LE JUIF, LA TERRE ET L'ÉCRITURE Autour d'un texte de Derrida Rony Klein In Pres
LE JUIF, LA TERRE ET L'ÉCRITURE Autour d'un texte de Derrida Rony Klein In Press | « Pardès » 2013/2 N° 54 | pages 203 à 230 ISSN 0295-5652 ISBN 9782848352800 DOI 10.3917/parde.054.0203 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-pardes-2013-2-page-203.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour In Press. © In Press. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Par divers biais, que ce soit par la critique littéraire de Barthes, par Blanchot, par Derrida ou par les revues Change ou Tel Quel, on pose que le fait littéraire en tant quel, l’acte d’écriture, ou l’écriture comme système de signes linguistiques, sont des phénomènes irréductibles. L’étude des signifiés, qui était au cœur des études littéraires de Sartre par exemple, doit laisser la place à l’examen des signifiants. En d’autres termes, on voit une translation de la critique des signifiés aux signifiants, qui dévoilent le fonctionnement même du langage. Toutefois, il faut souligner que ce déplacement s’effectue par des biais souvent très divers. Chez Blanchot, par exemple, c’est l’acte littéraire lui-même qui se tient au centre des analyses. Il s’agit de comprendre les enjeux de cet acte, considéré comme porteur d’une « solitude essentielle » et appréhendé à travers les catégories de « l’interminable » et de « l’incessant » où le « je » disparaît afin de devenir un « il » neutre 1. L’écriture de Blanchot, à la croisée de la littérature et de l’essai, se prend elle-même pour objet dans une sorte de miroitement spéculaire. Par contre, ce que Barthes appelle « écriture » dans Le degré zéro de l’écriture est inscrit dans le contexte de l’historicité fondamentale de la littérature moderne, dont la fragmentation depuis 1848 fait écho à la crise de la culture bourgeoise, manifeste au xxe siècle. À partir de la fin des années 1950, Barthes va reprendre son projet théorique et critique à partir de Saussure, et des catégories de signifiant et de signifié que le linguiste suisse a forgées au début du siècle. Les textes réunis dans Essais critiques, publiés en 1964, sont symptomatiques à cet égard : il s’agit d’étudier la littérature comme un « système de signes ». La force d’une œuvre tient désormais à la rigueur de sa systématicité. Le signifiant règne en maître sur la théorie littéraire 2. © In Press | Téléchargé le 18/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 196.238.125.82) © In Press | Téléchargé le 18/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 196.238.125.82) 204 PARDÈS N° 54 Rony Klein Cette nouvelle configuration du rôle, tenu pour prépondérant, d’une certaine littérature, contribue à nous faire comprendre l’économie du signe « juif » dans un discours français bien spécifique des années 1960, un discours qui a fini par devenir très influent. À vrai dire, un discours centré sur le signifiant ne pouvait pas ne pas croiser sur son chemin une tradition qui s’appuie essentiellement sur un texte, à savoir la Torah écrite. Les modalités de cette rencontre doivent être examinées attentivement, tant elles sont faites de malentendus et d’idées reçues portées par une histoire chrétienne. Il n’en reste pas moins que cette rencontre est l’indice d’une nouvelle ouverture vers une certaine figure du Juif après un temps très long où le Juif était refoulé de l’espace politique et intellectuel en France, et où l’immense bloc des textes juifs était purement et simplement ignoré. Il convient donc de prendre extrêmement au sérieux ce mouvement d’ouverture 3. L’AVENTURE DE L’ÉCRITURE Convenons qu’en France, à la fin des années 1950, ceux qui vont introduire le signe juif sur le devant de la scène intellectuelle sont des philosophes, des écrivains et des poètes. Du côté des philosophes, le nom de Levinas s’impose d’emblée, même s’il occupe alors une position encore très marginale en France. Parmi les écrivains, on évoquera les noms d’Elie Wiesel et d’ André Schwarz-Bart, qui publient leurs premiers livres en écho à la catastrophe du judaïsme européen à laquelle ils ont échappé. Mais c’est sans doute à un poète qu’on doit la plus grande résonance