1 MATHEMATIQUES ET LANGAGE POETIQUE CHEZ GILBERTO OWEN Belén HERNANDEZ MARZAL1
1 MATHEMATIQUES ET LANGAGE POETIQUE CHEZ GILBERTO OWEN Belén HERNANDEZ MARZAL1 Les mathématiques ont une présence massive dans la poésie du poète mexicain Gilberto Owen2, dépassant de loin d’autres disciplines scientifiques présentes également dans son œuvre. Soit par petites touches, par des allusions ponctuelles à des mathématiciens ou à des théories mathématiques ou par des jeux linguistico- mathématiques, le poète les intègre au corps du poème et en fait un matériau poétique. Loin d’être incongrue, cette présence met en évidence les liens entre ces deux disciplines, mathématiques et poésie, que tout oppose en principe. Nous voudrions donc montrer la part mathématique qui existe dans la poésie du Mexicain et les interactions entre mathématiques et poésie. Pour présenter de façon schématique, on pourrait affirmer que la présence des mathématiques chez Owen obéit à deux facteurs : – Un désir de renouveau dans langage poétique, dans la lignée d’auteurs comme Lautréamont et ses Chants de Maldoror. – Le souhait de renouer avec ce qu’il considère comme les origines sacrées de la poésie, époque où mathématiques, poésie et musique ne faisaient qu’un. Gilberto Owen et les camarades de son groupe emploient deux comparaisons pour capter l’essence de la poésie, tendant ainsi des ponts avec d’autres disciplines : Pour Jorge Cuesta, comme le signale Elías Nandino, la poésie est « un problema de multiplicación que el lector debía resolver »3. La deuxième, de Gilberto Owen, conjugue poésie et musique, poésie et roman policier, rapprochant par la même occasion le mystère poétique d’une énigme mathématique ou d’une équation : « Porque la neuma4 poesía, en realidad, no viene a 1 INSA Lyon. 2 Rosario, Mexique, 1904-Philadelphie, Etats-Unis, 1952. 3 Elías Nandino, cité par Annick Allaigre-Duny, Jorge Cuesta. Littérature, histoire, psychanalyse, p. 267. 4 Le Littré donne la définition suivante du terme « neume », l’équivalent français de « neuma » : « 1. Terme de plain- chant. Courte mélodie, qui est une sorte de récapitulation du mode dans lequel on vient de chanter, et qui se vocalise, sans paroles ou sur la dernière syllabe du dernier mot, à la fin des antiennes. Dans les églises où il y a des orgues, on touche de cet instrument aux fêtes annuelles et solennelles, soit majeures, soit mineures, au lieu de la neume, L'Abbé Lebeuf, Traité sur le chant ecclés. p. 242 […] » 2. « S. m. pl. On désigne ainsi aujourd'hui les signes qui servaient au commencement du moyen âge (sic) à noter le plain-chant, et qu'on a employés, d'abord seuls, puis échafaudés sur et entre les lignes de la portée. Les notes actuelles du plain-chant ne sont, en réalité, que ces mêmes neumes, transformés, simplifiés et dénaturés par un long usage. Les signes de la notation en neumes étaient très nombreux et pouvaient varier en quelque sorte au gré de chaque copiste, suivant sa manière de grouper les sons et de lier les signes, F. Danjou, Revue de musique relig. popul. et classique, 2 ser sino una novela de misterio en la cual se nos dan todos los datos, pero se nos deja a cada cual encontrar la propia solución »5. On dit souvent que les mathématiciens sont un peu poètes. « Un mathématicien qui n'a pas aussi une part de poète, ne deviendra jamais un mathématicien accompli »6, affirme Karl Weierstrass. Selon Sofia Vasilyevna Kovalevskaïa, disciple du mathématicien allemand, « Il n'est pas possible d'être mathématicien sans avoir l'âme d'un poète »7. Nous voudrions montrer que, parfois, les poètes sont eux aussi un peu mathématiciens. 1. Les sciences, les mathématiques et la poésie Bien que les liens entre poésie et mathématiques remontent à l’Antiquité, nous allons dans un premier temps nous référer à l’œuvre de Lautréamont8, qui constitue un bon exemple de l’irruption des mathématiques –mais aussi des sciences– dans la poésie. Les séries de beau comme de cet auteur vénéré par les Surréalistes ont opéré une véritable révolution poétique en introduisant le vocabulaire scientifique en poésie. Citons en exemple la célèbre « rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! » 9 . Mais, parmi toutes les sciences, ce sont plutôt les mathématiques qui représenteraient pour Lautréamont la perfection absolue, érigées au rang de divinité dans cette ode aux mathématiques : « O mathématiques sévères, je ne vous ai pas oubliées, depuis que vos savantes leçons, plus douces que le miel, filtrèrent dans mon cœur, comme une onde rafraîchissante. J’aspirais instinctivement, dès le berceau, à boire à votre source, plus ancienne que le soleil, et je continue encore de fouler le parvis sacré de votre temple solennel, moi, le plus fidèle de vos initiés »10. Il ne tarit pas d’éloges au sujet des mathématiques et de ses différentes branches : « O Mathématiques saintes, puissiez-vous, par votre commerce perpétuel, consoler le reste de mes jours de la méchanceté de l’homme et de l’injustice du Grand-tout ! »11 ; « Arithmétique ! algèbre ! géométrie ! trinité grandiose ! triangle lumineux ! Celui qui ne vous a pas connues est un insensé ! »12 . Au milieu de ce cri de révolte que sont Les Chants de Maldoror, les mathématiques apparaissent comme un refuge : « Et au milieu des chants de révolte s’épanouit, comme une oasis, l’hymne aux mathématiques, les divinités souveraines, recours et consolation du révolté »13. En effet, elles constituent numéro d'août 1847. Le mot neume est parfois, mais rarement, employé au singulier dans le sens dont il s'agit ici ». Définition du Littré, entrée « Neume », http://francois.gannaz.free.fr/Littre/xmlittre.php?requete=neume&submit=Rechercher 5 « Car la neume poésie n’est, en réalité, qu’un roman de mystère dans lequel on nous fournit tous les éléments mais on laisse à chacun le soin de trouver sa propre solution », in Gilberto Owen, Obras, p. 288. 6 Arild Stubhaug, Sophus Lie : une pensée audacieuse, p. 100. 7 http://www.apprendre-en-ligne.net/blog/index.php/Citations/p7 8 Montevideo 1846-Paris 1870. 9 Voici la citation in extenso : « Il est beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces ; ou encore, comme l’incertitude des mouvements musculaires dans les plaies des parties molles de la région cervicale postérieures ; ou plutôt, comme ce piège à rats perpétuel, toujours retendu par l’animal pris, qui peut prendre seul des rongeurs indéfiniment, et fonctionner même caché sous la paille ; et surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! », Ducasse, Les Chants de Maldoror, pp. 233-234. 10 Ducasse, Chant deuxième, ibid., p. 89. Norbert Meusnier propose une analyse de l’ode aux mathématiques ducassienne dans « Isidore Ducasse, géomètre de la poésie ». 11 Ibid., p. 94. 12 Ibid., p. 90. 13 Suzanne Bernard, Le poème en prose, de Baudelaire jusqu’à nos jours, p. 222. 3 pour Lautréamont un exemple d’ordre et de rigueur, qualités qu’il voudrait pour sa poésie, très influencé qu’il était par le milieu hispano-américain, fortement imprégné de positivisme, qu’il aurait fréquenté à Paris14. L’héritage positiviste a laissé aussi ses traces sur l’éducation de Gilberto Owen, qui poursuit ses études à la Escuela Nacional Preparatoria15, fondée par Gabino Barreda16, introducteur du positivisme et des idées comtiennes au Mexique. Cette école, dont le slogan était « Amour, ordre et progrès », a formé des gens comme Frida Kahlo17. 2. Les découvertes scientifiques dans la poésie du XXe siècle : mathématiques et 4e dimension. La « contamination » de la poésie par les sciences gagne du terrain au XXe siècle. Loin de se limiter à la poésie, elle s’étend à tous les domaines des arts. Ainsi, la découverte de la quatrième dimension a bouleversé nos représentations poétiques et picturales. L’on pourrait se demander, avec Suzanne Bernard, s’il ne faudrait pas voir dans la quatrième dimension : « [U]n effort mené par chaque art pour sortir des catégories où on l’avait jusqu’alors enfermé, pour acquérir la dimension qui lui manque : la peinture, art de l’espace, s’annexant le temps ; la poésie, art du temps, s’annexant l’espace. On peut penser en effet que la peinture cubiste se propose de représenter sur la toile à deux dimensions non seulement la troisième dimension (le volume des objets) mais en même temps la « quatrième dimension », c’est-à-dire la durée : pourquoi, écrivent Gleizes et Metzinger, l’esprit ne tournerait pas « autour de l’objet pour en saisir plusieurs apparences successives qui, fondues en une seule image, le reconstituent dans la durée ? ». C’est ainsi que les cubistes représentent simultanément sur la toile les aspects multiples d’un même objet, vus sous différents angles. Inversement la poésie, art du temps –puisque liée, pensait-on jusqu’alors, à une lecture forcément successive– va s’efforcer d’emprunter à la peinture son caractère spatial et simultané. Je n’insisterai pas sur l’aspect métaphysique de telles ambitions, dont on peut dire qu’elles visent à transgresser les lois apparentes du réel pour mieux appréhender ce réel dans sa totalité ; mais il est intéressant de voir en quoi elles ont pu atteindre et modifier les structures littéraires »18. Ainsi, les artistes, très influencés par les théories d’Einstein et l’ouvrage La science et l’hypothèse de uploads/Litterature/ pdf-hernandez-owen-ii.pdf
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- Publié le Oct 21, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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