LE STREET ART : LE DÉBORDEMENT AUTONOME Christophe Genin Presses Universitaires

LE STREET ART : LE DÉBORDEMENT AUTONOME Christophe Genin Presses Universitaires de France | « Nouvelle revue d’esthétique » 2022/1 n° 29 | pages 29 à 38 ISSN 1969-2269 ISBN 9782130834991 DOI 10.3917/nre.029.0029 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-d-esthetique-2022-1-page-29.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Cela semblait obvie puisqu’un art de la rue (comme prove- nance et lieu d’exposition), du moins un art naïf et spontané, ne paraissait pas relever des instances académiques ou reconnues. Nous-même l’avions identifié ainsi avant de revenir sur cette qualification hâtive [2], car les pratiques et inter- ventions de rue ont connu une évolution qui les a rapidement sorties d’une supposée marginalité. Plus encore, le concept même de marge apparaît comme une rubrique fourre-tout et, dès lors, indéfinie. Il est tentant pour des universitaires, des critiques d’art, des administratifs de tenir le street art pour marginal, car leur intérêt pour une « marge » supposée les valorise alors comme si leur curiosité était en alerte pour tous les phéno- mènes culturels émergents. C’est une piètre comédie. Le graffiti, le street art ont cessé d’être marginaux dès qu’ils sont entrés dans le marché de l’art, dans l’industrie du cinéma et des produits dérivés. Pourquoi parler encore de margi- nalité pour des artistes devenus designers pour marques de luxe, qui meublent les palais présidentiels, alors inclus dans le patrimoine national [3] ? La margina- lité peut ainsi être un argument de promotion ou de vente. Pourquoi dire que les milieux académiques font enfin droit dans les années 2010 à une pratique « marginale », « rebelle », « vandale » alors que les travaux précurseurs de Denys Riout [4] avaient déjà mis en place les concepts d’une nouvelle scène artistique ? Est-ce dire que la marge n’existe pas et n’est qu’une paresse de la pensée ? Certes non : une pratique en marge est d’emblée qualifiée comme telle juste- ment par son caractère insolite, voire insolent : ce qui radicalement n’est pas de nouvelle Revue d’esthétique no 29/2022 | 29 1. Voir, par exemple, Benjamin Pradel, « Une action artistique en milieu urbain : le graf- fiti ou l’impossible reconnaissance », mémoire de l’I.E.P. de l’université de Gre- noble, 2003 ; Chorong Yang, « Graffiti et street art. Étude des discours historiogra- phiques et de la critique esthétique d’une forme sociale de modernité visuelle », thèse de doctorat de l’université Pierre Mendès France de Grenoble, 2014 ; Anne de Coninck, « Nuit Blanche : le street art, de la marginalité à la reconnaissance », Slate, octobre 2014 (https://www.slate.fr/story/ 92923/nuit-blanche-street-art-reconnaissa nce-marginalite) ; Anne Gonon, « La ville a-t-elle définitivement dompté les artistes urbains ? », Nectart, 2015/1, no1, p. 128- 136 ; Anissa Barrack et Mehdi Ben Cheikh, « Quand l’art investit la rue », Courrier de l’UNESCO, 2019-2 (https://fr.unesco.o rg/courier/2019-2/quand-lart-investit-rue). 2. Voir « Tag et graff », in Images et Études culturelles, Bernard Darras (dir.), Paris, Publications de la Sorbonne, 2008, p. 65- 79 ; Christophe Genin, Le Street Art au tournant, Bruxelles, Impressions Nouvelles, 2013. 3. Voir le portrait de Barack Obama par She- pard Fairey, déposé à la National Portrait Gallery, Smithsonian Institution, ou, du même Shepard Fairey, la Marianne meu- blant le bureau présidentiel à l’Élysée. 4. Denys Riout, « La peinture encrapulée : les picturo-graffitis », in L’Ordre du Graffiti, Toulouse-Le Mirail, Tribu, no 10, p. 25-34, 1985 ; Riout, D., Gurdjian, D., Leroux, J.-P., Le Livre du Graffiti, Paris, Alterna- tives, 1985 ; Denys Riout, Qu’est-ce que l’art moderne ?, Paris, Gallimard, 2000, p. 276-285. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56) ÉTUDES | Arts en marge 5. Voir les pièces « contaminantes » d’Epi2mik, https://www.lecabinetdamateur.com/ expositions/homeo/index.html 6. Voir le maillage intra et inter-urbain, voire transnational, produit par les mosaïques de Space Invader ou celles de Morèje. 