du signe juif en ce début des années 1960 en France. Il s’agit d’Edmond Jabès, poète Juif francophone né et Égypte et venu en France dans les années 1950. Jabès publie en 1963 Le livre des Questions, sorte de recueil de poèmes qui se déploie comme un récit mettant face à face des rabbins imaginaires. Ce livre va produire immédiatement des effets sur la scène intellectuelle française. Preuve en est la publication de deux textes de commentaires écrits dans le sillage de la parution du Livre des Questions, et dont les auteurs sont parmi les plus influents de la pensée française de ces années : le premier de Blanchot, et le second de Derrida intitulé « Edmond Jabès et la question du livre » 4. Cet article relativement court, peu remarqué des critiques 5, est pourtant digne d’être étudié à double titre : d’un côté, il révèle un certain type de discours sur les Juifs et le judaïsme dans les années 1960, de l’autre, il permet d’examiner comment la pensée de Derrida se met en place progressivement, à travers le commentaire d’un poète objet d’une admiration sans failles. © In Press | Téléchargé le 18/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 196.238.125.82) © In Press | Téléchargé le 18/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 196.238.125.82) PARDÈS N° 54 205 Le Juif, la terre et l’écriture Il s’agit d’un texte un peu décalé dans la mesure où ici, Derrida n’applique pas la méthode qui deviendra la marque de son approche de lecture, mais, à travers maintes citations qui parsèment sa lecture, il lit un texte en s’enroulant littéralement autour de lui de sorte à ce que le commentaire finisse par ne faire plus qu’un avec le texte commenté. Il s’agit donc d’un texte clé au moins en un double sens : d’une part, il nous donne accès au lieu – ou faudrait-il plutôt dire : au non-lieu – d’où parle Derrida alors, et dévoile les enjeux majeurs d’une pensée en gestation, et d’autre part, il permet de cerner l’économie du signe juif telle qu’elle se met en place en ces débuts des années 1960 à travers l’un de ses moments les plus symptomatiques. En effet, ce texte met à jour les effets d’un certain usage poético-philosophique du judaïsme tel qu’il va se répandre au cours de ces années. Ces effets résonnent si loin qu’ils se font sentir peut-être encore jusqu’à nos jours, soit cinquante ans après la publication de ce texte. Quand on sait que, dans un texte plus ou moins contemporain de celui sur Jabès, Derrida affirme que « la différence entre le Juif et le Grec […] est peut-être l’unité de ce qu’on appelle l’histoire », on conçoit l’ampleur de l’enjeu 6. Le livre des questions met donc en scène des rabbins imaginaires, qui débattent autour de quelques motifs provenant du judaïsme biblique, comme le désert, l’exil, le Jardin, l’écriture et la parole. Derrida suit Jabès très scrupuleusement, soucieux de la lettre du poète. Et pour cause : son commentaire dans son ensemble se veut une réflexion sur la lettre, sur l’écriture et la parole comme modalités bibliques. Ici, nous pouvons voir comment la pensée de Derrida se structure autour du motif de l’écriture, de la question de l’écriture. Or, il est frappant que ce questionnement prenne appui sur la figure du Juif, comme Derrida l’écrit presque au commencement de son texte : « Dans le livre des questions, la voix ne s’altère pas, ni l’intention ne se rompt, mais l’accent s’aggrave. Une puissante et antique racine est exhumée et sur elle une blessure sans âge dénudée (car ce que Jabès nous apprend, c’est que les racines parlent, que les paroles veulent pousser et que le discours poétique est entamé dans une blessure) ; il s’agit d’un certain judaïsme comme naissance et passion de l’écriture. Passion de l’écriture, amour et endurance de la lettre dont on ne saurait dire si le sujet en est le Juif ou la Lettre elle-même. Racine peut-être commune d’un peuple et de l’écriture 7. » Il s’agit ici de ce que Derrida appelle aussi, toujours dans le sillage uploads/Litterature/ parde-054-0203.pdf
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- Publié le Jul 16, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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