DE HÖLDERLIN À MARX: MYTHE, IMITATION, TRAGÉDIE Entretien avec PHILIPPe LACOUE-

DE HÖLDERLIN À MARX: MYTHE, IMITATION, TRAGÉDIE Entretien avec PHILIPPe LACOUE-LABARTHE réalisé par BRUNO DUARTE L’œuvre de Friedrich Hölderlin occupe depuis longtemps une place d’exception dans la pensée du philosophe Philippe Lacoue-Labarthe. On pourrait aller jusqu’à dire de son travail sur le poète allemand qu’il apparaît comme le point d’intersection de deux problèmes fondamen- taux: d’un côté, le théâtre, la question de la représentation et de la mimésis; de l’autre, une position critique inépuisable face à la philo- sophie de Heidegger et au rapport général reliant l’art, la philosophie et la politique. En 1978, Philippe Lacoue-Labarthe traduit en français la traduction allemande d’Antigone, de Sophocle, faite par Hölderlin, qu’il a mise en scène deux fois au Théâtre national de Strasbourg (TNS), en collabora- tion avec Michel Deutsch. Cette collaboration se poursuit en 1982 au TNS avec Les Phéniciennes d’Euripide, et en 1990 au centre Georges- Pompidou avec Thermidor, de Michel Deutsch. On compte également parmi ses activités de mise en scène et de dramaturgie La Représentation – Théâtre et Philosophie, au Festival d’Avignon de 1984. Et peu de temps après, il co-écrit et co-met en scène, avec Michel Deutsch, Sit venia verbo (Centre dramatique des Alpes, Grenoble ; puis théâtre de la Colline, Paris). En 1998, Philippe Lacoue-Labarthe revient à Hölderlin pour traduire sa version d’Œdipe le tyran, toujours un travail pour le théâtre, cette fois-ci directement lié à la publication de deux textes: Métaphrasis et Le Théâtre de Hölderlin (Puf, 1998). À son tour, la lecture heideggerienne de Hölderlin, tout comme l’ef- fet d’appropriation et de remythologisation qui s’y trouve impliqué font l’objet des textes qui composent le volume Heidegger – La Politique du poème (Galilée, 2002). Plus récemment, Philippe Lacoue-Labarthe a signé le film Andenken, je pense à vous (collection Proëme, Hors-Oeil, Entretien Actualité de la recherche Labyrinthe, n° 22 122 2004), essai autour du poème de Hölderlin. Il a en outre participé, avec Bernard Stiegler, Jean-Luc Nancy et Hans Jürgen Syberberg, au film The Ister, de David Barison et Daniel Ross (Australie, 2004), lui aussi centré sur le rapport de Heidegger à Hölderlin. L’entretien qui suit ne touche pas à l’immense problème posé par l’in- terprétation heideggerienne de Hölderlin. Il prend plutôt comme point de départ les deux textes de Philippe Lacoue-Labarthe qui font date et que l’on peut lire dans L’Imitation des modernes (Typographies 2), publié en 1986 chez Galilée: « Hölderlin et les Grecs » et « La césure du spécu- latif ». Bien que partiellement, il fait référence aussi à quelques-unes des thèses proposées dans les livres La Fiction du politique. Heidegger, l’art et la politique (Christian Bourgois, 1987) et Le Mythe nazi (Éditions de l’Aube, 1991, en collaboration avec Jean-Luc Nancy). * * * LABYRINTHE – Vous avez traduit les traductions, faites par Hölderlin, d’Antigone et d’Œdipe le tyran de Sophocle. Quand et pourquoi exacte- ment? PHILIPPE LACOUE-LABARTHE – La première fois, c’était en effet Antigone, vers 1977-1978. La pièce a été représentée deux fois au Théâtre national de Strasbourg, en 1978 et 1979, dans deux mises en scène diffé- rentes. Puis, vingt ans plus tard, le TNS m’a demandé la traduction d’Œdipe, que j’ai faite en 1997-1998. LABYRINTHE – Traduire une traduction relève soit de l’imitation, soit d’une violence envers le texte original. Comment avez-vous vécu ce travail, et que signifie, pratiquement, de traduire une traduction? PHILIPPE LACOUE-LABARTHE – Je me suis toujours réglé sur ce que j’avais lu dans l’essai de Walter Benjamin, La Tâche du traducteur: traduire est une grande tâche, qui se confond presque avec la littérature elle-même, mais traduire ce qui est déjà de l’ordre de la traduction n’a aucun sens. Sauf à considérer que les traductions de Hölderlin sont telle- ment des traductions qu’à la limite elles sont des œuvres de Hölderlin. C’est ainsi que j’ai considéré les choses. Évidemment, j’ai regardé le texte grec, parce que je voulais mesurer l’écart que Hölderlin, volontai- rement ou pas, avait pris avec lui, mais je traduisais l’allemand, pas le Actualité de la recherche De Hölderlin à Marx: mythe, imitation, tragédie 123 grec. Je ne traduisais pas Sophocle, mais plutôt un texte que j’attribuais à Hölderlin, comme si c’était un poème de Hölderlin. LABYRINTHE – Envisager l’écriture moderne comme traduction ou réécriture revient chez Hölderlin à travailler sur une répétition de ce qui n’a jamais eu lieu dans l’art grec, et qui pourtant y était, comme vous l’affirmez. L’écriture est alors de l’ordre du paradoxe, quelque chose comme