Frédéric Rognon Les passions Textes expliqués, sujets analysés, glossaire Philo

Frédéric Rognon Les passions Textes expliqués, sujets analysés, glossaire PhiloSophie, © janvier 2019 Introduction Passion, passionner, passionnant, passionnément : ces termes reviennent fréquemment dans le langage quotidien, mais sait-on, en les employant, de quoi nous parlons ? Qu’est-ce qui est en jeu derrière tel ou tel de ces vocables ? La passion doit-elle nous inquiéter ou nous aider à mieux vivre ? Et d’où vient-elle, comment fonctionne-t-elle, quels sont ses effets ? Ces interrogations, qui hantent la conscience humaine depuis l’Antiquité, sont loin d’avoir obtenu aujourd’hui une réponse unanimement reconnue et définitive. Nous nous contenterons donc de poser quelques jalons. Qu’est-ce que la passion ? L’étymologie peut nous aider à définir le terme de « passion ». Il nous vient du verbe latin « patior », qui signifie « souffrir », « éprouver », « endurer », « supporter », et du substantif « passio », qui désigne la « souffrance » et la « maladie ». La « passion » serait donc, au sens premier, un état de souffrance et de dépendance, d’attente passive. Nous retrouvons cette acception dans notre verbe « pâtir », et dans « la passion de Jésus-Christ », expression qui évoque l’ensemble des épreuves endurées par le Christ jusqu’à son supplice et à sa mort (cf. texte 21). Nous verrons que la « passion » a également été considérée par divers auteurs comme une « maladie de l’âme », nécessitant la recherche de « remèdes ». Mais le concept a évolué ; la psychologie, et plus particulièrement encore la psychanalyse, définit aujourd’hui la passion comme un état affectif qui se manifeste par un attachement exacerbé, exclusif et durable à un objet, au point de dominer la personnalité du sujet et de déterminer son comportement. Précisons chacun des points de la définition : • il s’agit donc d’un « attachement exacerbé » : ce sentiment se singularise par son intensité, sa vivacité particulière ; • il est « exclusif » : il exige du sujet une allégeance unique à un objet (érigé en absolu, voire réifié et fétichisé), et efface de ses préoccupations tout ce qui n’est pas lui ; tout autre désir est relativisé, refoulé vers un statut subalterne ; • il est « durable » : contrairement à d’autres phénomènes psychiques (émotion, tendance, pulsion…), la concentration de l’intérêt et de l’énergie du sujet passionné s’inscrit dans une certaine permanence ; • enfin, il oriente la personnalité et le comportement du sujet : l’irruption de la passion (le « coup de foudre », dans le cas de la passion amoureuse) marque une rupture dans l’équilibre intérieur et la conduite de la personne en question, en particulier dans son emploi du temps et ses activités, si ce n’est dans son état de santé physique ; tout le fonctionnement psychique et psychosomatique du sujet s’en ressent : émotions, sentiments, désirs, et même besoins. Objets et modalités de la passion Les objets susceptibles d’un attachement passionnel sont nombreux. Le plus courant est une personne : elle sera l’objet d’une passion amoureuse (unilatérale ou réciproque, puisqu’une personne est le seul « objet » susceptible de devenir à son tour sujet de passion). Mais on peut également être passionné par le jeu, le sport, la musique et les arts en général : à ces activités ludiques s’ajoute la passion pour le travail, pour une profession particulière. Certaines passions sont plutôt jugées négativement : elles visent l’argent (et les jeux d’argent), le pouvoir, l’alcool, la drogue… D’autres se prévalent d’une certaine noblesse : la passion de la vérité, de la liberté, de la justice ; ce sont les passions religieuses (la mystique, passion de Dieu) et politiques (la passion révolutionnaire, par exemple), avec cependant leurs dérives possibles vers les travers du fanatisme et de l’intolérance. Cette diversité d’objets, qui semble rendre le champ de la passion fort hétérogène, nous conduit à nous poser la question suivante : le même terme désigne-t-il toujours le même phénomène ? Y a-t-il une passion unique derrière le foisonnement des passions ? Une réponse consisterait à distinguer parmi les passions celles qui en méritent le statut : les passions les plus « médiocres » seraient assimilées à des « obsessions » (on ne dit pas d’un pervers sexuel ni même d’un alcoolique qu’il est « passionné ») ; quant aux passions dites « nobles », pures quêtes d’un absolu, elles traduiraient plutôt un processus de « sublimation » de pulsions. Mais cette restriction du champ de la passion pèche par sa partialité : ses critères de classification