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http://www.vox-poetica.org/sflgc/biblio/gely.html POUR UNE MYTHOPOÉTIQUE : QUELQUES PROPOSITIONS SUR LES RAPPORTS ENTRE MYTHE ET FICTION Véronique Gély Université de Paris X-Nanterre « Komparatistik als Arbeit am Mythos » : « Le comparatisme comme travail sur le mythe », tel était le sujet du douzième congrès de la Société Allemande de Littérature Générale et Comparée à Iéna en mai 2002 [1] . Ce titre reprend celui de l’essai philosophique d’Hans Blumenberg (1920-1996), Arbeit am Mythos [2] et prouve son influence grandissante — moins toutefois, pour l’instant du moins, en France [3] qu’en Italie et en Allemagne. Il est l’indice surtout d’une actualité indubitable de la question dans le champ des études littéraires et des sciences humaines, et plus spécialement dans celui d’une littérature générale et comparée attentive précisément aux relations entre littérature, arts, philosophie et sciences humaines. Actualité de la question, pour deux raisons au moins semble-t-il. D’abord, parce que ce début du troisième millénaire manifeste un remarquable déplacement des mots « mythe » et « mythologie » du champ du savoir académique vers celui de ce qu’un Voltaire aurait impitoyablement taxé de superstition, — je cite l’anthropologue québécois John Leavitt : Avec le retrait de la marée structuraliste, et sans doute avec une série de transformations sociales et idéologiques en Occident, on voit aujourd’hui un étrange double mouvement : d’une part, dans les sciences humaines, la notion même de mythe semble relativement peu utilisée ; d’autre part, dans les sociétés occidentales la recherche de nouvelles idéologies en réponse aux idéologies dominantes insatisfaisantes, mène à la création d’innombrables sous-cultures et de quêtes personnelles qui valorisent massivement la notion de mythe. Les livres sur les mythes sont plus nombreux sur les rayons Spiritualité et Nouvel Âge que sur le rayon Anthropologie. [4] Ensuite, parce que l’époque contemporaine vit justement une situation inédite : celle d’une immersion quasi-permanente — à tout le moins d’une immersion possible en permanence — dans la fiction et le virtuel, ce qui donne une singulière importance à la question récemment posée par Jean-Marie Schaeffer [5] , « pourquoi la fiction ? ». La relation entre les deux termes — mythe et fiction — mérite donc l’examen. Je proposerai ici de reprendre le terme « mythopoétique », donné récemment par Pierre Brunel comme un prolongement de « mythocritique », pour envisager la réception et l’invention des mythes. Mythocritique / mythopoétique Le terme « mythocritique » est à l’origine enraciné dans la « psychologie des profondeurs » ; il y a supplanté celui de « mythanalyse » lancé d’abord par Denis Rougemont [6] et repris par Gilbert Durand qui l’avait pourtant préféré dans un premier temps [7] : « à la psychanalyse de Freud répondait la mythanalyse de Denis de Rougemont. À la psychocritique de Charles Mauron répond la mythocritique de Gilbert Durand », expliquait naguère Pierre Brunel [8] . Sous l’égide de Pierre Brunel justement, la « mythocritique » a pris des distances vis-à-vis de cet héritage et s’est imposée dans les études littéraires [9] . Tout récemment, Danièle Chauvin et Philippe Walter ont publié un bilan sous forme de dictionnaire [10] , où se trouve confronté, sous le titre Questions de mythocritique, le double héritage de Pierre Brunel et de Gilbert Durand [11] . Mais, pour son plus récent ouvrage consacré aux mythes, Pierre Brunel a cette fois choisi le titre Mythopoétique des genres [12] , et s’en explique ainsi dans la « proposition » qui ouvre le livre : Cette théorie des genres est placée ici sous l’éclairage du mythe et de la mythocritique, dont ce livre cherche à être une nouvelle illustration. Pas plus que je n’avais forgé le mot « mythocritique », repris de Gilbert Durand, je n’ai créé « mythopoétique » — à peine moins monstrueux que la dithyrambopoétique d’Aristote. Le point de départ m’a été fourni ici par le grand comparatiste canadien Northrop Frye […]. [13] En réalité, avant même Northrop Frye, la référence de Pierre Brunel dans ce livre sur les genres littéraires est la Poétique d’Aristote. Et la grande question que cerne cet essai critique, dans sa conclusion entée sur l’œuvre de Michel Deguy, est celle du « vieux mythe de l’inspiration corrigé par le culte du travail et le point d’honneur humain » [14] . Avant de revenir à la définition qu’on peut en déduire d’une « mythopoétique », il n’est pas inutile de faire un rapide bilan des acceptions actuelles de ce mot, moins nombreuses mais aussi déroutantes dans leur diversité que celles du mot « mythe ». L’association entre le nom « muthos » et le verbe « poïein » (faire) remonte à