Orphée au pays des kamis. Pour une lecture mythocritique de l’œuvre de Hayao Mi
Orphée au pays des kamis. Pour une lecture mythocritique de l’œuvre de Hayao Miyazaki Charles Lizin Louvain-la-Neuve, le 3 avril 2022 [Extrait des Folia Electronica Classica, t. 44, juillet-décembre 2022] 2 CHARLES LIZIN [Extrait des Folia Electronica Classica, t. 44, juillet-décembre 2022] Orphée au pays des kamis. Pour une lecture mythocritique de l’œuvre de Hayao Miyazaki Charles Lizin (UCLouvain) Master en langues et lettres françaises et romanes, orientation générale Finalité approfondie <charles.lizin@student.uclouvain.be> I. Introduction La première mention écrite du nom d’Orphée apparaît dans les textes d’Ibycos et de Simo- nide, poètes grecs du VIe siècle av. J.-C. S’il a pu exister des écritures du mythe d’Orphée anté- rieures à cette période, aucune trace n’en a été conservée. C’est pourquoi ce siècle apparaît aujourd’hui comme le terminus post quem à partir duquel ce mythe est progressivement passé dans la tradition écrite – sans pour autant cesser d’habiter la tradition orale, loin s’en faut. De- puis lors, le mythe d’Orphée a été réécrit à de nombreuses reprises au cours de l’Antiquité : d’abord par des auteurs grecs comme Pindare, Eschyle, Euripide, Aristophane, Isocrate, Platon, Apollonios de Rhodes, et, plus tard, par des auteurs latins comme Properce, Virgile, Horace, Ovide, Sénèque Quintilien, Stace ou encore Martial1. Chacun de ces auteurs, dont la liste est loin d’être exhaustive, a donné une version différente du mythe d’Orphée. Ces nombreuses réécritures présentent des variantes, si bien « qu’il faut renoncer à l’espoir vain de pouvoir (re)construire un jour une version complète et définitive du mythe qui en délivrerait le sens ultime » (BÉAGUE et al. : 13). Ce constat est d’autant plus justifié que le mythe s’est aussi transmis à travers ce que certains ethnologues ont appelé des « orali- tures »2, dont les leçons diffèrent également. Néanmoins, il est possible d’établir une structure 1 Pour une étude plus approfondie des sources antiques du mythe d’Orphée : BÉAGUE, Annick, BOULOGNE, Jacques, DEREMETZ, Alain, & TOULZE, Françoise. (1998). Les visages d’Orphée. Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion (« Savoirs Mieux »). 2 Ce néologisme inventé par Paul Zumthor au XXe siècle est un mot valise composé des mots « oral » et « littérature ». Au départ, ce terme désigne la culture transmise par l’oralité : contes, mythes, chansons, proverbes, adages, etc. Il a ensuite été adopté par les écrivains et les artistes africains pour revendiquer ORPHÉE AU PAYS DES KAMIS 3 [Extrait des Folia Electronica Classica, t. 44, juillet-décembre 2022] sémio-narrative approximative commune à la plupart des versions du mythe. En effet, le mythe, que Claude Lévi-Strauss assimilait à un « être linguistique » (232), se compose de différentes unités constitutives, que ce dernier a appelé mythèmes3 et que Gilbert Durand définit comme « la plus petite unité de discours mythiquement significative » (1979 : 310). Dans le Dictionnaire des mythes littéraires (1988), Pierre Brunel résume le mythe d’Orphée en trois épisodes qu’il intitule respectivement « Orphée et les Argonautes », « Orphée et Eury- dice » et « Orphée et les Bacchantes ». Le second pouvant être divisé en deux mouvements, ces trois coordinations jonctionnelles dénotent les quatre mythèmes constitutifs du mythe d’Or- phée : le voyage d’Orphée sur l’Argo (Orphée accompagne Jason et plusieurs héros grecs à la conquête de la Toison d’or), la descente aux Enfers ou la catabase (Orphée descend aux Enfers, alors qu’il n’est pas mort, accompagné de sa lyre pour retrouver Eurydice), la remontée des Enfers ou l’anabase (Orphée se retourne pour regarder Eurydice en remontant des Enfers, mal- gré l’interdiction des divinités infernales), et le démembrement ou le sparagmos (Orphée est démembré par les Bacchantes pour punir son dédain, mais sa tête, seule, continue de chanter). Au cours des siècles, ces mythèmes primordiaux ont été repris et actualisés dans de nom- breuses créations littéraires et artistiques. Ainsi, le mythe d’Orphée « tient du mythe littérarisé en ce qu’il est informé par le mythe, mais il tient également du mythe littéraire en ce qu’il con- ditionne, en tant que texte littéraire, les reprises à venir » (Siganos 33). Cette distinction entre les sources littéraires archaïques inspirées du mythe et les différentes reprises modernes qui en dépendent apparaît aussi nettement dans celle qu’opère Pierre Brunel en reconnaissant un Or- phée archaïque et un Orphée moderne. Pierre Brunel fait remonter la naissance de cet « Orphée moderne », titre qu’il a choisi de donner à son article paru dans la revue Σύγκριση, au XIXe siècle, rappelant l’importance de cette figure mythique dans les œuvres de Delacroix, Liszt, Hugo, Gus- tave Moreau, Mallarmé ou encore Apollinaire. Dans son