ne trahissent-ils pas une sérieuse part d’arbitraire ? Il est donc préférable de rassembler tous les objets susceptibles d’attachement passionnel, selon l’acception de la notion admise plus haut, et de considérer la passion comme un phénomène unique, à l’objet indéterminé, mais aux modalités multiples (de l’ambition à la colère, du fanatisme à l’amour, de la jalousie au désespoir et à la violence). La psychanalyse a d’ailleurs montré que l’objet importait peu, et que la passion était avant tout un processus en lui-même, soucieux de sa propre pérennité, quitte à changer de but. Nous verrons également que Hegel a mis en exergue ce caractère formel de la passion, dont le contenu peut considérablement varier (cf. textes 11 et 12) Causes et effets de la passion La question de l’origine des passions ne fait pas, loin s’en faut, l’unanimité. Proviennent-elles de la mécanique du corps (comme le pense Descartes : cf. texte 1), ou des mouvements internes à l’âme (selon Kant : cf. texte 4) ? Sont-elles un fruit du péché (selon la tradition chrétienne héritée de Saint-Jacques : cf. textes 19 et 21), ou de l’ennui et de l’imagination (comme le dit Alain : cf. texte 20) ? Ont- elles leur source dans l’amour-propre (ainsi le prétend La Rochefoucauld, pour qui aimer c’est d’abord s’aimer soi-même), ou mettent-elles au contraire un terme au narcissisme, en magnifiant un objet que désigne le désir (ce que soutient Freud : cf. texte 7) ? Les passions sont-elles issues d’un désir d’éternité (selon Alquié : cf. texte 23), d’une nostalgie de la fusion primitive (selon Bataille : cf. texte 24) ou tout simplement d’un refus de l’ordre du monde tel qu’il est, avec ses implacables déterminations (selon Spinoza : cf. texte 22 ; Épictète dira aussi : « Vouloir une chose qui ne peut arriver, c’est là la source des passions » 1) ? Les effets des passions ne sont pas mieux établis sur un mode consensuel. Il convient néanmoins de distinguer différents niveaux de conséquences : • les effets sociaux sont peut-être les plus immédiatement perceptibles pour autrui : la passion semble conduire à la rupture du lien social, à l’isolement et à la solitude du passionné, enfermé avec l’objet de sa passion (la solitude peut éventuellement concerner le couple d’amants, replié sur lui-même). Mais la passion peut également induire des conflits (cf. texte 18). Or, le conflit doit être entendu comme un mode de relation, sans doute tumultueuse, entre les hommes, plutôt que comme une mise à distance. La relation conflictuelle peut même conduire jusqu’à l’affrontement physique. Alain va jusqu’à discerner dans la passion un facteur de guerre (cf. texte 20). • Les effets psychologiques et cognitifs : la passion est-elle source de passivité, comme l’indiquerait l’étymologie ? Les expressions « être en proie à une passion », ou « être la proie d’une passion », le suggèrent également : être passionné, c’est être captivé, possédé, voire « ensorcelé » (cf. texte 4). Mais à l’inverse, on peut discerner dans la passion un moteur de l’action, une puissance d’énergie qui permet au sujet de réaliser ses ambitions (cf. textes 11 et 12). Les effets contrastés de la passion dans le domaine de l’activité ou de la passivité nous conduisent à poser le problème de la liberté : la passion libère-t-elle (cf. textes 8, 9, 10, 11, 12, 25), ou rend-elle esclave (cf. textes 14, 15, 16, 17, 18, 22) ? Cette question renvoie à la conception même de la liberté : absence de toute contrainte selon Calliclès, connaissance et acceptation de la nécessité pour les stoïciens et pour Spinoza, autonomie de la personne par obéissance au devoir rationnel chez Kant, etc. Enfin, l’identification des effets cognitifs de la passion varie, selon les auteurs, de l’illusion (cf. textes 5, 6, 7, 22) à la connaissance du réel (cf. textes 3, 11, 12). • Les effets politiques : interroger les effets politiques de la passion, c’est considérer l’incidence des passions dans la cité et dans l’Histoire. Ainsi, Platon soutient que l’intempérance morale conduit à la tyrannie politique ; Spinoza considère que les passions divisent les hommes, tandis que la raison les unit ; Alain voit dans la passion un facteur de guerre (cf. texte 20), tandis que Hegel en fait le moteur de l’Histoire (cf. textes 11 et 12). Les problèmes philosophiques posés par les passions Résumons à présent les différents problèmes philosophiques auxquels les auteurs dont nous allons lire les textes ont été confrontés. Dans un souci de clarification, même si, comme nous uploads/Litterature/ passions-rognon.pdf

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