La symbolique du miroir et la tradition platonicienne par Huguette Courtès Séan

La symbolique du miroir et la tradition platonicienne par Huguette Courtès Séance du 08/10/2007, Bulletin n°38, pp. 181-193 (édition 2008) « Miroirs, personne, jamais encore, n’a décrit sciemment ce que vous êtes dans votre essence » Rilke, Sonnets à Orphée, II , 3. Dans les Questions naturelles où sont longuement étudiées les propriétés optiques et la fonction morale du miroir, Sénèque évoque la raillerie qui poursuit les philosophes soucieux d’en déterminer la nature (Nat. Quaest., I, 17). On a tort, le philosophe a besoin du miroir. Apulée se défend contre ceux qui l’accusent de magie parce qu’il en possède un : « Habet speculum philosophus, possidet speculum philosophus » (Apol., 13). Olympiodore n’évoque- t-il pas l’aptitude magique du miroir à piéger les âmes quand il rappelle que c’est en se mettant à suivre son image que Dionysos a été démembré ? Mais il y a une connaissance philosophique du miroir ; il en existe surtout un usage symbolique ou allégorique qui en retient les multiples aspects et les multiples pouvoirs : réflecteur de lumière, récepteur des images, écran ou instrument optique transparent jusqu’à l’inexistence. Immuable, inaltérable, mais aussi fragile, sensible, taché par la présence du sang (Aristote, Parva Naturalia, de Insomniis, 2), il déforme, modifie, colore, irise, multiplie. De nombreuses matières recèlent une puissance spéculaire variable : bronze, argent, or, pierre, marbre noir (Pline, Hist. Nat., XXXVII, 203) ; la nature présente des miroirs nébuleux, aquatiques, aériens. Le reflet offre tantôt l’imitation, l’analogie du réel, tantôt l’exactitude mathématique de la réplique dans l’expression de l’identité, de l’altérité, de la réversibilité. Le grec, langue riche, dispose de trois termes pour désigner le miroir, permettant ainsi d’indiquer soit la direction du regard ou Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, Huguette Courtès, 2007 2 du rayon ( ), soit la localisation sans mouvement (   ), soit le face à face (  ). Le latin, langue pauvre, n’a qu’un mot, speculum, pour caractériser toute reproduction fidèle et complète allant jusqu’à désigner l’ensemble des connaissances qui concernent un sujet souvent encyclopédique. Il use donc de termes voisins afin d’enrichir le symbolisme : specula (poste d’observation), specular (fenêtre vitrée), speculari, speculatio, et même species. Ainsi naît un jeu verbal au pouvoir accru. Au milieu du XIIIème siècle, Saint Thomas déploie le champ sémique qui va de speculum à speculatio. Il évoque la famille des termes species, specialis, specificitas, non sans relations avec la racine grecque,   . Dans la species, différente de l’imago, le matériel s’inscrit en immatériel et s’imprime dans l’intellect. Species désigne la beauté de l’aspect, speciosus est la belle apparence qui ensuite va se dénaturer en ce qui n’a de beau que l’apparence. Spéculer, c’est produire une réflexion de l’avenir au miroir de l’intellect. Une relation constante est établie depuis l’Antiquité entre la connaissance et l’image spéculaire, mais le thème n’est pas univoque : tantôt est retenue la miraculeuse perfection de l’image, tantôt l’imperfection inhérente à tout relais, qu’elle soit due au défaut de la surface réfléchissante ou à celui de l’observateur. Le miroir peut être enfin excellent et voilé quand il a pour fonction d’atténuer l’éclat excessif d’une vérité insoutenable : les plans liquides permettent d’observer les éclipses, la lune adoucit et renvoie le rayonnement du soleil, la vérité exacte des Écritures ne transparaît qu’à travers le filtre de l’énigme et de l’allégorie qui la proportionne à la faiblesse des hommes. Il y a, d’après Sénèque, une question philosophique fondamentale attachée à l’existence de l’image spéculaire et à sa fonction : à quoi peut servir le doublement du réel dont le sage seul connaît la cause, alors qu’il revient au géomètre d’en définir les conditions optiques ? Une thématique parallèle, inscrite dans la tradition platonicienne, met en question la fiabilité de l’image. Dans ses premières réflexions philosophiques, Augustin s’intéresse surtout, dans la ligne des analyses anciennes de la mimesis, à l’aspect trompeur des images, au rapport du réel et de son double. Dès cette époque, il forme l’idée d’un speculum mentis qui garde la passivité du miroir et son pouvoir de déformer l’image. C’est également par analogie avec le champ étendu de certains petits miroirs qu’il explique l’ampleur de la représentation (Soliloques, II, Quant. An., V). Mais lorsque, dans le De Trinitate, il s’interroge sur la possibilité de voir Dieu, il découvre aussi le pouvoir révélateur de l’image spéculaire avec ses différents