Platon, dans un très célèbre passage de la République où Socrate utilise le participe composé muthopoïos, « faiseur de mythes » pour désigner les poètes. Ce passage a été souvent cité et commenté, car c’est là que le philosophe chasse de sa cité les poètes menteurs (Hésiode, Homère). Mais on oublie souvent aussi de rappeler que, s’il les chasse, ce n’est pas par mépris pour leurs inventions, les « mythes », mais au contraire parce qu’il attribue à ces inventions un énorme pouvoir, celui de modeler les âmes, de construire les enfants à qui ils sont racontés : Ne sais-tu pas qu’en toutes choses la grande affaire est le commencement, principalement pour tout être jeune et tendre, parce que c’est à ce moment qu’on façonne et qu’on enfonce le mieux l’empreinte (plattetai kai enduetai tupos) dont on veut marquer un individu? […] En ce cas laisserons-nous à la légère les enfants prêter l’oreille à n’importe quelle fable imaginée par le premier venu (tous epitukhontas hupo tôn epitukhontôn muthous plasthentas) et recevoir dans leur esprit des opinions le plus souvent contraires à celles qu’ils doivent avoir, selon nous, quand ils seront grands ? […] Il faut donc commencer par veiller sur les faiseurs de fables (tois muthopoïois), et, s’ils en font de bonnes, les adopter, de mauvaises, les rejeter. Nous engagerons ensuite les nourrices et les mères à conter aux enfants celles que nous aurons adoptées et à leur façonner l’âme avec leurs fables (plattein tas psukhas autôn tois muthois) beaucoup plus soigneusement que le corps avec leurs mains. [15] La plus ancienne combinaison des deux racines grecques apparaît donc dans le contexte d’une réflexion politique, psychologique et morale sur l’éducation des enfants. Le vocabulaire de Platon ici est particulièrement remarquable. Les poètes « fabriquent les mythes » ; les deux racines verbales de poïein (faire) et de plattein (façonner) sont utilisées pour désigner cette invention. En retour les mythes « font », « façonnent » les âmes des enfants, donc les hommes qu’ils deviendront : le même verbe plattein est utilisé pour le dire. C’est dans le monde anglophone que l’association des deux termes grecs est aujourd’hui à la fois la plus répandue, et la plus fréquemment rattachée à un domaine analogue à celui-là. Mythopoetic et mythopoeic, présentés comme équivalents, sont d’usage assez courant dans la langue anglaise contemporaine pour que l’édition de 2001 du Harrap’s unabridged anglais-français en donne une traduction : « qui crée des mythes ». En 1967 a été fondée « The Mythopoeic Society », qui se définit sur son site Internet [16] comme « a non-profit international literary and educational organization for the study, discussion, and enjoyment of fantastic and mythic literature, especially the works of J.R.R. Tolkien, C.S. Lewis, and Charles Williams ». L’Amérique du Nord connaît également un « mouvement mythopoétique », qui regroupe différents groupes d’action ou de thérapie (« self-help movements ») s’inspirant des livres de Joseph Campbell [17] , de Robert Bly [18] ou de Clarissa Pinkola Estes [19] . Il s’agit pour eux de puiser dans le folklore et les mythes des modèles de comportement et de spiritualité. Le point commun de ces groupes est leur recours aux archétypes jungiens et à l’exégèse des contes populaires [20] , pour fonder un renouveau de l’approche des différences sexuelles, des rôles respectifs des femmes et des hommes — des hommes surtout [21] , car « Mythopoetic » renvoie le plus souvent au courant masculiniste qui se réclame du livre de Robert Bly consacré au conte « Jean de fer » des frères Grimm. Le terme anglais reste adjectif, et s’il est fréquemment utilisé dans le contexte de la critique littéraire, on voit qu’il s’est nettement spécialisé dans le champ des « sous-cultures », ou du moins des « quêtes personnelles » mentionnées ci-dessus par John Leavitt. Dans la langue allemande, en revanche, « Mythopoetik » s’est substantivé et appartient plus nettement au vocabulaire de la critique littéraire et anthropologique. Il figure dans le titre de quelques essais récents : Mythopoetik. Das Weltbild des antiken Mythos und die Struktur des nachnaturalistischen Dramas [22] , Im Zeichen des Dionysos : Zur Mythopoetik in der russischen Moderne am Beispiel von Vjaceslav Ivanov [23] , Aspekte zur Mythopoesie und Mythopoetik bei Friedrich von Hardenberg (Novalis) [24] , « Ästhetische Konzepte der "Mythopoetik" um 1800 » [25] . Les langues romanes utilisent moins ce mot. Un recueil d’essais récent rédigé en espagnol, uploads/Litterature/ v-gely-pour-une-mythopoetique.pdf
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- Publié le Nov 06, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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