Article publié dans J. NIEUVIARTS, P. DEBERGÉ (éds), Les nouvelles voies de l’e
Article publié dans J. NIEUVIARTS, P. DEBERGÉ (éds), Les nouvelles voies de l’exégèse. En lisant le Cantique des cantiques (Lectio Divina 190), Paris, Cerf, 2002, p. 247-275. Les nouvelles lectures synchroniques : une chance pour le texte ? INTRODUCTION Par nature, la poésie est polysémique. Un petit poème tiré du deuxième chapitre du Cantique l’illustre à merveille. Quoi qu’il en soit des interprétations que l’on veuille en donner, un simple regard sur ces vers surprend le lecteur qui ne cherche pas d’abord à les expliquer, mais qui les reçoit tels qu’ils se présentent. Il s’agit d’un monologue de la bien- aimée qui cite les paroles de son amant – encore que le verset 15 détonne, car on ne sait si la citation s’y prolonge, si la femme reprend son propre discours, ou encore si un tiers intervient – la mère ou les familiers, par exemple1. 8 Un bruit… Mon aimé ! C’est lui : il vient sautant par-dessus les monts, bondissant par-dessus les collines. 9 Il est semblable, mon aimé, à une gazelle ou à un faon de cerfs. C’est lui, il s’arrête derrière notre mur, guettant par les fenêtres, épiant par les grillages. 10 Il parle, mon aimé, il me dit : Lève-toi, ma compagne, ma belle, et va-t-en. 11 Car voici l’hiver passé : la pluie a cessé, elle s’en va. 12 Les fleurs se voient dans le pays, le temps de la chanson / de la taille approche et la voix de la tourterelle s’entend dans notre pays. 13 Le figuier pousse ses premiers fruits et les vignes en fleur donnent leur parfum. Lève-toi, ma compagne, ma belle et va-t-en. 14 Ma colombe aux creux du rocher, dans le secret de la falaise, fais-moi voir ton visage, fais-moi entendre ta voix car ta voix est suave et ton visage ravissant. 15 Saisissez-nous les renards, les petits renards qui ravagent les vignes – et nos vignes en fleur. 16 Mon aimé est à moi et je suis à lui qui paît parmi les lis/ 17 Jusqu’à ce que le jour respire et que fuient les ombres, retourne… sois semblable pour toi, mon aimé, à une gazelle ou à un faon de cerfs sur les monts de Béter / de séparation. 1 Pour ces diverses possibilités de lecture, voir D. LYS, Le plus beau chant de la création. Commentaire du Cantique des Cantiques (Lectio Divina 51), Paris, Éd. du Cerf, 1968, p. 125-128. Pour G. RAVASI, Cantico dei Cantici (Parola di Dio), Torino, Ed. Paoline, p. 85, il s’agit d’une parole du bien-aimé ; pour la BJ, c’est la fille qui parle, et pour D. Lys, c’est la mère. Nouvelles lectures synchroniques • 2 Comment entendre ce texte ? En l’isolant du contexte, on peut imaginer la femme alertée par l’arrivée de son amant : elle suit son mouvement d’approche (v. 8-9a), le devine scrutant à l’intérieur par les fenêtres grillagées (v. 9b), puis entend qu’il l’appelle dehors pour qu’ils profitent ensemble de la journée printanière (v. 10-13) ou qu’elle daigne se montrer, au moins (v. 14). Mais, avec une pudeur qui n’est pas exempte de coquetterie2, elle se tient cachée pour lui redire son amour, et lui fixe rendez-vous (v. 16-17). Si l’on tient compte du contexte, une autre lecture est plausible. À la fin du poème précédent, en effet, la fille s’est endormie (2,7), et en 3,1, elle est encore sur son lit. Tout l’intermède de la fin du chapitre 2 pourrait dès lors n’être qu’un long rêve où se dirait le désir de l’amour : désir de voir l’aimé, de l’entendre appeler sa compagne, de jouer de son impatience et de son désir. Cependant – et c’est une troisième possibilité –, le fait que les paroles de l’amant ne sont pas citées directement, mais sont mises dans la bouche de la bien-aimée (v. 10a) pourrait laisser penser qu’il s’agit d’une rêverie romantique de la jeune fille : entendant du bruit, elle imagine que son amant arrive, lui parle, l’invite à l’aventure… avant de lui lancer un rendez-vous, qui ressemblerait à celui auquel elle aspire (v. 17, cf. v. 8)3. Mais dans ce cas, les paroles de l’aimé pourraient aussi être un discours d’hier4, des mots qu’elle se rappelle non sans un certain ravissement et qui éveillent l’espoir une rencontre prochaine. Évidemment, le flou que le poète entretient a des répercussions sur la lecture du poème. Ainsi, les paroles du jeune homme résonneront différemment selon qu’elles sont rêvées, désirées ou réelles, selon aussi qu’elles sont un souvenir ou une parole inédite. Si, comme le pensent