7. C’est l’intrigue même du film Wild Style (1982), la journaliste blanche et blonde effectuant une sorte de voyage initiatique dans un univers de Noirs gentils et festifs qui vivent selon leurs codes. nouvelle Revue d’esthétique no 29/2022 | 30 coutume. Contrairement à ce qui est conforme, le marginal déborde au sens où il ne se tient pas dans les bords définis par l’ordre établi. Et justement la pratique du street art déborde de tous côtés : elle ne tient pas dans une place assignée, quand bien même ce serait une œuvre commanditée, et elle se pose pour elle-même et en elle-même, absorbant les contours architecturaux ou urbanistiques préétablis dans son économie interne, soit par son graphisme invasif [5], soit par son parcours organique [6]. Il semble donc que le street art se caractérise moins par une possible marginalité – sorte d’art du pauvre pour « quartiers » négligés –, qui le cantonnerait dans un à-côté de l’art, que par sa vigueur expansive, dissolvant les frontières géographiques, les territoires cultu- rels, les horizons artistiques et les champs intellectuels. Si marge il y avait, elle serait à peine un lieu de naissance pour le street art. Nous essaierons de montrer que ce débordement est une règle constitutive du genre street art, et qu’il s’opère par une inversion du point de vue, la marge supposée de cet art non conformiste étant un biotope en quête d’autonomie [7]. ÉCLAIRCISSEMENTS Avant d’étayer cela, encore faudrait-il s’entendre sur les mots employés, puisque « marge » et « street art » sont deux notions équivoques. Qu’entendre par « marge » ? Notons d’emblée sa plurivocité avec quatre applications possibles. 1. Un à-côté plus ou moins négligeable, ce qui est « en marge » de quelque chose étant un reliquat secondaire. Par ce sens statique, la marge est le bord d’une chose, en particulier d’une page. 2. Un jeu ouvrant un champ de latitude propre à mobiliser un espace ou un système, comme quand « on a de la marge » pour manœuvrer. Par ce sens dynamique, la marge s’inscrit dans un rapport entre le centre et la périphérie, entre une contrainte et une tolérance. Il peut être géographique ou physique, mais il est plus généralement axiologique : le centre est le principe d’ordre et d’action d’une périphérie qui en est le champ d’application dont l’extension est proportionnelle à une dispersion de l’énergie centrale. Ce centralisme fonc- tionne selon un modèle radiaire et entropique : un noyau d’énergie se dissipe dans ses halos lointains. Dans le bourg, la règle est prescriptive quand elle n’est qu’indicative dans le faubourg. 3. Une note éclairante qui, de son extériorité, vient compléter le sens d’un corps de texte qui ne dit pas ou ne sait pas tout, comme une précision « dans la marge ». Dans ce cas elle a un statut ambigu : elle n’intègre pas le corps du © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56) Le street art : le débordement autonome | CHRISTOPHE GENIN texte, mais est une part de la feuille. Elle n’est donc pas un non-lieu, mais plutôt une réserve de sens, voire le lieu même d’un sens insolent. Cette dimen- sion sémantique rend la marge éclairante : son à-côté révèle ce qu’un centre tait ou occulte. Dans ce cas, la marge produit une inversion de valeur : non plus une déperdition du sens central, mais une critique contestataire qui refuse, réfute l’autorité du centre. 4. Un milieu autonome qui, en assumant son rejet de la norme majoritaire, veut se régler sur ses fins propres contre une action déclarée d’intérêt général, jugée extérieure. Par exemple, les zadistes forment des groupes « alternatifs » qui détournent une zone d’aménagement différé (ZAD), déclarée telle au nom d’un intérêt collectif, en zone à défendre (ZAD) au nom d’une autogestion dont la marginalité réfractaire, au regard de la puissance publique, correspond à une hétérotopie autocentrée. La marge uploads/Litterature/ nre-029-0029.pdf

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