1 L’analyse linguistique du texte littéraire. Une fausse évidence Marie-Anne Pa

1 L’analyse linguistique du texte littéraire. Une fausse évidence Marie-Anne Paveau Université Paris 13-Nord EA 452 Cenel Introduction L’objet de ce numéro est évident pour des enseignants et chercheurs convaincus que la littérature est faite avec de la langue comme le vin de Bourgogne est fabriqué avec du raisin et la mousse au chocolat avec des œufs et… du chocolat. Mais cette évidence est loin d’être partagée : dans de nombreux domaines des lettres et sciences humaines, il n’y a pas de langue, au sens où la prise en compte de la dimension langagière des données, archives, terrains ou corpus n’appartient pas au programme de ces disciplines. C’est le cas de la sociologie, de l’anthropologie, de la philosophie, de l’histoire : sauf exception, souvent nommée « tournant linguistique », qui fait d’ailleurs généralement polémique et signale une crise de la discipline (comme cela a pu être le cas en histoire ou en philosophie par exemple), ces disciplines travaillent des réalités qui ne passent pas par leur configuration langagière et discursive1. Même les toutes jeunes humanités numériques (digital humanities) semblent faire l’économie des formes langagières, comme le montre un récent numéro de Communications consacré à la question2. Le cas de la littérature est bien sûr particulier, et fait l’objet de cet article, mais l’on pourrait déjà ironiser : on n’a encore jamais entendu parler d’un tournant linguistique de la littérature… J’ai longtemps pensé, en linguiste sûre du bien-fondé des présupposés de sa discipline, qu’il s’agissait d’un manque et même d’un défaut ; je ne le pense plus, et, même si je reste persuadée que l’enseignement et la recherche, quand il est question de matériaux langagiers, sont plus riches et plus exacts avec la langue que sans, j’ai cessé de considérer que le regard linguistique était nécessaire et légitime. J’ai donc choisi d’interroger ici le bien-fondé des liaisons tumultueuses et sans doute impossibles entre littérature et linguistique. Le programme d’une analyse linguistique du texte littéraire Tout d’abord, poser la question en termes de rapports binaires entre littérature et linguistique est inexact, et il faut plutôt examiner un dispositif plus complexe où entre la stylistique. Si l’on voulait être parfaitement exact, il faudrait ajouter d’autres disciplines, comme la grammaire et la rhétorique. D. Maingueneau vient de rappeler les données historiques de cette relation et je n’y reviendrai pas3. Je me pencherai plutôt sur les données disponibles, c’est-à-dire les ressources tant documentaires que théoriques, épistémologiques, méthodologiques et même institutionnelles dont on dispose pour examiner cette question de l’analyse linguistique des textes littéraires, en contexte didactique4. Il me semble que nous disposons actuellement de quatre programmes qui 1 Dans le détail, c’est évidemment plus complexe : il y a par exemple des usages de la notion de « grammaire » en sociologie, l’ethnométhodologie fait une place importante à la conversation, il existe des travaux sur la narration dans de nombreuses disciplines (histoire, éthique). Mais dans tous les cas, l’approche n’est pas linguistique au sens où l’on n’analyse pas la forme langagière des énoncés, mais plutôt leur agencement et leurs contenus. 2 Casili A. 2011 (dir.). « Cultures du numérique », Communications 88. A. Casili promet une seconde livraison où les formes langagières auront leur place. 3 On peut aussi se reporter à Maingueneau 2000 pour une étude extrêmement détaillée des rapports entre stylistique et analyse du discours littéraire. 4 Traiter l’analyse linguistique du texte littéraire tout court ne soulève évidemment pas les mêmes enjeux. 2 sont diversement mis en œuvre pour l’analyse linguistique du texte littéraire en classe. Je les présente rapidement avant de revenir sur certains d’entre eux. Les programmes disponibles – Le programme de l’analyse du discours littéraire ou linguistique pour le texte littéraire représenté par D. Maingueneau. Je ne veux pas personnaliser ce programme mais de fait, D. Maingueneau est le seul auteur majeur des ouvrages et manuels parus sous cette étiquette ; il existe évidemment évidemment d’autres auteurs qui travaillent dans ce domaine, comme A. Rabatel par exemple, mais l’étiquette éditoriale et scientifique « analyse du discours littéraire », aisi que l’unification synthétique du champ est plutôt assumée en France par D. Maingueneau. – Le programme de la linguistique textuelle ou anciennement grammaire de texte, qui croise partiellement le précédent. Son représentant le plus connu est J.-M. Adam mais nombreux sont les auteurs qui ont contribué à l’étude linguistique du texte en contexte, et souvent de manière directement didactique (M. Charolles, B. Combettes, A. Petitjean, F. Revaz , etc.). – Le programme de la stylistique dite « de concours », qui intègre une bonne partie des deux précédents ; J.