Jean-Michel Palmier Notes sur l'apport du formalisme russe à l'analyse du langa

Jean-Michel Palmier Notes sur l'apport du formalisme russe à l'analyse du langage politique In: L Homme et la société, N. 63-64, 1982. Langage et révolution. pp. 95-108. Citer ce document / Cite this document : Palmier Jean-Michel. Notes sur l'apport du formalisme russe à l'analyse du langage politique. In: L Homme et la société, N. 63- 64, 1982. Langage et révolution. pp. 95-108. doi : 10.3406/homso.1982.2076 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/homso_0018-4306_1982_num_63_1_2076 notes sur l'apport du formalisme russe à l'analyse du langage politique JEAN-MICHEL PALMIER A la mémoire d'Herbert Marcuse Longtemps méconnu, le formalisme russe ou plutôt les « forma- Ustes russes » n'ont cessé d'influencer toutes les disciplines littérai res, qu'U s'agisse de la critique structurale, de la linguistique, de la poétique ou de la sémiotique. Aussi ne saurait-il être question de les présenter même brièvement. Depuis la critique structurale de Roland Barthes, on a pris conscience de cette analyse thématique développée par Bakhtine et Propp, dans leurs travaux sur la structure carnava lesque du roman au Moyen-Age et à la Renaissance et sur le conte. Toutefois, on est loin d'avoir encore exploité toutes les possibUités de recherche des analyses formalistes. Si les recherches sur la linguis tique et la poétique sont assez avancées, d'autres secteurs du forma lisme sont encore peu étudiés, telle l'application de ces théories au cinéma et surtout à l'analyse du langage poUtique. Les remarques qui suivent n'ont pour but que de montrer l'articu lation possible des recherches des formahstes sur le langage de Lénine avec nos recherches contemporaines sur le discours politique et aussi avec des problématiques beaucoup plus concrètes comme celle qu'ébauche Herbert Marcuse dans l'Homme Unidimensionnel lorsqu'U tente de saisir la spécificité du « discours clos », c'est-à-dire du langage oppressif et répressif, qui véhicule à la fois les aliénations et les informations, qui modèle l'ensemble de la vie qutidienne et tend à devenir le langage par exceUence des sociétés industrielles, dont la forme serait celle d'un langage administratif généralisé. Pour effectuer cette transition entre l'analyse proposée par les forma- Ustes russes et celle de Marcuse, nous emprunterons un certain nombre d'exemples au roman de Georges OrweU 1984 et plus préci- 96 Jean-Michel Palmier sèment à l'analyse qull propose du fonctionnement du novlangue qui, loin de constituer aujourd'hui un paradigme négatif du langage industriel, s'identifie peu à peu au discours quotidien, celui de la presse, de la radio, de la télévision, en particulier aux Etats-Unis. C'est ce problème de la réification du langage qui nous semble nécessiter de nouvelles analyses. -I- L'école formaliste est née de la réunion de plusieurs cercles d'étu des et de recherches dont les plus importants étaient VOPOIAZ de St Petersbourg et le Cercle de Linguistique de Moscou groupant de jeunes phUologues qui échangeaient leurs idées sur les principaux problèmes de la théorie littéraire. Lorsque l'école formaliste prit naissance en 1915-1916, ses « représentants » étaient presque tous étudiants. Le Cercle de Linguistique de Moscou avait été fondé par un groupe d'étudiants de l'université parmi lesquels se trouvaient Pëtr Bogatyrëv, futur spéciaUste du folklore russe, Roman Jakobson et G.O. YinokuiyUnguistes^Ce- groupe^ lom-de^'interroger^unique ment sur la Unguistique étendit rapidement ses investigations à d'autres objets tels la littérature, le folklore et la poésie. L'Opoiaz, société pour l'étude du langage poétique, ne se Umitait pas non plus à la poésie. L'héritage du symboUsme russe et surtout du futurisme, mouvement dont la plupart des membres de l'Opoiaz se réclamaient, avait considérablement bouleversé la langue russe. Non seulement les futuristes russes avaient repris le slogan de Marinetti sur le rôle des mots en Uberté, Maiakowski était à la recherche d'une poésie nouvelle, et élaborera plusieurs textes théoriques sur la façon dont U écrivait ses vers, mais surtout la figure centrale du groupe, Vélimir Klebnikhov par ses recherches sur le langage, son érudition monum entale dans des domaines tels que la phUosophie et l'histoire de la langue russe, sans parler de l'élaboration de la langue zaoum, langage tr ans-mental, effectuait un véritable travaU sur le langage et à partir du langage, qui ne pouvait qu'intéresser les jeunes linguis tes de Moscou. C'est de cette rencontre et de cette réunion que naquit l'Ecole formaUste dont Chklovski et Eichenbaum seront les plus célèbres représentants dans le domaine littéraire. Dès son apparition, le groupe fut violemment attaqué poUtique ment. Lounatcharski, commissaire du peuple à l'éducation et aux beaux-arts, comme Trotski dans Littérature et Révolution, leur reprochaient ce formalisme qui, selon eux, n'était