Ouverture «Si vous changez une à une toutes les pièces de votre voiture, le véh

Ouverture «Si vous changez une à une toutes les pièces de votre voiture, le véhicule dont vous vous servez est-il encore celui que vous avez acheté?», s’inter- roge Pierre Sorlin1. Un médium peut-il persister dans son être à travers ses mutations technologiques? Le cinéma connaît depuis l’arrivée du numé- rique une métamorphose radicale qui modifie ses modalités techniques et sa définition. Nous continuons pourtant à appeler cinéma un dispositif très différent de la forme plus ou moins stable qu’il a rencontrée pendant plus d’un demi-siècle. La disparition du film argentique, la représentation numérique, la dissémination du médium dans l’espace social, son atomi- sation sous des formes domestiques, ont bouleversé nos usages. La théorie du cinéma prend la mesure de ce pas en cherchant à isoler les données élémentaires du médium. Récemment, Raymond Bellour a proposé une définition restreinte du cinéma. La projection vécue d’un film en salle, dans le noir, le temps pres- crit d’une séance plus ou moins collective, est devenue et reste la condition d’une expérience unique de perception et de mémoire, défi- nissant son spectateur et que toute situation autre de vision altère plus ou moins. Et cela seul vaut d’être appelé «cinéma2». Dès lors que l’on échappe à ces conditions objectives – projection, obscurité, communauté, horaire –, il ne s’agit plus, dit-il, du cinéma, indisso - ciable de son dispositif réglé, technologique et social, historiquement fixé. Pourtant, nous assistons à sa migration massive vers de nouveaux lieux de diffusion, respectant parfois un horaire, d’autres fois en boucle, qu’il 11 1. 2. Pierre Sorlin, «L’ombre d’un deuil», Cinergon, nº 15, «Où va le cinéma?», 2003, p. 15. Raymond Bellour, La Querelle des dispositifs, Paris, P.O.L, 2012, p. 14. Buster Keaton, Sherlock, Jr., 1924 au projectionniste du Bolchoï, ou du cinéaste madrilène Adolfo Arrieta ne cessant de revenir sur le montage de ses anciens films pour les réduire de façon fulgurante. La situation contemporaine du cinéma relève moins à cet égard d’une rupture radicale que d’une lente métamorphose actualisant promesses et chimères. Le cinéma persiste sous son avatar numérique à la manière d’une promesse, d’un fantôme ou d’un double. Le cinéma est-il doublé? Un tel énoncé se dédouble lui-même sous la pression de ses significations. La notion de double est ambivalente et trom- peuse, à la fois bénéfique et maléfique, venin et antidote. Le terme se prête à la polysémie, comme le montre la nouvelle, Chiquenaude, de Raymond Roussel, auteur connu pour sa passion des rimes et des homonymes, à pro- pos des «vers de la doublure» qui sont à la fois les répliques du comédien et la flanelle rongée par les papillons4. Double, doublure, dédoublement. Suivons le jeu sémantique des symétries et des renversements. Le numérique double-t-il le cinéma? Au sens d’un dépassement historique, voire d’une accélération, il en propose une relève dialectique en modifiant les pièces du dispositif. En un sens, le cinéma poursuit sa route comme si de rien n’était, à la manière du véhicule imaginé par Pierre Sorlin. Des films sont à l’affiche, des spectateurs assistent aux séances, les films obéissent à des règles dra- maturgiques connues. Pourtant l’ensemble du dispositif est profondément transformé. Désormais dématérialisé, le film projeté correspond à une série de codes numériques. L’interaction entre le film et le spectateur est trans- formée par la démocratisation des pratiques, l’usage domestique des outils, l’extension du cinéma vers le téléphone ou la console de jeux. Le numérique double également le cinéma par une opération de démultiplication, il en accroît les puissances par la variabilité de l’objet, mais aussi par la consti- tution d’une base de données sur le Web, cinémathèque modifiant à la fois nos références et les règles de notre savoir. De fait, le cinéma se transmute sous des formes nouvelles en termes de production, de diffusion et d’inter- action. Accroissement, expansion, élargissement. Mais il le double également par trahison en proposant une copie, un leurre, en l’imitant, en empruntant ses masques et ses oripeaux. Certains spectateurs, d’ailleurs, n’hésitent pas à crier à la trahison5. Pourtant l’ambivalence du double était déjà présente Ouverture 13 s’agisse de l’écran du téléphone mobile ou de l’ordinateur, du mur de la galerie, de l’espace du musée ou de la base de données constituée par Inter - net. Qu’en est-il désormais de ce médium nommé cinéma? Est-il devenu un objet du passé définitivement forclos, objet d’un soin critique, cinéphilique et muséologique, lié à son dispositif technique originel, ou peut-il s’en affranchir sans renier son identité en négociant à travers ses différents avatars les conditions de sa métamorphose? Jusqu’où peut-il se dédoubler et se transformer? La situation contemporaine du cinéma, objet d’un