L'ŒDIPE DE VOLTAIRE: UN ECHEC INEXPLICABLE? Pour présenter la premlere tragédie

L'ŒDIPE DE VOLTAIRE: UN ECHEC INEXPLICABLE? Pour présenter la premlere tragédie de Voltaire 1, je partirais volontiers de la question suivante, en empruntant à l'auteur de Candide une de ses expressions favorites: quelle est la raison suffisante d'Œdipe? Qu'est-ce qui a pu pousser François Marie Arouet dans la vingtaine, qui ne s'est guère encore essayé que dans les petits genres de la poésie mondaine, légère ou satirique, à faire choix d'un pareil sujet pour se risquer dans ce grand genre qu'est le théâtre? La question mérite d'autant plus d'être posée que Voltaire lui-même s'est efforcé d'y répondre dès 1719 dans des dissertations publiées à la suite du texte de sa pièce sous le titre de Lettres écrites par l'auteur qui contiennent la critique de l'Œdipe de Sophocle, de celui de Corneille et du sien. Le premier motif plausible auquel un tel titre puisse faire penser serait donc l'ambition de se mesurer à deux illustres prédécesseurs sur un sujet dont il dira un jour:« C'est sans contredit le chef d'oeuvre de l'antiquité »2. Le jeune Voltaire peut avoir cédé aussi à un goût du lugubre et de l'horreur mis à la mode par Crébillon, alors maître de la scène tragique française: dans Atrée et Thyeste (1707), Thyeste sur la scène découvre que la coupe qu'il porte à ses lèvres est remplie du sang de son fils qu'Atrée vient d'assassiner; dans Rhadamiste et Zénobie (1711), Rhadamiste tue le pére de son épouse Zénobie avant de la poignarder elle-même et de jeter son cadavre dans le fleuve Araxe. Dans le Cyrus de Danchet (1706), un père mange au cours d'un festin la chair de son fils Mais la palme de l'inceste revient certainement à la Pélopée de l'abbé Pellegrin (1710), dont l'héroïne, qui a eu quinze ans plus tôt un enfant de son père, tombe amoureuse d'un jeune homme qui n'est autre, on le devine, que ce fils même. Rivalité avec Sophocle et Corneille, conformité à une mode sont sans doute à prendre en compte, mais ne sauraient constituer la raison suffisante de la première œuvre importante d'un des plus grands écrivains du XVIIIe siècle: comme le remarquait jadis R. Pomeau, si « tout artiste commence par imiter », si 1 Ou du moins ce qui passe pour tel, car on a retrouvé les fragments d'un Amulius et Numitor versifié par le collégien de Louis-le-Grand vers l'âge de quatorze ans. 2 Commentaires sur Corneille, 1761, Voltaire 55, p. 819. (<< Voltaire» suivi d'un chiffre arabe désigne le volume de l'édition des Œuvres complètes de Voltaire actuellement en cours de publication par la Voltaire Foundation de l'Université d'Oxford.). 53 «l'œuvre de jeunesse témoigne de la leçon apprise ", il reste que « l'écrivain qui a quelque chose à dire commence à le dire dès le début. Le vrai Voltaire déjà est dans Œdipe ,,3 Le public contemporain l'a bien senti qui a assuré à cette pièce d'un débutant un véritable triomphe. Il faut savoir qu'à cette époque une pièce nouvelle qui réussissait obtenait de quinze à vingt représentations; or Œdipe en a obtenu trente trois pour la seule saison 1718-1719 et est resté au répertoire dont il a pratiquement éliminé la pièce de Corneille. Pour trouver enfin la raison suffisante d'Œdipe, demandons-nous donc ce qu'avait à dire de si impor- tant dans sa première tragédie celui qui à cette occasion a abandonné le nom patronymique, pour adopter désormais le pseudonyme de Voltaire. A cette question fondamentale, la critique des quarante dernières années a apporté non pas une, mais plusieurs réponses dont je voudrais montrer, en les évoquant successivement, qu'elles ne s'excluent pas, attestant ainsi la richesse de signification d'une œuvre qui demeure sans doute une des plus valables du théâtre voltairien4. En ont été proposées, nous le verrons, plusieurs lectures: politiques et religieuses essentiellement, mais aussi - et l'auteur de ces lignes croit être le premier à s'être aventuré dans cette voie5 - analytique, pour essayer de découvrir la raison de cette énorme malfaçon qu'est l'absence totale d'unité dans une tragédie que Voltaire n'a pas brochée en quelques semaines, comme cela lui est arrivé par la suite (il prétendra avoir écrit Zaïre en 22 jours), mais qu'il a travaillée durant cinq ans; malfaçon dont il a été le premier à convenir en toute lucidité, sans avoir toutefois jamais tenté d'y remédier, ni même être parvenu à se l'expliquer vérita- blement. D'où la question formulée dans le titre de cet exposé: s'agit-il d'un échec inexplicable? Mais avant que d'évoquer ces lectures possibles de la première tragédie de Voltaire, il faut procurer aux lecteurs qui n'en auraient plus qu'un souvenir incertain (ou qui même ne l'auraient jamais lue, car le théâtre de Voltaire n'est plus guère fréquenté de nos jours que par quelques rares spécialistes) une connaissance minimale leur permettant d'entendre les pages qui suivent. C'est à leur intention que figure en appendice un résumé très détaillé de la pièce dont la lecture les convaincra de la dichotomie flagrante qui vient d'être relevée et leur permettra aussi de mesurer, pour voir de quoi elle est significative, la distance qui sépare Voltaire de Sophocle. 