme des réalités intemporelles, échouées à ..jamais sur les scènes des théâtres du monde . .f ent dnuter de la réalité de la catharsis, de la mimtsis ou du .... , ......... ~ .-..~~ muthos rebap · é a le . serait douter de nous-memes. ~ 4A .. . ..(_ ~ ..... 1. Encore récemment, parmi bien d'autres, Michel Meyer (L~ Comiqu~ ~~ k Tragiqu~. Pms~r 1~ th(âm ~~ son histoir~. PUF, 2?0~) commence ainsi son ouvrage : " Le théâtre est l'une des formes pnnca- palcs de la littérature en Occident. Né en Grèce: il y a plus de deux mille ans, il est demeuré le lieu privilégié où sc rencontrent l'homme et la Ciré. ,. Dans un tout autre ordre, même le grand Claude Régy, dans L 'Ordr~ tks morts {Paris, Les Soli rai res Intempestifs, 1999), convoque Dionysos pour justifier le devoir de subversion du théâtre et, sous la garantie d'Héraclite, uploads/Litterature/ aristote-le-vampire-du-theatre-occidental.pdf
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- Publié le Apv 28, 2022
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