Note sur la honte Par JACQUES-ALAIN MILLER 1. Honte et culpabilité « Mourir de
Note sur la honte Par JACQUES-ALAIN MILLER 1. Honte et culpabilité « Mourir de honte » est le signifiant par lequel Lacan entamait sa dernière leçon du Séminaire L'envers de la psychanalyse : « Il faut le dire, mourir de honte est un effet rarement obtenu. » [*] Ce terme de honte ne se rencontre pas là par hasard pour donner un point de départ, puisque Lacan va clore cette leçon ainsi « S’il y a à votre présence ici, si nombreux, des raisons un peu moins qu'ignobles, c'est qu'il m'arrive de vous faire honte. » Éric Laurent a fait un exposé particulièrement stimulant [1], se demandant s'il appartient bien au psychanalyste d'en rajouter sur cette honte, et s'il ne prendrait pas par là la relève du moraliste. Ce qui l'a conduit à introduire le thème de la culpabilité : « La honte est un affect éminemment psychanalytique qui fait partie de la série de la culpabilité. » Cet exposé offrait ainsi un biais, non pas sur l'actualité de 1970, sensiblement différente de la nôtre, marquée par la floraison, l'excitation d'une contestation dont nous étions les contemporains, mais sur une anticipation de la phase morale dans laquelle nous serions entrés depuis la chute du Mur de Berlin, donnant lieu à « un déferlement d'excuses, de regrets, de pardons, de repentances », au point qu'avoir honte serait ainsi devenu un symptôme mondial. II mit un bémol à cette construction et ouvrit une autre voie en soulignant que Lacan avait choisi de ponctuer la honte plutôt que la culpabilité, ajoutant aussi que ce « faire honte » ne supposait pas de pardon. C'est cette disjonction de la honte et de la culpabilité qu'il m'est venu la semaine dernière l'envie de commenter. Pourquoi honte et culpabilité à la fois s'appellent et se disjoignent ? C'est en effet sur le terme de honte et non pas sur celui de culpabilité que Lacan a choisi de clore un séminaire où il a voulu situer le discours analytique dans le contexte du moment alors actuel de la civilisation contemporaine. Lacan nous a donné dans L'envers de la psychanalyse une nouvelle édition implicite du Malaise dans la civilisation, après l'avoir fait de façon plus explicite dans son Séminaire de L'éthique de la psychanalyse, nous permettant ainsi de mesurer le déplacement qui se produit de l'un à l'autre. Sans doute un nouveau rapport s'est-il tramé dans cet intervalle entre le sujet et la jouissance. La nouveauté de ce rapport éclate si l'on se réfère à L'éthique de la psychanalyse où Lacan pouvait dire, sans susciter d'objection : « Le mouvement dans lequel est entraîné le monde où nous vivons [...j implique une amputation, des sacrifices, à savoir ce style de puritanisme dans le rapport au désir qui s'est instauré historiquement. » [2] En 1960, on pouvait encore dire que le capitalisme - terme tombé en désuétude pour n'avoir pas d'antonyme - était ordonné au puritanisme. Sans doute y avait-il derrière ce mot venant dans la bouche de Lacan sa connaissance des analyses de Max Weber, reprises, corrigées, mais non pas vraiment infirmées par l'historien anglais Tawney, et qui conditionnaient l'émergence du sujet capitaliste à une répression de la jouissance. [3] Accumuler au lieu de jouir. Ce qui se dessine dans la seconde reprise de Lacan du thème du malaise dans la civilisation dans son Séminaire de L'envers, c'est la désuétude du diagnostic qu'il pouvait porter sur le mouvement dans lequel le monde est entraîné, et qui serait marqué du style de puritanisme, alors que le nouveau, s'il est empreint d'un style, est plutôt celui de la permissivité, et ce qui fait à l'occasion difficulté, c'est l'interdit d'interdire. Le moins que l'on puisse dire est que le capitalisme s'est disjoint du puritanisme. C'est par ce biais que le discours de Lacan est, selon les termes d'É. Laurent, le plus anticipant. En termes lacaniens, cela se dit, dans ce chapitre ultime de L'envers de la psychanalyse, de la façon suivante : « Il n'y a plus de honte ». Je suivrai É. Laurent dans cette ponctuation du terme de honte jusqu'à dire que l'on découvre par là la question qui travaille L'envers de la psychanalyse, la carte n'étant retournée qu'à la dernière rencontre. Qu'en est-il de la psychanalyse quand il n'y a plus de honte, quand la civilisation tend à dissoudre, à faire disparaître la honte ? Ce qui ne va pas sans paradoxe, car il est traditionnel de poser