rien d'autre qu'une régression à la théorie de l'art pour l'art. D est évident qu'en Notes sur l apport du formalisme russe 97 Russie l'héritage de la critique démocratique des années 60-70, de Tchernychevski et de ses disciples ne devait pas facUiter l'appari tion de ces nouveUes méthodes. La critique littéraire avait longtemps été en Russie une critique poUtique que l'on songe seulement à la lettre de Biélinski à Gogol, aux Récits d'un chasseur de Tour gueniev, aux Ames mortes de Gogol et on ne pouvait concevoir que la critique Uttéraire s'intéresse à la forme de l'uvre et non à son conrenu idéologique. Aussi les premières analyses formaUstes furent-eUes considérées comme un refus de s'intéresser au contenu de l'uvre Uttéraire, à une obsession par la forme, résidu de la thé orie bourgeoise de la Uttérature, de l'art pour l'art. En fait, le propos des formaUstes était beaucoup plus important. Ce qu'ils voulaient entreprendre, c'était une véritable déconstruction de la forme Uttéraire. Alors que les défenseurs du Proletkult mou vement de la culture prolétarienne apprenaient aux ouvriers à écrire des poèmes avec un contenu socialiste, mais une forme bour geoise, les formaUstes estimaient qu'Us étaient les seuls à effectuer un travaU révolutionnaire, car Us montraient qu'U était impossible d'écrire des poèmes révolutionnaires dans les formes traditionneUes de la poésie, qull faUait au contrake d'abord briser ces formes, les analyser et non en transmettre l'héritage au prolétariat. Leur conviction profonde ceUe qui nous intéresse directement ici c'est que l'idéologie, loin de se transmettre seulement par le contenu du langage se transmet aussi par sa forme et qu'U n'y a pas de forme innocente. C'est dans cette perspective qu'après avoir appUqué leurs métho des à la poésie, à la Uttérature classique et moderne, au conte, au cinéma, Us en vinrent à étudier le langage poUtique et en particul ier, celui de Lénine. -II- Analyse du langage et du style de Lénine Le numéro 1 de la revue LEF (Front Gauche de l'Art) que diri geait Maïakowski et qui se fit l'organe du formalisme russe proposait en 1924, à côté de considérations Uttéraires, six études sur le langage de Lénine. Les auteurs étaient Viktor Chklovski et Juri Tynjanow et quatre autres théoriciens de la Uttérature parmi lesquels Boris Eichenbaum, Lew Jakubinski, Boris Tomaschewski. Mais il semble que Maïakowski ait été le premier à tenter une analyse du langage de Lénine d'un point de vue Uttéraire. Maïakowski avait depuis 98 Jean-Michel Palmier longtemps réfléchi aux rapports du langage Uttéraire et du langage poUtique, non seulement en écrivant ses poèmes, mais aussi les slogans des Affiches de l'agence Rosta, slogans poUtiques qui consti tuaient une sorte de chronique quotidienne de la Révolution et de la guerre civUe, mais aussi les slogans pubUcitaires pour les magasins de l'Etat. Il était particuUèrement sensible à la précision avec laquelle Lénine ne cessait d'analyser le langage de la presse et son souci d'être compris du pubUc. Dans le poème qu'U avait composé sur la mort de Lénine « Vladimir Hlitch Lénine », Maïakowski évoquait encore l'union de la poésie et de la poUtique. Mais le problème était toujours posé par Maïakowski à partir de la Uttérature. Les formalistes, dans les six études qu'ils ont consacrées à l'analyse du langage de Lénine, s'efforcent au contraire d'éclairer à la fois le style, la construction des phrases et le choix des mots. Il est bien sûr impossible de résumer en quelques phrases des analyses aussi comp lexes, mais nous voudrions insister sur certains éléments de ces ana lyses qui nous semblent constituer un point de départ mtéréssant pour l'analyse du langage poUtique contemporain. 1) Lénine comme décanonisateur L'étude que Chklovski consacre au langage de Lénine s'appeUe : Lénine comme décanonisateur. Il commence par remarquer que depuis la mort de Lénine, toutes les usines veulent porter son nom. Et pourtant Lénine avait une véritable hantise des noms et des formules: Chklovski montre comment les termes « bolchevik », « menchevik », « communiste », « social-démocrate » correspondent à des champs conceptuels étroitement distingués. Ce qui le frappe chez Lénine c'est ce souci de la nuance et de la distinction précise. Le mot nouveau introduit dans le langage politique a toujours comme fonction chez Lénine de préciser et de distinguer. Chklovski montre comment Lénine, dans chaque phrase, n'hésite jamais à multipUer les termes qui lui permettent de mieux isoler une notion, de la spécifier parfois en répétant le même adjectif ou le même adverbe. A partir d'une série d'exemples, U montre comment des mots introduits ou survalorisés par la Révolution sont devenus progressivement des signes de reconnaissance. Si le mot « octobre » désigne uploads/Litterature/ notes-sur-l-x27-apport-du-formalisme-russe-a-l-x27-analyse-du-langage-politique.pdf

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