3 La Religion de Voltaire, Paris, 1956, p. 83. 4 D'Œdipe (1719) à Irène et Agathocle (1778), Voltaire a composé quelque 28 tragédies (14 avant 1750 et 14 après), dont les plus connues restent probablement Zaïre (1732), Alzire (1736), Mahomet (1741), Mérope (1743), Sémiramis (1748), L'Orphelin de la Chine (1755), Tancrède (1760) et Les Guèbres (1769). 5 Voir J.M. Moureaux:, L'Oedipe de Voltaire. Introduction à une psycholecture, Paris, Minard, 1973 (Archives des Lettres modernes, n° 146). 54 Relevons d'abord ces différences entre la pièce de Voltaire et son modèle sophocléen: la plus frappante est sans doute l'invention du personnage de Philoctète, qu'on peut dire presque entièrement sorti de l'imagination de Voltaire, même si la légende et la pièce de Sophocle avaient déjà popularisé la figure et les malheurs de ce héros ami d'Alcide, dont il eut l'honneur de porter les flèches. Il représente en tout cas beaucoup plus qu'un simple substitut du Créon de l'Œdipe roi, comme l'a cru imprudemment le jésuite Arthuis suggérant au jeune Voltaire de supprimer son Philoctète pour réintroduire le Créon du modèle grec6: suggestion repoussée avec un courtois dédain 7 par un dramaturge qui tenait beaucoup à son Philoctète, sans qu'il en sût trop lui-même la raison; raison cependant qu'il importerait d'autant plus de découvrir que celui dont l'aventure occupe trois actes sur cinq, loin d'être, comme on l'a prétendu, un personnage «épisodique », se révèle un personnage essentiel, au moins aussi important que celui d'Œdipe, et dont la signification découverte conduit à mon sens à appréhender, au niveau « abyssal» qui est le sien, l'unité finalement très réelle de cette tragédie. Si d'autre part dans ses deux derniers actes le déroulement des événements reste pour l'essentiel conforme aux données du vieux mythe grec et de l'Œdipe Roi, il convient pourtant de relever cinq différences que je crois hautement significatives : 1) Chez Sophocle le fantôme menaçant du père assassiné n'apparaît pas. C'est Créon qui est allé recueillir l'oracle d'Apollon à Pytho (v.69- 98); c'est encore lui qui l'interroge à la fin pour connaître ce qu'il faut faire d'Œdipe aveugle et déchu (v. 1438-1439). Chez Voltaire en revanche la tragédie s'oUvre et se clôt par l'évocation du fantôme de Laïus, au début « terrible et respirant la haine et le courroux » (l, 3), à la fin apaisé par « le sang d'Œdipe » (V, 6) 2) Une fois'convaincu de son double crime, l'Oedipe sophocléen se soumet, se châtie et vient devant nous longuement lamenter son déplorable sort en présence du chœur saisi de pitié et d'effroi. L'Œdipe voltairien est d'abord convaincu d'avoir tué Laïus, mais ignore encore que c'était son père et que Jocaste est sa mère. Il se prépare alors à l'exil, mais la tête haute, en roi qui abdique volontairement (il recom- mande même au peuple de lui choisir Philoctète comme successeur; V, 1) et non en malheureux déchu du trône. C'est cette déchéance qui va marquer à l'acte V le véritable écrasement d'Œdipe, lorsqu'il aura découvert toute la vérité. 3) Les supplices d'Œdipe et Jocaste ont été traités par Voltaire à l'inverse de ce qu'avait imaginé Sophocle. Dans l'Œdipe Roi, Jocaste se tue derrière le théâtre et avant qu'Œdipe ne se soit aveuglé. Celui-ci en 6 Dans la Lettre critique sur la nouvelle tragédie d'Œdipe (1719) qu'on lui attribue. 7 Dans la septième des Lettres sur Œdipe. 55 revanche, les prunelles vides et le visage sanglant, revient sur scène exciter longuement notre pitié. Mais chez Voltaire, Œdipe mutilé ne paraît plus et cette mutilation même est à la dernière scène brièvement dépêchée en deux vers par le grand-prêtre. Il s'agit visiblement d'estomper l'horreur du supplice, presque d'escamoter le supplice lui- même, car, même au plus profond de sa misère, cet Œdipe innocent, vertueux et révolté doit nous laisser une impression de grandeur. En revanche le suicide de Jocaste est mis sous nos yeux et ne s'accomplit qu'après qu'Œdipe s'est mutilé: c'est la réponse sanglante uploads/Litterature/ oedipe-de-voltaire.pdf

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