une répétition inaugurale, une fondation mimétique originale. PHILIPPE LACOUE-LABARTHE – Je crois que l’expérience de ce para- doxe est l’expérience même de la littérature. Toute littérature s’écrit à partir d’une autre littérature. On le voit par exemple dès la tragédie grecque: les grands tragiques écrivent à partir d’intrigues ou de fables – mythoi, comme dit Aristote – léguées par la tradition, écrite ou orale, des poèmes épiques, et ils transforment cela comme ils veulent. Quand on voit les écarts que prennent Sophocle et Euripide à l’égard des mêmes épisodes de la légende et du mythe, c’est impressionnant. Prenons Les Phéniciennes d’Euripide, par exemple. Œdipe, quand ses fils se battent pour le pouvoir à Thèbes et qu’Antigone intervient, est enfermé dans le palais et pas du tout parti en exil. Jocaste est encore vivante, et c’est elle qui essaie de séparer les deux frères et de représenter la justice. Cela veut dire qu’il existait probablement un cycle légendaire ou mythique autour de Thèbes, avec toute la filiation qui engendre fina- lement Œdipe. Il y avait donc une histoire à peu près fixée, des récits, probablement écrits, parce que, contrairement à ce que l’on croit, les grandes épopées ont été écrites relativement tard, y compris celle d’Homère, et c’est à partir de ces scénarios-là que les tragiques tra- vaillaient, en changeant ce qu’ils voulaient changer. C’est la règle de toute littérature: on écrit toujours à partir de quelque chose qui a déjà été écrit. LABYRINTHE – Après l’échec de La Mort d’Empédocle (1798), Hölderlin érige Œdipe en modèle de la tragédie moderne, en édifiant celle-ci comme traduction de la tragédie ancienne. Comment faut-il penser cette transformation? PHILIPPE LACOUE-LABARTHE – En effet, Hölderlin ne parvient pas à écrire Empédocle: ne trouvant pas de scénario, à l’époque même où il lisait et relisait la Poétique d’Aristote, il doit se rendre compte que, pour Aristote, une tragédie, c’est une bonne intrigue. Il comprend que son scénario n’est pas bon, parce qu’il est tout simplement l’application d’une Actualité de la recherche Labyrinthe, n° 22 124 sorte de fable spéculative au théâtre, ce qui ne peut pas faire du théâtre. Il n’y a pas de conflit, il n’y a aucune intrigue réelle. Ensuite, je dirais que l’idée de traduire Sophocle, donc de traduire, au sens fort, du grec ancien pour le présenter comme un exemple moderne, c’est une idée de Winckelmann radicalisée. Quand Winckelmann disait: il nous faut imiter les Anciens pour devenir à notre tour inimitables – une proposition des Pensées sur l’imitation des œuvres grecques en peinture et en sculpture (1755) –, je crois que Hölderlin est le premier à prendre cette sentence au pied de la lettre. Il se rend compte que, dans ce qu’il connaît en tout cas – le classicisme français, le théâtre de Schiller et de Goethe –, à chaque fois il y a une espèce d’adaptation, de modernisation de la tragédie ancienne, sans qu’il y ait encore un effort pour retrouver ce que cette langue, cette dramaturgie pouvaient avoir d’archaïque, d’an- térieur à tout ce qui a été ensuite imité par la tradition (toutes les tradi- tions romaines, et ensuite tout ce qui s’est fait après la Renaissance). Hölderlin veut faire une traduction beaucoup plus fidèle à l’original; avec cette idée, en effet paradoxale, que plus on est fidèle à l’original, plus on colle à la langue de ce genre d’œuvres: plus c’est surprenant historiquement, et plus cela peut produire un choc dans le théâtre moderne, ne serait-ce que parce que Hölderlin essaie de traduire littéra- lement, même en courant le risque de se tromper. Il essaie de scander et de respecter une prosodie qui est celle des Grecs et qu’il tente d’adapter à la prosodie allemande – ce qui n’est pas facile, et qui force à créer un langage pour le moins incompréhensible pour cette époque. Il dit juste- ment que cela est aussi incompréhensible pour notre époque que cela pouvait l’être pour les Grecs eux-mêmes. Et je crois que c’était son dernier projet, et que cela devrait représenter pour lui une étape décisive dans ce qu’il cherchait à faire, c’est-à-dire produire une littérature vrai- ment moderne, vraiment dégagée du modèle ancien. Le paradoxe de sa démarche, c’est qu’une extrême fidélité aux œuvres anciennes revient à prendre un maximum de distance par rapport à elles. Plus je suis fidèle aux Anciens, plus je suis moderne: c’est la structure même du paradoxe. Et je crois que c’est exactement ce qu’il cherchait. LABYRINTHE – L’ambition de créer une écriture moderne n’est-elle pas aussi un geste politique dissimulé? PHILIPPE LACOUE-LABARTHE – Hölderlin avait à uploads/Litterature/ lacoue-labarthe-philippe-de-hoelderlin-a-marx-pdf.pdf

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