-M. Adam en a proposé une magistrale histoire critique dans le numéro « Styles » du Français aujourd’hui (1996), où il montre comment cette discipline a négocié une position dominante sur le « marché » des concours et donc, partiellement, de l’enseignement, à partir d’un éclectisme confinant à l’a-théorisme : Il est indéniable que, dans le mouvement post-moderniste de « retour » des disciplines auquel nous assistons depuis quelques années, la stylistique se défend par une entreprise d’intégration souvent peu théorisée (ce n’est pas le cas de G. Molinié) à des recherches qui prennent le discours littéraire pour objet. Cette démarche conjoncturelle de récupération et de fédération éclectique ne surprend que si l’on oublie à quel point la stylistique dépend des autres disciplines et de la linguistique en particulier. L’opération de modernisation de la stylistique passe, presque naturellement, par la fusion œcuménique des travaux de linguistique énonciative, pragmatique et textuelle, de sémantique, de sémiotique, de rhétorique et de poétique (Adam 1996 : 95)5. En tout cas le programme de la stylistique, justifié par les épreuves des concours de recrutement, est dominant dans leur préparation, et constitue une bonne partie de la formation « linguistique » des enseignants de français recrutés en France jusqu’à présent. – Le programme de l’argumentation, qui s’autonomise progressivement de l’analyse du discours dans lequel on l’avait peut-être un peu rapidement intégrée, et qui semble actuellement prétendre à une sorte d’indépendance disciplinaire, que l’on perçoit bien dans les programmes de lycée par exemple (j’y reviens), sans qu’aucun chercheur de ce courant, à ma connaissance, n’ait véritablement proposé de didactisation de l’argumentation (par exemple : R. Amossy, C. Plantin, E. Danblon, M. Doury). J’examine maintenant trois points qui me semblent critiques pour la définition ou constitution d’une analyse linguistique du texte littéraire : la question texte/discours, la définition de l’analyse du discours et la prise en compte du contexte ou des extérieurs du discours. Analyse du discours et/ou grammaire de texte ? 5 Certaines évolutions dans le champ de la stylistique sont allées dans le sens qu’évoque ici Adam, par exemple dans Pratiques 135-136, Questions de style, paru en 2007. 3 Il ne me semble pas que ce que l’on peut appeler le « programme » d’une analyse du texte littéraire qui mobilise la linguistique relève véritablement de l’analyse du discours, si l’on entend par discours un ensemble de productions verbales dont l’élaboration est inséparable de leurs conditions de production, le lien entre la matérialité des énoncés et les environnements sociaux, culturels, politiques, cognitifs, etc. étant constitutif6. Dans leur « Contribution pour une histoire récente de l’analyse du discours » (1999), M. Charolles et B. Combettes considèrent que la grammaire de texte est une « forme d’analyse du discours » et que c’est la première qui a été rapidement appliquée au champ didactique à partir des années 1970. L’étiquette analyse du discours chez M. Charolles et B. Combettes n’est pas tout à fait la même que chez D. Maingueneau, correspondant davantage à la discourse analysis américaine chez Z.S. Harris, M.A.K. Halliday, R. Hasan, etc. alors que les inspirations de D. Maingueneau sont du côté de l’analyse du discours dite « française » dans ses différents courants (J. Dubois, M. Foucault, M. Pêcheux, J.-J. Courtine, etc.). Mais la distinction est intéressante et souligne bien que la grammaire de texte est, à l’époque, en didactique, complémentaire, ou opposée, selon les points de vue, à la grammaire de phrase, ce que n’a pas voulu être l’analyse du discours. Il faut cependant noter que J.-M. Adam, dans les années 1990, a proposé un programme d’analyse linguistique du texte littéraire à partir de la linguistique textuelle, et ce sous la notion de style, programme exposé entre autres dans son ouvrage Le style dans la langue (1997). Il a été le seul dans cette tradition, mais, pour des raisons sans doute à la fois éditoriales et scientifiques, ce n’est pas ce programme qui a été didactisé et, en ce qui concerne la formation des enseignants de français en France en tout cas, il reste en grande partie ignoré. L’analyse du discours littéraire Le programme d’analyse du discours littéraire que constituent les manuels de D. Maingueneau (essentiellement Éléments de linguistique pour le texte littéraire réédité sous Linguistique pour le texte littéraire, et Pragmatique pour le discours littéraire), jusqu’à la synthèse récente de 2010, Manuel de linguistique pour le texte littéraire, relève donc selon moi d’une grammaire de texte retravaillée et qui a bien sûr évolué dans les uploads/Litterature/ paveau 1 .pdf

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