beaucoup de commentateurs modernes, il s’agit d’une parole directe de l’aimé, la question rebondit : pourquoi le poète la place-t-il sur les lèvres de l’amante, plutôt que de la citer, comme il le fait ailleurs dans le Cantique5 ? Cherche-t-il à faire percevoir le discours amoureux avec les oreilles de celle qui l’entend ? Et s’il en est ainsi, l’écho en est-il fidèle, ou les mots reflètent-ils ce qu’entend la femme lorsque son bien-aimé l’invite à jouir du printemps de l’amour ? Autrement dit, le discours permet-il de saisir quelque chose de l’amour du jeune homme ? Dit-il plutôt la puissance du désir de celle qui se sent aimée ? Ou encore, les deux à la fois ? L’imagerie de ce poème contribue aussi à suggérer du sens tout en livrant le lecteur à lui- même. Les images sont tirées exclusivement de la nature. Aux extrémités, elles relèvent du monde animal (v. 8-9 et 14-17), au centre, du végétal (v. 11-13). Seul le verset 15 réunit les deux mondes. La symbolique animale rend le contraste entre les attitudes des amants : au faon bondissant au-dessus des collines, s’approchant candidement d’une habitation et regardant par le treillis avec de grands yeux doux et curieux6, s’oppose la colombe farouche, blottie dans les anfractuosités d’un rocher, qui cherche à ne pas se faire entendre ni voir, mais qui attise ainsi le désir de celui qui la cherche. Pour ces animaux aimables et pacifiques, gracieux et 2 En ce sens, LYS, Le plus beau chant, p. 125. 3 Pour cette solution, voir LYS, Le plus beau chant, p. 113 et 117. 4 Les verbes qui introduisent le discours du garçon au v. 10 sont à l’accompli (‘anâ dôdî we’amar lî) 5 cf. LYS, Le plus beau chant, p. 117 : le pronom lî empêche de lire le v. 10a comme une indication scénique. La question que cela pose n’est guère relevée par les auteurs. 6 Pour le développement de cette image, voir R. ALTER, The Art of Biblical Poetry, New York, Basic Books, p. 194. Nouvelles lectures synchroniques • 3 affectueux7, la nature est en fête. L’arrivée de l’aimé suscite l’émoi que provoque le réveil de l’amour (« Du bruit… Mon aimé !… C’est lui : il arrive… »). Sa présence après l’absence est comme le retour du printemps après un hiver pluvieux. Les fleurs éclatent, les chants aussi : les oiseaux se font entendre, tandis que les premiers fruits s’annoncent dans une débauche de parfums. Ainsi l’amour ranime-t-il l’espoir d’un épanouissement nouveau ; comme le printemps, il réveille, il alerte les sens. Aussi met-il les amants au diapason de la nature qui renaît, dans une atmosphère de fête. Mais est-ce « réellement » le printemps, ou s’agit-il seulement d’une métaphore de ce que provoque l’amour ? Du reste, ce bonheur n’est pas sans menace – c’est du moins une des lectures possibles. Ainsi, le poète – mais est-ce lui ou l’un de ses personnages ? – évoque les renards qui ravagent les vignes8. Loin de partager la candeur du faon et de la colombe, le renard est plutôt associé à la ruse et au vol9 ; ici, il menace les vignes odorantes et ses fleurs en boutons (v. 15, cf. v. 13). Mais le poète minimise aussitôt – ce sont des petits renards –, comme s’il voulait suggérer que l’amour n’a pas grand-chose à craindre, pourvu que l’on pense à protéger ses fleurs et son fruit. Ici perce sans doute un double sens : si, dès 1,6, la vigne symbolise la jeune fille elle-même, les renards pourraient être les garçons désireux de la déflorer10. Un double sens analogue peut se cacher aussi sous la métaphore de l’aimé « qui paît parmi les lis », et qui a précisément comparé son amie à un lis (2,1-2)11. Mais si les dernières images du poème induisent un sens érotique, celui-ci ne peut-il refluer sur les premières et inviter à relire en ce sens les vers qui précèdent ? À nouveau, le sens rebondit Dans sa polysémie, ce texte poétique comporte en lui-même une sorte d’altérité qui lui permet à la fois de résister aux prises du lecteur et de lui offrir un espace pour sa propre créativité poétique – pourvu qu’il ne cherche pas d’abord, comme l’a fait le plus souvent l’exégèse classique, à déterminer le sens prétendument voulu par l’auteur, qu’il soit érotique, tragique, allégorique ou spirituel. C’est que le sens est toujours en excès dans un uploads/Litterature/ nouvelleslectures-aw.pdf
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- Publié le Aoû 24, 2022
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