Dictionnaire des mythes littéraires, il rappelait déjà dans l’introduction de son article sur Orphée la fortune de ce mythe dans les arts et citait, afin d’étayer son propos, Ingres pour la peinture, Offenbach pour la musique, Tennes- see Williams pour la poésie, ou encore Victor Segalen pour le théâtre. Les chants d’Orphée ne cessent de résonner non seulement à travers les arts et le temps, mais encore à travers le monde. Pierre Brunel ne manque pas de souligner que le mythe d’Or- phée, à l’origine, est grec (2000 : 10). Toutefois, après s’être occidentalisé en voyageant jusqu’en Europe, il s’est orientalisé à l’extrême en se rendant au Japon. C’est du moins ce que laisse en- leurs productions littéraires non écrites mais créées pour être racontées, partagées puis transmises à nouveau avec le goût de la parole. Le terme « oraliture » est à comprendre ici dans sa première acception. 3 Dans « Les structures du mythe », Claude Lévi-Strauss explique que « 1° comme tout être linguistique, le mythe est formé d'unités constitutives » (232) et que « 2° ces unités constitutives impliquent la pré- sence de celles qui interviennent normalement dans la structure de la langue, à savoir les phonèmes, les morphèmes et les sémantèmes. Mais elles sont, par rapport à ces derniers, comme ils sont eux-mêmes par rapport aux morphèmes, et qu'ont ceux-ci par rapport aux phonèmes. Chaque forme diffère de celle qui précède par un plus haut degré de complexité. Pour cette raison, nous appellerons les éléments qui relèvent en propre du mythe (et qui sont les plus complexes de tous) grosses unités constitutives » (232- 233). 4 CHARLES LIZIN [Extrait des Folia Electronica Classica, t. 44, juillet-décembre 2022] tendre Vincent-Paul Toccoli dans son essai Orphée au Pays du Soleil Levant (2008). En préam- bule, il explique vouloir identifier les mythes grecs et japonais qui apparaissent de manière cryp- tée dans certaines réécritures audiovisuelles contemporaines, en particulier dans les films d’ani- mations de Hayao Miyazaki (11). Né en 1941 à Tokyo, Hayao Miyazaki est à la fois dessinateur, mangaka, producteur, scéna- riste et réalisateur de pas moins de onze courts métrages et de douze films d’animation (ou animés). Il est également connu pour avoir été le cofondateur du célèbre Studio Ghibli avec Isao Takahata en 1985. En Occident, ses films d’animation ont reçu une audience importante depuis la sortie internationale de Princesse Mononoké en 1999. S’il est souvent comparé à Walt Disney par les Européens, ils n’ont en commun que le succès de leur entreprise. Le manichéisme des films d’animation Disney est absent des réalisations de Hayao Miyazaki, dont les qualités des antagonistes les rendent moralement ambigus et vis-à-vis desquels les spectateurs peuvent faire preuve de compréhension. Quant aux protagonistes, il s’agit souvent de jeunes filles ou de femmes fortes et indépendantes qui apprennent à devenir des adultes à travers les épreuves de la vie. À travers son œuvre, il explore des thèmes essentiellement liés aux crises provoquées au cours des XXe et XXIe siècles : la relation de l’humanité avec la nature, l’écologie, la technologie ou encore la difficulté de rester pacifiste dans un monde en proie aux guerres. Vincent-Paul Toccoli souligne en outre la grande curiosité de Hayao Miyazaki pour la culture occidentale : « Hayao Miyazaki, le shintoïste, a tout lu ! Il connaît bien l’Odyssée d’Ulysse et le mythe d’Orphée. S’ils ne sont mentionnés explicitement à aucun moment dans ses films […], il (m’)apparaît cependant qu’ils sous-tendent toute l’expérience créatrice du réalisateur nippon. On y retrouve en effet tous les traits essentiels des mythes. Ce constat n’a rien d’étonnant, dans la mesure où Ulysse et Orphée ont toujours été, d’une certaine façon, des figures paradigmatiques incontour- nables du discours sur la création artistique. En Occident. Et Hayao Miyazaki aime l’Occident ! » (20). Vincent-Paul Toccoli explique que l’Odyssée d’Ulysse ainsi que le mythe d’Orphée sont sus- ceptibles d’avoir influencé l’œuvre de Hayao Miyazaki. Pourtant, il s’applique moins à identifier rigoureusement les redondances qui permettraient de lire le mythe d’Orphée dans les anima- tions de Hayao Miyazaki qu’à filer une métaphore, élaborée autour de ce mythe, de manière à le présenter comme un nouvel Orphée. Il effectue notamment un rapprochement significatif entre les pouvoirs magiques du chantre thrace et ceux du réalisateur nippon : « L’image orphique met ainsi en perspective les dimensions magique et sacrée de la parole qui est véritablement détentrice d’un pouvoir originaire évident sur les êtres et les choses. Nul ne peut y résister. uploads/Litterature/ orphee-au-pays-des-kamis 1 .pdf
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- Publié le Oct 23, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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