litige, reste difficile à appréhender. Elle confond continuité et rupture, disparition et survivance. Depuis les jouets d’optique aux ordinateurs domestiques en passant par la télévision, le médium se définit essentiellement par l’instabilité de ses usages. Pour Lev Manovich, le cinéma traditionnel partage certains traits caractéristiques des nouveaux médias : le principe de la représentation dis- continue du visible, présent dans la nature discrète des photogrammes; l’accès aléatoire à l’œuvre, que l’on trouve déjà dans les machines optiques antérieures à l’invention du cinématographe qui spatialisent le film comme le fusil photographique de Marey, les phénakistiscopes et autres zootropes; la réunion de plusieurs médias sur un même support, à l’instar du couplage hybride du film et du phonographe dès les premiers travaux d’Edison ou de Marey3. En revanche, la représentation numérique, par manipulation algorithmique, autorise une variabilité nouvelle de l’objet. Il est possible de modifier un film à loisir, d’en produire des versions différentes grâce aux ressources du montage virtuel, sans commune mesure avec la rigidité du montage traditionnel. L’objet est susceptible de connaître une série de moutures distinctes et singulières par montage, compression ou étalonnage. Répondant à l’impératif d’une production à la demande, individuelle, le corps du film est devenu labile au gré des agencements pratiqués par l’usager qui peut errer dans le film (le temps se spatialise sur la ligne du temps), le déformer ou en inverser les parties. Intervenir sur un film en cours de fabrication ne fait d’ailleurs qu’actualiser un vœu ancien des cinéastes. On connaît les anecdotes mythiques d’Orson Welles modifiant le montage d’Othello en cabine de projection au Festival de Cannes en 1952, d’Eisenstein confiant la pellicule du Cuirassé Potemkine collée à la salive Le film et son double 12 3. Lev Manovich, Le Langage des nouveaux médias, trad. Richard Crevier, Dijon, Les presses du réel, 2010, pp. 83-151. 4. 5. Raymond Roussel, Chiquenaude [1900], in Comment j’ai écrit certains de mes livres, Paris, Gallimard, 2010, pp. 39-48. Cf. également La Doublure, Paris, Pauvert, 1985. Guillaume Basquin, Fondu au noir, Paris, Paris Expérimental, 2013. dans l’opération technique du doublage qui intervertit les corps et les voix par un jeu de faux-semblants. Le numérique est devenu la doublure du cinéma. Ou l’inverse. Par-delà les figures de la copie, du reflet ou du sosie, n’oublions pas le corps impalpable qui s’échappe du corps matériel au moment du trépas selon la croyance égyptienne. L’âme et le fluide vital, dit-on, se séparent du corps. Le cinéma s’est-il dédoublé au cours de sa mue? Métempsycose du cinéma. Par sa métamorphose ou son possible dédoublement, il semble hésiter entre la réalité mécanique de ses attributs et son devenir régénératif. Est-il doué d’un psychisme ou d’une subjectivité, pour reprendre les termes de Jean Epstein? «Ici encore, cette machine qui étire ou condense la durée, qui démontre la nature variable du temps, qui prêche la relativité de toutes les mesures, semble pourvue d’une sorte de psychisme6.» Âme du cinéma, selon l’expression d’Edgar Morin7. De manière spectrale, voire mythique, son esprit insiste en filigrane sous le crible d’un nouveau corps. Dissocié de son socle technologique, il semble migrer, essaimer et animer, inspirer d’autres pra- tiques artistiques. Telle est l’hypothèse développée par Pavle Levi dans son essai, Cinema by Other Means, qui envisage un assemblage, une sculpture, un poème phonétique, une performance comme du «cinéma par d’autres moyens», renouvelant le champ des études sur le cinéma élargi (expanded cinema)8. Le cinéma excède son cadre technologique. Il se dématérialise en disséminant ses propres constituants : film, salle, projection, écran, lumière. Soumises à de nouveaux agencements par une série de permutations, les données élémentaires du médium tendent vers une rematérialisation selon le principe d’une «remédiation rétrograde» (retrograde remediation), à savoir le recours ou l’emprunt à des médias plus anciens tels que le théâtre, la performance, la conférence, l’assemblage, le collage ou des épisodes oubliés du cinéma lui-même, prolongeant les enjeux du paracinéma défini par Ken Jacobs : un cinéma affranchi de son dispositif technologique9. Jonathan Walley a souligné la situation critique de certains artistes des années 1970 qui, tout en cherchant à réduire le cinéma à ses constituants Ouverture 15 Buster Keaton, Sherlock, Jr., 1924; Raúl Ruiz, Le Film à venir, 1997 6. 7. 8. 9. Jean Epstein, «L’intelligence d’une machine», in Écrits complets 5, Paris, Independencia Éditions, 2014, pp. 39-40. Edgar Morin, Le Cinéma ou l’Homme imaginaire, Paris, Gonthier, 1965, pp. 73-97. Pavle Levi, Cinema by Other Means, New York, Oxford University Press, uploads/Litterature/ overture.pdf

  • 20
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager