Occultation de la personne et révélations, dans la pratique épistolaire : une l

Occultation de la personne et révélations, dans la pratique épistolaire : une lecture des enjeux de la « Lettre d’Arsenio » dans la Diana de Jorge de Montemayor1 Florence DUMORA Université de Reims Champagne Ardenne CIRLEP CRES LECEMO, Paris III Parmi la correspondance que s’échangent les différents personnages de la Diana2, les lettres d’amour destinées à Belisa présentent un caractère spécifique en ce que leur signataire n’est pas leur auteur3. Le premier, Arsenio est le commanditaire et père du second, Arsileo, l’auteur réel occulté. Ce partage de l’instance du locuteur est le signe épistolaire d’une rivalité sentimentale qui, reléguant la structure triangulaire de l’amour ovidien4, fait apparaître un conflit appartenant au cycle oedipien dont la résolution est ingénieusement inscrite dans le processus narratif et poétique. En effet, la Diana, comme récit fictionnel contenant des textes composés par ses personnages, met en oeuvre diverses fonctions de l’écriture (souvent dans sa relation avec la parole) : la séduction verbale intercédée5, le triomphe de l’esprit et de l’esthétique dans une relation amoureuse de type néo-platonicien et, par la découverte de l’objet aimé, la quête (et l’affirmation) de soi tant pour le jeune Arsileo que pour la jeune fille, Belisa. L’attention portée à un ensemble d’éléments objectivement présents dans le texte, met en évidence une trame sous-jacente, d’une logique parfaite, productrice d’un sens dont l’auteur, en utilisant ce qu’un lecteur contemporain peut rattacher sans difficulté au mythe d’OEdipe, n’est peut-être pas conscient6. La force avec laquelle s’impose cette signifiance vient de ce que les mythes sont des histoires vraies, comme l’enseigne Mircea Eliade, et qu’ils rendent compte de structures anthropologiques intemporelles qui s’expriment, par exemple, dans des conflits familiaux. Autrement dit, l’écriture et l’amour ont en commun de révéler l’identité lors d’une démarche qui débouche sur la reconnaissance de l’être comme sujet contre une instance qui l’occulte et le limite, en le masquant, à la fonction d’objet. C’est pourquoi afin d’exposer notre lecture de cet épisode, en tant qu’elle décrypte un affrontement affectif lié à un schéma psychique fonctionnel du développement amoureux, nous avons utilisé certains travaux scientifiques modernes sans jamais oublier, toutefois, que nous avons affaire à une élaboration littéraire. Les aspects qui viennent d’être évoqués seront développés suivant trois orientations : les procédés d’occultation employés par Arsenio, le père, pour emporter le triomphe amoureux ; l’errance et la quête de soi dans l’expérience littéraire et sentimentale du fils Arsileo et, enfin, la poésie comme signe identitaire. On apprend de Belisa, éplorée dans la cabane de l’île où elle fait le récit rétrospectif de ses malheurs, qu’Arsenio était veuf depuis une quinzaine d’année quand il a commencé à la courtiser7. Jusque là, sa solitude conjugale avait été compensée affectivement par l’éducation de son fils, Arsileo, lequel faisait revivre en lui l’image de la femme aimée, Florinda : « consolábase con un hijo que le quedaba, llamado Arsileo, cuya hermosura fue tanta que competía con la de Florinda su madre8 ». Que le père voie en son fils le visage de son épouse contribue à féminiser l’enfant et à prédisposer son père à une relation affective écartant toute hostilité9. Lorsque Arsileo atteint l’adolescence, son âge raisonnable, suivant un précepte humaniste bien connu, justifie que son père l’envoie étudier à l’université de Salamanque10: Pues viendo su hijo en edad convenible para ponelle en algún ejercico virtuoso, teniendo entendido que la ociosidad en los mozos es maestra de vicios y enemiga de virtud, determinó de envialle a la academia salmantina11 ». On comprend que cet éloignement du fils à l’âge adolescent, précisément quand il cesse de ressembler à sa mère, est un préalable à l’amour que son père Arsenio va soudainement éprouver à la vue de Belisa. Le sentiment de solitude amoureuse nouvellement restauré opère comme déclencheur d’un souvenir qui rend évidente la ressemblance, jusque là éludée, entre Belisa –qui pourtant appartient au voisinage familier d’Arsenio– et la défunte épouse de ce dernier. La fraîche beauté de la jeune fille de quinze ans12 ressuscite Florinda dans l’esprit d’Arsenio ou, plus justement, est une image substitutive de feu son épouse. Les quatre ans passés à Salamanque sont, pour Arsileo, une période d’épanouissement intellectuel et esthétique13 mais, pour l’homme d’âge mûr, un temps prolongé d’espérances plus ou moins déçues : « esta vista [de Belisa] causó en él [Arsenio] tan grande amor como de allí adelante se pareció14». En effet Belisa n’a été que partiellement gagnée par les faveurs d’un homme en qui elle apprécie l’ami (dont l’attention, peut-on suggérer, nourrit son narcissisme), et qui, d’ailleurs, fait figure de substitut paternel, dans la mesure où il n’est jamais fait mention des parents de la jeune fille. Le retour du fils, un jeune homme de vingt ans à l’esprit raffiné –son père l’a envoyé à Salamanque « con intención que se ejercitase en aprender lo que a los hombres sube a mayor grado que de hombres15 »– émeut vivement le père et force son admiration. Mais, sans pousser trop loin l’interprétation, la suite des événements nous incite à penser que la présence d’un fils si brillant a pu être ressentie par le père, ne serait-ce qu’« inconsciemment », comme une source de danger pour la mise en oeuvre d’une relation à laquelle il ne renonce pas. Il est dès lors psychologiquement cohérent et compréhensible que le père agisse pour minimiser son fils en le manoeuvrant, en lui imposant, même, ici, indirectement, d’exécuter sa volonté16. Mais on montrera, suivant les termes du psychanalyste David Mann, que l’aspect négatif du père envers son fils, mis en oeuvre dans la rivalité, est bénéfique pour le développement de ce dernier. Dans ce sens, leur passage par la mort (même fictive), que nous étudierons plus loin, présente une pertinence symbolique d’une grande puissance dans le parcours d’Arsileo. C’est donc moins au mythe oedipien que le texte de Montemayor fait appel, qu’à l’inversion de ce mythe (à savoir la destruction symbolique du fils par le père) qui appartient au cycle oedipien, et par lequel est représenté le sentiment de rivalité à l’origine de l’hostilité du père (Laïos) à l’égard du fils (OEdipe)17. Voyant son fils doté du génie de la poésie et de la musique, Arsenio met en place une stratégie qui lui permettra de séduire Belisa tout en neutralisant Arsileo : en exploitant pour lui-même les facultés littéraires de son fils, il le prive (momentanément) de sa propre expression. Il ne compte pas sur une relation de confiance filiale mais sur la ruse, pour mener à bien ce plan qui implique le secret et l’intervention d’un tiers discret. Á un autre niveau, on peut interpréter cette précaution comme une réaction de honte vis-à-vis du fils et un sentiment de culpabilité face à un amour à la limite de la légitimité18. Ainsi le père a-t-il recours à Argasto pour obtenir de son fils l’élaboration d’une lettre messagère de sa flamme, dont le style poétique devrait charmer à coup sûr Belisa. Le fils, qui croit rendre service à un homme étranger à sa famille, renonce avec abnégation à la « paternité » de son écrit afin de céder à un autre le bénéfice de son esprit. Cet effacement, pour ainsi dire aveugle, peut se comprendre comme une libéralité qui est le fruit de l’éducation reçue19. Car dans cette situation on ne peut alléguer la gratitude envers le père. Dans le cas d’Arsileo, comme dans celui d’OEdipe, l’expression, produit de l’esprit (ingenio) et de la manière (arte) résout, dénoue, ouvre une issue en livrant un message pertinent, juste ; la langue, et a fortiori la poésie, par quoi l’humain se réalise et atteint à la perfection, est une clef20. Le père, dans cette situation, semble investi d’une toute puissance : éducateur responsable, réputé auteur, séducteur spirituel et délicat. Mais l’édifice est bâti avec les matériaux de sa propre ruine, à savoir l’usurpation du génie et la nécessaire complicité d’un tiers. Arsenio s’approprie abusivement l’exercice d’un art qui peut être perçu comme juste paiement en retour de ses efforts paternels. Mais au prix de laisser Argasto, qui s’appelle aussi Ergasto, supplanter Arsileo dans le rapport de confiance susceptible d’exister entre père et fils –« tomó por remedio descubrirse a un grande amigo suyo21». Argasto devient même un double d’Arsenio dans la mesure où ce dernier lui demande d’adopter sa propre histoire : « rogándole como cosa que para sí había menester, pidiese a su hijo una carta hecha de su mano22». Dans ce jeu de masques, la trilogie Arsenio-Arsileo-Argasto, étroitement liée au processus de transfert du message23, est signalée par la paronymie. La syllabe initiale « ar-» en est le sème commun –perceptible comme préfixe– par delà les racines latine (ars) et grecque (erg), laquelle fait l’objet d’une ouverture opportune de er- en ar-. Ce sème se décline en trois variantes. Dans une lecture où le sens des noms est directement lié à la fonction des personnages qui les portent, l’étymon latin ars est véritablement présent dans le seul nom Arsileo, où il est appuyé par « leo », autre activité intellectuelle, pour évoquer « arte »24 dans uploads/Litterature/ occultation-de-la-personne-et-revelations.pdf

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