degrés de perfection, suggérés du reste par les deux passages si constamment commentés des Épîtres aux Corinthiens : « Aujourd’hui nous voyons à travers un miroir et en énigme, alors nous verrons face à face » (I-13, 12), « Quant à nous, le visage découvert, Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, Huguette Courtès, 2007 3 reflétant comme en un miroir la gloire de Dieu, nous sommes transformés en la même image, de gloire en gloire, comme par l’Esprit du Seigneur » (II-3, 18). Ce miroir reste encore ici-bas dissemblance, énigme, « pauvre ressemblance », mais s’il découvre sa véritable fonction, il conduit de plus en plus près de la divinité. Dès que l’âme découvre qu’elle est image, elle ne se connaît pas seulement elle-même, mais elle pressent ce qu’est Dieu. Ceux qui voient l’aspect trinitaire de l’âme sans la rapporter à Dieu voient un miroir (speculum). L’esprit doit chercher Dieu à travers le miroir (per speculum), à travers l’image imparfaite et provisoire qui guide vers la contemplation. Dans l’âme qui se connaît comme miroir s’esquisse un mouvement de transformation et de perfectionnement, qui obtient le passage de l’image à la ressemblance, et de la saisie du reflet à la vision face à face. L’image n’est plus alors le faux- semblant ou le double trompeur, mais la véritable similitude qui a son principe dans l’acte créateur (De Trin., XIV, XV). C’est en prenant son origine dans un passage du Ier Alcibiade de Platon, et en renouvelant sans cesse le commentaire des épîtres de Paul, que se développe la longue tradition du platonisme chrétien qui conduit jusqu’à l’âge baroque et abrite une série de variations sur le thème du miroir. Dans le Ier Alcibiade (132c-133d), Socrate réclame une compréhension plus exacte du précepte delphique : « connais-toi toi-même ». S’il s’adressait aux yeux comme à des hommes, il les inviterait à se regarder dans un miroir. Mais l’œil de celui qui nous fait face est en même temps miroir et regard vivant. L’âme d’autrui nous renvoie notre image quand nous regardons le lieu privilégié où réside sa vertu , sa partie divine, la sagesse : « celui qui la regarde, qui sait y découvrir tout ce qu’il y a en elle de divin, celui-là a le plus de chances de se connaître lui-même ». Ce passage est suivi de quelques lignes qui ne sont reproduites que dans la Préparation évangélique d’Eusèbe, et qui expriment un probable apport néoplatonicien, en suggérant la présence intérieure à l’âme du miroir parfait qu’est le Dieu (Praep. Evang., XI, 27, 5). Très souvent repris et commenté, ce texte oriente l’interprète, soit vers la réforme morale, soit vers la recherche ontologique. L’anagogie réunit les deux lectures. Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, Huguette Courtès, 2007 4 Réforme morale Après le pseudo-Aristote, auteur de la Grande Morale (II, 15), Sénèque, Apulée, Diogène Laërce, rappellent le rôle que Socrate attribuait au miroir dans la réforme intérieure. Sénèque oppose au miroir explorateur du vice d’Hostius Quadra (Nat. Quaest., I, 16) celui qui permet de former l’image de la vertu : beauté, courage, valeur, résignation. Il dispense de sages conseils (I, 17) : « Beau, il évitera ce qui le dégraderait ; laid, il sait qu’il faut compenser les défauts de son corps par les qualités morales ; jeune, l’épanouissement de l’âge l’avertit que c’est pour lui le moment d’apprendre et d’oser de vaillantes actions ; vieillard, il renoncera à ce qui déshonore ses cheveux blancs et tournera quelquefois sa pensée vers la mort. « Naguère sur le rivage, je me suis vu comme les vents se taisaient et que la mer était immobile » (Virgile, Buc. 2, 25). Ovide fait évoquer par Pythagore la détresse d’Hélène vieillie devant son reflet (Metam., XV, 232). Le progrès moral réclame à chaque étape le miroir, soit réel, soit symbolique, que l’on voie la laideur du visage déformé par la passion, que l’on saisisse la fugacité de la beauté sensible, que l’on découvre le défaut caché de l’esprit. Dans la prison, école de sagesse selon Philon, les détenus se disent : « Existait-il quelque part un tel Bien qui, au début, nous a ainsi échappé ? Depuis qu’il brille à nos yeux, voici que nous apercevons notre dérèglement comme dans un miroir, et nous rougissons de nous-mêmes » (De Josepho, 87). La même expérience, transposée par la médiation de l’objet symbolique qui invite à effacer les souillures, inspire le commentaire allégorique du passage de l’Exode qui décrit la fabrication du bassin de bronze. L’Artisan a fondu pour le façonner les miroirs que les femmes chastes, pures, irréprochables, ont offerts en prémices de la beauté de leur âme : uploads/Litterature/ miroir-et-tradition-platonicienne.pdf

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