que la civilisation a partie liée avec l'instauration de la honte. Peut-être pouvons-nous formuler que la honte est un affect primaire du rapport à l'Autre. Dire que cet affect est primaire est sans doute vouloir le différencier de la culpabilité. Si l'on voulait s'engager dans cette voie, on dirait que la culpabilité est l'effet sur le sujet d'un Autre qui juge, donc d'un Autre qui recèle des valeurs que le sujet aurait transgressées. On dirait du même pas que la honte a rapport avec un Autre antérieur à l'Autre qui juge, un Autre primordial, non pas qui juge mais qui seulement voit ou donne à voir. La nudité peut ainsi être tenue comme honteuse et recouverte - partiellement si la honte porte sur tel ou tel organe - indépendamment de tout ce qui serait de l'ordre du délit, du dommage, de la transgression, à quoi elle donnerait occasion. C'est d'ailleurs de cette façon immédiate qu'elle est introduite dans une des grandes mythologies religieuses qui conditionne, ou conditionnait, le mouvement de notre civilisation. On pourrait aussi essayer ceci que la culpabilité est un rapport au désir tandis que la honte est un rapport à la jouissance qui touche à ce que Lacan appelle, dans son « Kant avec Sade », « le plus intime du sujet ». Il l'énonce à propos de la jouissance sadienne en tant qu'elle traverserait la volonté du sujet pour s'installer en son plus intime, ce qui lui est plus intime que sa volonté, pour le provoquer au-delà de sa volonté et au-delà du bien et du mal, en atteignant sa pudeur - terme qui est l'antonyme de la honte. Lacan qualifie cette pudeur, de façon saisissante et en même temps énigmatique, d'être « amboceptive des conjonctures de l’être ». Amboceptive veut dire que la pudeur est attachée, qu'elle prend, aussi bien du côté du sujet que de celui de l'Autre. Elle est doublement branchée sur le sujet et sur l'Autre. Quant aux conjonctures de l'être, c'est le rapport à l'Autre qui fait la conjoncture essentielle de l'être du sujet et qui se démontre telle dans la honte. Lacan l'explicite en disant que « l’impudeur de l'un fait le viol de la pudeur de l’autre ». Dans ce rapport inaugural, il n'y a pas seulement honte de ce que je suis ou de ce que je fais, mais si l'autre franchit les bornes de la pudeur, c'est la mienne qui se trouve de ce fait même atteinte. C'est une façon de faire honte qui n'est pas exactement celle que prescrit Lacan à la fin de son Séminaire. L'expérience de la honte découvre ici comme une amboception ou une pseudo coïncidence du sujet et de l'Autre. 2. Regard et honte Lacan, dans son Séminaire Xi, se réfère à un épisode célèbre de l'émergence de la honte, celui retracé par Sartre dans son Être et le Néant à propos du regard, et qui tient en deux moments. Premier moment : « Je suis, moi, à regarder par le trou de la serrure. » Deuxième moment : « J’entends des pas dans le corridor on me regarde. Et alors je tombe dans la honte. » C'est le récit d'une émergence de l'affect de honte décrit comme une déchéance du sujet. Alors qu'il est là « à regarder par le trou de la serrure », il est « pur sujet spectateur, absorbé par le spectacle, inoccupé de soi-même ». Il n'est pas « conscient de lui-même sur le mode positionnel », dit-il dans son langage, et à proprement parler « dans ce "regarder par le trou de la serrure", je ne suis rien ». Il essaye de nous décrire un moment de fading du sujet, que nous pourrions écrire avec son symbole lacanien de S/. Le deuxième temps, accroché au son, fait surgir le regard comme tel. On voit bien pourquoi il faut ici des pas. Sartre veut saisir le sujet avant qu'il ne reconnaisse celui qui va le voir. C'est avant d'en capter le visage qu'il se formule pour lui « on me regarde ». Regard anonyme. Derrière cet « on », se cache sans doute, dans l'algèbre lacanienne, le regard de l'Autre. Et Sartre de décrire la décadence du sujet, auparavant éclipsé dans son action et qui devient objet, qui se trouve alors se voir lui-même, par cette médiation, comme objet dans le monde, et d'essayer de saisir la chute du sujet dans un statut de rebut honteux. Là s'introduirait la honte : « Je reconnais que je suis cet objet que l'Autre regarde et juge. Je suis cet uploads/Litterature/ note-sur-la-honte.pdf
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- Publié le Nov 08, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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